LA CLÉ DE MA VOÛTE

Isabelle Revenu


La vie a de ces errances tout de même ... On croit avoir purgé sa peine, expurgé ses douleurs au prix fort et voilà que ce n'est pas assez. Un truc que vous ne croyez pas, auquel vous ne pouvez pas croire parce que vous n'avez pas l'esprit encore tout à fait distordu ou que la nécessité d'un tel mépris vous échappe, vous ne pouvez pas croire que ce truc-là puisse être. 

La vie n'est pas un almanach Vermot avec une chouette étiquette alambiquée façon pot de confiture pour chaque jour qui point. Et ici, au couvent, y a même pas de confiture ni douceur ni chaleur.

La cantine est tout ce qui peut se faire de plus sobre, de plus basique.  

Je sors de la douche commune, je ne reconnais pas ma silhouette dans le miroir fatigué. Je me suis frottée entièrement au gant de crin, celui que nous achète la Julienne l'intendante, mais je me sens toujours sale. J'en suis ressortie rouge grenat des pieds à la tête. Les autres sont déjà présentes dans la grande salle aux voûtes poussiéreuses, côte-à-côte comme des brochettes de voeux pieux.


Mesdemoiselles et futures soeurs, une fois vos voeux prononcés, vous n'aurez droit à la parole (une seule phrase) qu'une seule fois par an. C'est la règle première de notre communauté, le silence absolu. Votre regard, vos pensées intérieures, votre chemin ne devra désormais n'être régi et ne tendre que vers un seul objectif : votre soumission à notre Seigneur, Rassembleur des brebis égarées, Juge Suprême du coeur des hommes comme des femmes. Surtout des femmes. Vous avez consenti à respecter cette règle, je vous la rappelle ce matin, il n'y aura pas d'autre avertissement. Le moindre manquement et vous irez brûler dans les flammes de l'Enfer Eternel. 


J'ai prononcé mes voeux depuis plus d'un an maintenant, par désespoir ou par mauvaise intuition. Le discours de bienvenue au sein de notre belle famille terminé,  je me le tiens pour dit et j'engonce au fond de moi la moindre de mes pensées coupables, la moindre divergence qui m'enverrait rôtir comme une truie à la cheminée.


La Mère Supérieure pianote le dessus du lutrin, celui des messes innombrables qui stancent désormais nos vies d'invisibles coupables. Elle attend l'assentiment général, une sorte de : Oui ma Mère, feutré et respectueux. Craintif aussi.

L'Archange Gabriel et sa tunique de pureté séculaire toute fripée semble se moquer ouvertement de nos dos ronds, de nos lèvres absentes, de nos yeux clos sur ce qui fut l'Avant. 

L'étiquette, les convenances, au sein de la Maison sont rigides comme le plâtre dont elle est issue. Opaques au monde de dehors mais strictes pour les novices et les futures enfermées. On ne plaisante pas avec ces choses-là, on ne se révolte pas, on suit le mouvement sans se poser de questions, l'Enfer est autour de nous. Un faux pas et la punition divine tombe. Le Seigneur est-il donc si peu charitable, si peu amène ? 

Mais je divague n'est-ce pas ? Il y a la fameuse Rédemption, le rachat de nos fautes par la douleur de l'expiation. 

Souffrir pour être belle, sois belle et tais-toi, enfanter dans la douleur, gagner son pain à la sueur de son front et finir comme un morceau de charbon toujours rougeoyant dans le Feu de la Colère d'En-Haut. Et Satan n'est pas taillé comme un nabot, loin s'en faut.

Le Seigneur est brute épaisse, il tient d'une main de fer nos existences dans son grand livre de comptes. A chacun sa page, exactement comme les paysans pour l'almanach Vermot. Au jour le jour. En cornant le coin droit des heures terminées à tout jamais et la satisfaction d'une journée difficile mais bien remplie.


Chuutt maintenant, c'est  le moment du Benedicite. Nous remercions de ce que le Créateur a l'extrême gentillesse de nous octroyer de sa main gauche, tandis que de sa main droite il nous retire toute envie de rébellion.

La  Mère Supérieure entame sa litanie d'une voix haut perchée et sévère :


- Seigneur nous te louons, toi qui conduis tes brebis vers les vertes et vastes plaines de ton Royaume Eternel. Toi qui veilles paternellement sur nos âmes aveuglées par la jalousie, l'envie et les pavés de l'Enfer sont notre salut, le rachat de nos fautes pour les siècles des Siècles ... En choeur Mesdemoiselles ...

 

Voilà un vrai dithyrambe, la domination sans partage, la main sur le berceau du monde. Sur chaque innocent qui vient à naître. 


Mardi, jour béni d'entre les jours pour moi. C'est celui où la Mère Supérieure reçoit ma phrase-permission. Pas en public non, ça pourrait donner des ailes aux autres de mes consoeurs, leur mettre un germe satanique dans ce qui leur reste de matière grise. Je m'agenouille donc dans ce qui sert de confessionnal, à une maille de grillage des yeux froids de celle qui va m'écouter.

Je me racle la gorge, j'hésite et je me lance :


- Ma mère, je vous demande de pardonner d'avance l'audace de mes mots ... Voilà, je voudrais heu ... je voudrais un baiser sur ma joue. Une goutte de ce fabuleux élixir miraculeux qui redonne l'audace et l'envie de conquête, qui me remettrait en selle aussi.


Celle qui m'entend devient bout de bois, pierre, granit. Elle sait, elle a bien compris. Mais ne m'embrasse pas. C'est péché. Il nous faut rester maître de nos émotions. Je dois garder par devers moi ce que je voudrais hurler dans cet espace minuscule, au beau milieu de ce désert sec de tendresse.

Je quitte le confessionnal, la culpabilité assise au bord de mon coeur noyé comme la maladie après les poules.


Pauvre inconsciente que je suis, j'ai dû mécontenter le Berger Céleste, oui, j'ai dû le mécontenter.

L'année prochaine, je demanderai à la Mère Supérieure si on peut changer les petits pois-carottes du mercredi soir contre une portion de moussaka. 


Je n'ai même pas la reconnaissance du ventre ...


Agnus Dei, qui tollis peccáta mundi, miserere nobis

Agnus Dei, qui tollis peccáta mundi, miserere nobis

Agnus Dei, qui tollis peccáta mundi, dona nobis pacem. 


Agnus Dei ... Moussaka à l'Agnus Dei, donne-moi la Paix.

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