La chute des graves (3)

anaxagor

Hélène est descendue à la salle de restaurant de l'hôtel afin d'y prendre son petit déjeuner. Elle ne fait plus l'indifférente ce matin. Elle s'est trouvé tout un tas de bonnes résolutions à tenir, la première étant d'être aimable et de se forcer à avaler quelque chose.
    Il y a peu de monde dans la pièce où la plupart des tables restent inoccupées. Quelques V.R.P. en vadrouille, un couple de retraités tirés à quatre épingles ainsi qu'un ouvrier en bleu de travail qui prend son café au comptoir. Le patron ne bronche pas, il lit France soir une main posée sur la pompe à bière. Ambiance très feutrée. Calme post-réveil. Ronronnement du percolateur et quelques bruits de vaisselles en cuisine. Seul le souffle asthmatique de la résistance à chauffer le lait trouble la quiétude de ce morne moment.
    Un jeune homme pourvu de nombreuses boucles noirs qui lui masquent le regard vient prendre la commande de Hélène. Il lui sourit avant de s'engouffrer par la porte à battant de la cuisine. Elle ne le reverra pas aujourd'hui. C'est le patron qui lui apporte son petit-déjeuner. Il s'agit d'un mec plutôt bourru, rabelais, habillé comme la veille, qui a beaucoup de poils sur lui, le nez truffé de comédons et surtout qui pue de dessous les bras. Il dépose sa pitance devant Hélène sans un mot et retourne lire France-soir tout en soupirant sur les atrocités du jour.
    Hélène considère avec satisfaction le bol de chocolat chaud qui fume et qui dégage une forte et à la fois douce odeur de cacao. A côté, de belles tranches de pain frais, du beurre et des petites portions de confitures à la fraise, myrtille ou framboise. Autrement dit : un miracle.
    Hélène se régale alors qu'elle n'a jamais faim, alors qu'elle est si peu gourmande. Elle se demande ce qu'elle peut bien avoir aujourd'hui pour prendre les choses d'un si bon côté. Le monde doit être à l'envers, c'est sûrement ça. Elle s'en réjouie, au fond, et savoure le bon chocolat, dosé et sucré à point comme elle l'aime. Délectation gustative presque totale. Ses lèvres restent amoureusement accrochées aux rebords du bol.
    C'est vrai, elle est de bonne humeur ce matin. Tout la ravie. Elle ne sait pas bien pourquoi et n'essaye d'ailleurs pas de trop se poser de questions inutiles, pour une fois. La noirceur de la nuit précédente s'atténue dans les relents insomniaques qui hantent son esprit au réveil. Mais elle ne sait pas si elle va réussir à dormir ce soir. Elle se dit qu'il ne faut pas penser à ce soir. Cette matinée s'annonce délicieuse, il faut profiter de ce genre d'improbables trèves.
    Un rayon de lumière pur et clair baigne la salle et cela fait de jolis reflets sur le crépis jaune paille. Hélène regrette que les murs de sa chambre soit d'un bleu ciel qui aura viré au gris. C'est si beau la lumière.
    Tartines après tartines, toutes plus luisantes les unes que les autres, la jeune femme achève son petit-déjeuner. Elle jette un coup d'œil circulaire autour d'elle afin d'examiner la situation. Les V.R.P. sont déjà repartis vendre des choses à des gens qui n'avaient au départ pas l'intention d'en acheter. Le semi-remorque du routier fait ronfler son Diesel sur le parking et les deux petits vieux avec leur bien être affiché règlent leur note à la réception, valises et sacs soigneusement bouclés à leurs pieds. En passant devant Hélène, la femme laisse traîner une longue effluve d'eau de toilette qui s'apparente à du Chanel bon marché qui picote un petit trop les narines.
    Puis tout d'un coup, on entend le gros patron gueuler sur son garçon d'étage. Il le traite de branleur et de fumiste parce qu'il a du mal a descendre par l'escalier quelque chose de visiblement trop lourd pour lui. L'autre se rebelle en avançant qu'il est garçon d'étage et non déménageur ce qui lui vaut une autre engueulade. Ensuite, silence. Le jeune homme a du se résigner et Hélène l'entend pousser un gros carton, marche par marche. Le patron entre en trombe dans la salle, l'air furieux et les naseaux dilatés. Le jeune homme aux boucles brunes râle et souffle dans l'escalier, le gros paquet semble récalcitrant à ses efforts. Alors le garçon d'hôtel élève la voix dans l'espoir de susciter la compassion du patron qui s'en fout.
-    Ce foutu machin reste coincé dans le virage de l'escalier ! Je peux pas le porter tout seul ! Ce putain de carton fait bien deux fois et demi mon poids et moi c'est Simon, pas Hulk !
Pas de réponse du côté du patronat. Puis soudain, c'est la chute. Un « merde » gigantesque retentit de la cage d'escalier jusqu'à la salle de repas et c'est tout qui dégringole dans un ramdam épouvantable. C'est d'abord le carton que l'on entend dévaler l'escalier en heurtant chaque marche et les barreaux de la rambarde mais l'on perçoit aussi très nettement les onomatopées douloureuses de l'employé  qui a du rater une marche. Enfin, le carton arrive projeté dans son élan sur le carrelage du hall suivi de près par le dénommé Simon qui s'effondre violemment dessus dans un choc sonore. Bruit de cassure en provenance du carton.
Tétanisée d'effroi, Hélène étouffe un cri.  Elle reste figée devant son bol vide. Ses membres se raidissent et elle tremble, les yeux grands ouverts sur une fissure du formica. Elle casse un verre d'un geste brusque et incontrôlé. Elle blêmit et se mord le pouce gauche.
-    Oh, le con ! Oh, le con ! Le triple con ! Non mais, c'est pas possible d'être aussi mauvais à tout ! T'as vingt pour cent de cerveau sur quatre-vingts ou quoi ?!
C'est le patron qui hurle. Simon quant à lui, vocifère en se tenant les reins et achève sa besogne en administrant un violent coup de pied au carton. Il laisse l'autre gueuler dans son dos et regagne contrit la salle ou se trouve Hélène.
Tout de suite le jeune homme s'aperçoit du malaise de la jeune femme et des morceaux de verre cassé qui jonchent le carrelage tout autour de la table. Surpris, il la considère un instant, elle et son pouce gauche qu'elle mord ainsi que le rideau noir de ses cheveux qui enserre son visage blanc.
-    Mademoiselle, ça va ? demande-t-il avec douceur, oubliant tout à fait la douleur de sa chute.
La jeune femme renifle pour toute réponse.
-    C'est à cause de moi ? J'ai été très maladroit avec ce carton, je ne voulais pas vous effrayer…
-    Je sais.
-    Calmez-vous, tenez.
Il lui donne une serviette de table en papier en guise de mouchoir.
Hélène ajoute d'une voix enrouée :
-    Faites attention dans les escaliers, vous auriez pu vous rompre les os… Je vous ai entendu tomber et je… Je n'aime pas ce bruit, je… Je ne veux pas l'entendre.
-    Pourquoi ?
-    Parce que… Je ne sais pas… Le principal est que vous ne soyez pas blessé alors laissez moi maintenant, je suis fatiguée.
Elle détourne son regard du jeune homme vers la lumière magnifique qui fait fondre le givre sur les fenêtres. L'autre s'en va. Hélène se tient la tête dans les mains les coudes plantés sur la table, puis elle monte à sa chambre.

                                                       ***

    Essoufflée par six étages sans ascenseur, Hélène pénètre dans sa chambre. Une petite plaque en émail fendue sur la porte lui indique le numéro 25.
    A l'intérieur, Hélène jette sur le lit les frusques déformées qu'elle avait enfilées le temps de prendre son petit-déjeuner en bas. Un grand pull ample usé et un vieux Levi's noir qui vire au gris se retrouvent en boule froissée dans un coin du lit.
    Par la force des choses, Hélène se retrouve en sous-vêtements. Du satin, encore. Elle déambule dans la chambre, en petite culotte et soutien gorge et jette des regards de mépris sur les manches élimées et flasques de son  pull-over. Elle s'allume une cigarette et s'amuse avec les volutes bleutées qui sortent de  sa bouche.
    En passant devant la glace de la penderie, elle croise son reflet. C'est celui d'une femme à la peau blanche en sous-vêtements de satin rouge. La silhouette est féminine, élancée et le galbe généreux. Mais le tout est plutôt trop maigre, les omoplates trop saillants sur l'arrête de ses épaules et les côtes un petit peu trop visibles sur son torse. Pourtant elle est belle, séduisante à sa façon. Elle a eu ses heures de gloires, elle-aussi.
    Hélène se dévisage dans le miroir. Son visage est encore assez jeune, elle a du charme. Elle arrange ses cheveux pour se donner un air plus convenable et , heureuse de ne pas se trouver trop laide, elle virevolte avec son reflet, imprimant dans ses mouvements la grâce de son corps suave et blanc. Tout n'est pas perdu, son visage est beau, ses seins de proportions tout à fait satisfaisantes, fermes, no trop gros, ni trop petit, juste ce qu'il faut où il faut. Elle retire sa pince à cheveux et un flot magnifique de cheveux d'ébènes ondule jusqu'à ses épaules découvertes. Elle n'est pas mal du tout en fait, elle s'en était presque plus souvenu.
    Hélène regarde son double, le toise, l'examine, une main posée sur la hanche, un pas arrière pour avoir plus de recul. Ce matin, Hélène se trouve belle. Mais ce n'est plus la même beauté qu'autrefois. Maintenant, c'est une beauté décadente, sans subterfuge. La beauté que peuvent avoir les âmes vagabondes et sans refuge. La beauté qui marque parfois les femmes abîmées et qui les rend plus que jamais femme à la fois. Telle est Hélène, perdue dans une mer trop forte et sans balise mais croyant encore en sa force de nager jusqu'à une improbable bouée.


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