La chute des graves (4)
anaxagor
Chapitre 2.
- Je veux la voir, dit-elle au petit homme rond et sévère de l'entrée.
- Je vous ai déjà dit que c'était impossible, mademoiselle. Partez, n'attendez pas, ça ne sert à rien de rester là.
Le petit bouledogue renfrogné fronce ses sourcils épilés derrières ses petites lunettes cerclées. Il la toise, hautain et méfiant mais en même temps troublé par cette femme. Il trouve qu'elle possède un bien étrange beauté. Elle a l'air aussi paumée que les autres et pourtant elle n'est pas du tout comme les autres et cela est plus qu'évident. Mais la consigne est la consigne : ne faire entrer personne pendant les répétitions.
Hélène insiste :
- Je sais qu'elle est là. J'attendrai autant qu'il me le plaira mais je ne partirai pas avant de l'avoir vue.
Elle ajoute d'une petite voix qui trahie sa déception :
- Je suis venue de loin, vous savez.
Elle tente de signifier à ce petit concierge qu'elle n'a pas fait tout ce chemin pour rien et qu'elle n'a pas l'intention de se laisser faire.
- Ecoutez mademoiselle, je suis sincèrement désolé mais il y a un règlement. J'y suis tenu, vous comprenez ? Judith Brandt serait très fâchée et me ferait un reproche si jamais…
- Ah ! Je vois ! rétorque Hélène acerbe, vous la craignez, c'est ça ? Merde quoi ! Je ne viens pas faire sauter une bombe !
Le bouledogue raffiné s'énerve tout d'un coup :
- Je fais mon boulot et elle ne veut pas qu'on la dérange en pleine répétition, un point c'est tout ! Mais si telle est votre intention, partez, je ne vous retiens pas !
Hélène maugrée dans son discours intérieur un « si tu savais qui je suis, connard » mais elle la ferme.
Visiblement piqué, le concierge arbore sa mine la plus autoritaire (c'est a dire celle qui lui va le plus mal) de bon chien de garde prêt à mordre. Pourtant au fond de lui-même, il ne souhaite pas que la mystérieuse inconnue s'en aille tout de suite. Elle possède quelque chose de magnétique qui agit sur lui sans qu'il en ai vraiment conscience. Quelque peu troublé, dérangé dans ses manières et ses habitudes, considérant le grand regard gris et suppliant de l'intruse, il finit par capituler. Il baisse la tête, les joues cramoisies, et autorise Hélène à attendre dans le hall de réception que la répétition se termine. Elle pourra alors rencontrer Judith Brandt.
Hélène s'assied sur une banquette de velours pourpre qui conserve cette indescriptible odeur de décennies de poussières accumulées dans la toile. Une grosse pancarte barre le passage à la salle du théâtre : « Répétition. Accès au théâtre interdit au public ».
Hélène est un petit peu vexée du manque de confiance et de respect qu'on semble lui témoigner. Mais elle ne dit rien. Elle reste silencieuse et sage comme une enfant qu'on aurait trop réprimandée et qui voudrait se racheter. « De toute façon, pense-t-elle, j'ai décidé d'être heureuse et aimable aujourd'hui. » Et, allumant l'une des dernières cigarettes de son paquet, elle ajoute à mi-voix :
- Enfin, j'essaye.
Hélène attend seule dans le hall désert. Des bruits étouffés et des éclats de voix lui parviennent de la scène inaccessible. On y répète Anitgone d'Anouilh. Elle ferme les yeux très fort et se concentre pour parvenir à franchir mentalement l'épais mur et la porte à battants capitonnée qui la sépare de son unique bonheur. Où en sont les comédiens ? Quel acte ? Quel scène ? Est-ce cette voix bien de trop haut perchée qui interprète Antigone ? Impossible à dire, tous les sons parviennent décousus et confus aux oreilles de Hélène.
Elle est anxieuse. Elle triture nerveusement de ses maigres doigts fébriles les bouts déformés de ses manches. Elle tire compulsivement sur sa cigarette. Attendre, toujours attendre… Attendre la fin de cette répétition qui dure et qui dure.
- Je déteste attendre, se dit Hélène.
Elle essaye de ne penser à rien mais cela est trop dur, surtout ici, dans le hall de ce théâtre. Peu importe où est-ce qu'elle pose son regard, la moindre chose lui rappelle un morceau de passé, une vielle image de sa bobine. Ici, trop de souvenirs qui reviennent sans prévenir, trop d'amertume qui lui fait mal, trop de vie laisser dans ces murs pour ne penser à rien.
Alors Hélène regarde autour ce décor qu'elle a déjà vu mille fois au moins. Elle reconnaît l'odeur vieillotte des vieux tapis et des boiseries. Elle reconnaît les bruits : ceux de la rue, filtrés par les larges portes vitrées, ceux du parquet qui grince toujours un peu et l'acoustique sonore de la grande salle de réception où il fait toujours un petit peu trop frais.
Pour l'instant il est trop tôt. Le théâtre dort encore. Mais ce soir : lever de rideau devant une salle pleine à craquée, plongée dans le silence magnifique du spectacle qui va commencer… Cependant qu'elle rêvasse, il n'y a personne, sauf elle, enfoncée dans le velours moelleux de la banquette.
Le théâtre : son rêve, son amour, sa raison de vivre autrefois. Le théâtre : sa crainte, ses démons, la cause de ses spasmes intestinaux aujourd'hui. Trop de choses se seront passées entre temps. Elle n'est jamais remontée sur scène. Néanmoins, elle se souvient de tout. Comme si c'était hier, comme si ça allait être ce soir, de nouveau, pour elle. Elle entend le silence recueilli du public lorsque soudain le théâtre est plongé dans le noir et que la tringle se met en branle dans les gémissements poussifs des ficelles et du velours. « Les plus beaux silences sont ceux que l'on entend » lui avait un jour dit Mathieu Larmousin deux secondes après les trois coups. Et derrière le grand rideau sombre, le miracle, la scène. Vaste et sombre d'abord, puis les projecteurs s'allument et ce qui est magique, c'est qu'il va se passer quelque chose. Un comédien fait son entrée, il illumine la scène de sa présence et de son aura extraordinaire. Pied publique, pointe publique, voix ventrale, entrée à cour, sortie à jardin, remontée au lointain, avant scène centre, le publique à ses pieds. La transfiguration du comédien opère…
Hélène a laissé se consumer sa dernière cigarette au bout de ses doigts, toute entière portée par ses divagations.
Soudain, le petit homme de tout à l'heure réapparaît, le nez en l'air, le regard perçant et le sourcil arqué derrière les affreuses lunettes d'écaille. Il traverse la pièce d'une démarche très étudiée qui se veut impériale, importante et altière mais qui relève plutôt du loufoque et du grotesque. Sourire hypocrite, babines retroussées sur deux adorables osselets décapés à l'Email Diamant pour la magie du blanc et regard condescendant.
- La répétition est terminée, articule-t-il comme s'il s'agissait d'un exercice de diction. J'ai prévenue Judith Brandt qu'une personne désirait la voir. Elle va bientôt arriver. Je vous laisse patienter un instant, si vous le permettez.
- C'est ça.
Sa voix chantante et fleurie de mille pâquerettes agasse profondément Hélène. Sur ce, voilà le gentleman s'envoler crânement à grandes enjambées aériennes vers son téléphone pour passer un appel des plus urgent, probablement.
- Tapette, constate Hélène en silence et pour elle-même.
Elle examine du coin de l'œil le bouledogue maniéré comme un caniche de concours. Il se dandine au combiné. Il n'est pas l'homosexuel classique, il est le cliché, la caricature de l'homosexuel, un produit de l'imagerie populaire. Il pourrait jouer dans La cage aux folles sans avoir besoin de grossir le trait.
- Excusez-moi, vous n'auriez pas une cigarette, demande Hélène qui se sent l'irrépressible besoin de meubler l'attente.
- Tenez, en voilà une. Désolée mais je n'ai que des extra-light.
- Pas grave. Merci, c'est gentil.
Il lui allume sa cigarette par courtoisie. Il brûle d'envie de lui poser une question qu'il n'osera pas lui poser. Il lui sourit. Un peu crispée, elle lui rend son sourire.
Hélène est anxieuse. Son cœur s'emballe et cogne fort dans sa poitrine. Battements nerveux de la paupière gauche et crispation de son estomac qui se noue. Elle appréhende. Elle est prise de furtifs tremblements. L'anxiété la fait s'agiter et elle songe un moment à partir. La fuite est toujours une chose facile. Mais non, elle reste. Elle a froid en même temps qu'elle transpire.
Ne tenant plus assise, elle se lève et déambule fiévreusement. Elle parcourt de rapides allée-retours d'une extrémité du grand hall à l'autre. Accablées de trac, ses jambes chancellent et Hélène doit faire un effort pour se maintenir sur ses talons qui martèlent le parquet d'un rythme déstructuré. Elle avance, recule, revient sur ses pas, tourne en rond, en ellipses, en losanges, en carré, prête faussement attention à quelques affiches épinglées au mur, va jusqu'au guichet, examine un programme dont elle n'a que faire, tire sur l'extra-light, fait tomber son sac de son épaule, le ramasse, le refait tomber à nouveau, se rapproche des portes vitrées, jette un coup d'œil détaché au boulevard qui n'offre aucun divertissement, tire sur les pans de sa veste pour l'ajuster par petits coups secs, vérifie le bon état de ses collants hors de prix au cas où ceux-ci auraient eu la très mauvaise idée de se filer, entreprend des exercices de respiration, se sent mal, expire, inspire, ne sait plus quoi faire, retourne voir les affiches et le programme de cet hiver, joue avec le clapet du briquet qu'elle triture au fond de sa poche, entame un énième tour circulaire du lieu, s'impatiente, se fatigue, s'épuise psychologiquement et nerveusement. Stress électrisant, excitation douloureuse de l'instant.
On entend que le pchit du présumé concierge qui nettoie la vitrine du guichet et se défoule sur le pistolet de l'Ajax avec une violence que l'on aurait pas supposée chez lui.
Alors qu'elle est au bord de la défaillance nerveuse, Hélène distingue le bruit de la grosse porte à battant qui s'ouvre et se referme dans son dos. Quelqu'un vient d'entrer et Hélène reconnaît immédiatement les pas. Le choc est violent dans sa tête, elle ne se retourne pas d'abord, son regard se vide et reste accrochée à la rue. A ce moment précis, elle croit qu'elle va s'évanouir, son cœur bat trop vite. Elle reste figée, paralysée par celle qu'elle n'ose pas encore voir. Et pourtant, il faut se retourner, oser regarder derrière soi. Allez, juste un petit effort.
Quelques secondes d'un silence bien hermétique dans le hall du théâtre. Hélène sent cette grosse boule dans sa gorge, elle la sent vibrer, enfler et peser. L'homme aux lunettes d'écailles prend congé d'une voix de contre ténor et disparaît quelque part. Hélène se mord les lèvres et ses ongles s'enfoncent dans la chair de ses paumes.
Hélène s'apprête à se retourner face à celle qui, d'une voix qui s'en veut d'être trop douce et qui cherche un peu plus de froideur dans son timbre, l'interpelle :
- Hélène ? Hélène, c'est toi ?… Tu es revenue…
- Où aurais-je pu partir… La fuite semblait facile mais elle n'existait pas, dit-elle dans un murmure voilée, les mains agrippées au fer forgé des portes vitrées.
Elle se retourne enfin.
***
Ainsi, elles se sont retrouvées. Judith et elle, Hélène. Face à face, si proches et si lointaines à la fois. Hélène fait un pas vers Judith. Elle est ébranlée, émue, submergée et craintive de l'infini bonheur de la voir, de sentir sa présence.
La vision de cet être chéri qui resurgit dans sa vie comme les braises d'un feu mal éteint produit une décharge d'adrénaline qu'elle ressent jusqu'au plus profond d'elle-même, dans tout son corps.
Judith. Judith…Rassurée, éblouie par cette apparition extraordinaire, Hélène aimerait la prendre dans ses bras, lui dire à quel point cela lui fait plaisir, tout lui raconter, lui expliquer, lui parler, rire ensemble et pourquoi pas, tout revivre. Mais Judith est distante, froide et hésitante. Hélène ne sait pas quoi penser de ce silence et de cette immobilisme qui la rendent mal à l'aise. Elle se rapproche cependant de Judith qui se cache dans un rideau d'ombre au fond du hall.
Hélène fait une tentative :
- Pardonne-moi si jamais je te dérange dans ton travail. Je suis désolée…
Silence. L'écho ne vient pas. Sa voix résonne sans retour dans le grand hall désert.
Elle insiste :
- Judith, qu'est-ce qu'il y a ? C'est si terrible que ça de me revoir ? Allons, merde quoi, s'il te plaît, dis-moi quelque chose… Judith, enfin ! C'est moi, Hélène !
Hélène se sent fondre. Ses yeux deviennent humides et elle ne réprimer le rictus d'amertume qui contorsionne les beaux traits de son beau visage désemparé et qui la plupart du temps annonce les larmes. Judith s'en aperçoit probablement et doit s'en vouloir de lui avoir créé du chagrin, mais elle a sa fierté, son orgueil, sa froideur naturelle et bien qu'elle ait de la compassion pour Hélène, elle n'a pas trop de mal à retenir ses larmes.
Néamoins, Judith cède :
- Approche, dit-elle et se faisant, elle aussi avance d'un pas.
Un temps. Hélène s'approche, rejointe dans sa course par l'autre femme.
Judith considère le visage de la jeune première prometteuse qu'elle a connue sept ans auparavant. Elle est frappée par le changement et se demande avec effroi pourquoi et comment sept années qu'elle n'a pas vu passées ont pu à ce point la jolie jeune femme rayonnante en une femme assombrie de souffrance qui a des cernes et des joues creuses. Elle est surprise aussi de découvrir que ses yeux sont si gris alors qu'elle les avait toujours crus bleus. Et curieusement aussi, elle ne se souvenait pas que Hélène avait un charme aussi tapageur et une beauté aussi envoûtante et trouble.
Judith pense que la vie l'aura changée.
- Suis-moi, Hélène. Viens…
- Où est-ce que tu m'emmènes ?
- Prendre un bon café. Je crois que nous avons des choses à nous dire toutes les deux, non ?
- Plus que tu ne crois peut-être.
- Alors oublie le café, je t'emmène au restaurant.
- Seules ?
- Seules.
Judith va dire un mot rapide au roquet de la réception qui change des ampoules grillées dans une pièce attenante. Elle enfile un grand manteau et passe un bras autour des épaules de Hélène. Elles marchent jusqu'à la voiture de Judith, une Alpha 147 grise anthracite, garée au milieu du trottoir avec deux contraventions coincées sous l'essuie-glace.
A l'intérieure de la voiture, Hélène remarque tout de suite la sellerie en cuir en rouge vif avant d'y prendre place.
L'autoradio fonctionne. C'est l'heure des infos sur France Inter et le journaliste revient sur « cette exceptionnelle baisse des températures qui a déjà fait deux morts en France ». Un clochard et un homme de quarante-six ans qui a fait une hypothermie après avoir passée une nuit dans sa voiture. « On a battu un record de froid pour un 25 novembre, du jamais vu depuis 1954. »
En sortant de la voiture, Judith scrute le ciel blanc et remarque :
- Tiens, on dirait qu'il va neiger…
En effet, quelques flocons légers et cotonneux descendent calmement du ciel chargé et l'un d'eux, au hasard de sa chute lente et molle, s'accroche sur les cheveux de Hélène et fond doucement contre sa joue, déposant sur sa peau un délicat baiser de glace.