La complainte d'Irwam - extrait chapitre 3

Anna Combelles

[…]

Tout bascula rapidement, le temps se suspendit… et dans cette fenêtre temporelle, elle attira l’énergumène suspecté, en plaquant ses mains de part et d’autre de son crâne et en plongeant dans ses pupilles dilatées par le contact vif et un peu brutal. Réagissant immédiatement, il brandit un poing serré aussi vivement qu’un éclair. Elle se campa sur ses deux jambes et repoussa cette attaque en écartant vivement les mains, provoquant un champ de force autour d’elle qui fit vibrer l’air dans un gong sonore. Le combattant croisa ses bras et monta ses poings jusqu’à son front puis, doucement posa ses poings toujours croisés sur ses propres épaules. Il rendait les armes.

- Comment t’appelles-tu ? formula-t-elle simplement.

- Amaury ! capitula-t-il.

- Hé bien Amaury, que fais-tu de ce côté du Voile ?

- Je suis en mission, tenta l’homme bravement.

- Une mission, voyez-vous ça, se moqua-t-elle, laquelle ?

- Je suis un Trouble-fête, soupira-t-il.

Elle hocha la tête. Il y avait fort longtemps qu’elle n’avait pas croisé cette race abreuvée par les sentiments des hommes. Chaque émotion émise en la présence d’un Trouble-fête était absorbée par ce dernier. Complètement. Le seul souci était que ces monstres ne savaient pas s’arrêter et prenaient toutes les formes d’émotions des individus ne laissant qu’une coquille vide.

Elle toisa l'homme prostré devant elle. Il semblait si anodin !

- Et tu voulais lui prendre quoi ?

- Ce type est en état de dépression avancée mais plusieurs personnes dépendent de lui, je suis là pour empêcher qu’il ne s’ôte la vie.

Elle tourna ses yeux vers les deux autres sportifs. Ils ne s’étaient pas arrêtés, mais surtout riaient de bon cœur. Elle avait du temps.

Ils avaient parcouru environ un mètre, soit moins d’une minute de faille. Il leur restait encore suffisamment de temps avant de devoir reprendre le fil normal. Les distorsions supérieures à cinq minutes pouvaient engendrer des changements radicaux assez notoires et souvent néfastes. Elle sonda alors l’âme du type dont Amaury semblait décidé de s’occuper et constata qu’il n’était pas plus déprimé qu’elle. Voire même moins. Elle soupira. Pourquoi essayait-elle encore de croire en la parole des Trouble-fêtes ?

- Je crois qu’il est temps de regagner l’autre côté, annonça-t-elle.

[…]

Elle passa sa main dans ses cheveux et enroula une mèche autour de son index. Elle sifflota et la mèche poussa le long de son doigt pour atteindre une belle longueur. Elle s’amusa à la tresser entre ses doigts fins tout en observant les bonhommes qui disparaissaient au loin.

Elle focalisa ses pensées sur le Trouble-fête et une sorte d’hameçon invisible le lia à son esprit. Où qu’il aille et tant qu’il resterait du côté magique du Voile, elle pourrait le trouver ! Elle sentit en lui des idées noires qui lui arrachèrent une grimace. Ces êtres étaient vraiment impressionnants, jouant des sentiments des hommes, leur volant leurs sombres pensées pour les enfouir au plus profond de leurs organismes. Ils s’en nourrissaient. S’en abreuvaient… laissant seulement des coques inoccupées, épurées de leurs âmes, de leurs émotions. Et dire que les hommes faisaient appel à eux ! Par des rituels encore pratiqués dans les régions protégées des sciences informatiques, les chamanes, capables d’ouvrir le Voile dans leurs transes, permettaient aux Trouble-fêtes de passer et d’entrer dans les corps malades de leurs congénères. Cette pratique ancestrale n’avait pu être déjouée. Et tant que sur terre un seul humain croirait en cette magie, tant qu’un seul Sorcier ou apprenti tenterait de la réaliser en psalmodiant des incantations, les Trouble-fêtes reviendraient.

[…]

Une odeur âcre vint chatouiller ses narines expertes. Un feu.

Elle scruta son environnement. Elle n’était pas Àlwr Timber, n’ayant reçu qu’une part infime des dons originaux de sa mère, et ne pouvait pas maîtriser les éléments, surtout pas le feu. Mais elle pourrait sûrement apporter sa contribution à la sauvegarde de quelques arbres… Prenant donc la direction que son odorat lui avait indiquée, elle se mit à courir.

Quelques enjambées plus tard, elle parvint à l’orée d’un bosquet. Là, un feu mourait, laissé à l’abandon. Près d’un des arbres, adossé à un tronc déjà trépassé, une personne lisait, éclairée seulement par une petite lampe frontale. Elle se pinça les lèvres. Devait-elle lui conseiller de protéger l’âtre pour que le vent n’emporte pas les brindilles incandescentes vers les branchages ? Ou simplement l’ignorer et continuer sa route ?

Elle s’avança encore, portée par une force trop connue !

Le feu était entouré de pierres, sagement. Prudemment. Elle sourit avant de reculer discrètement. Elle jeta un dernier coup d’œil au lecteur assidu. Le jeune homme releva la tête en se sentant épié et leurs yeux se croisèrent. Elle retint son souffle. Ce regard ! Elle n’en avait pas vu de tel depuis des années de ce monde. Ce regard pur et naïf. Vrai. Effrayant.

Il ferma lentement son ouvrage et se redressa. En trois pas, il fut face à elle.

- Enchanté, lança-t-il poliment en tendant sa main.

- Bonjour.

- Vous êtes du village ?

- Pardon ? s’étonna Irwam.

Il fronça les sourcils, ce qui mit dans son regard une étincelle troublante. Le rendant encore plus attachant. Elle se flagella mentalement. Elle se devait de réagir, et pas seulement en l’instant présent…

- Je passais juste, précisa Irwam, comprenant la méprise de ce jeune adulte.

- Ici ? Mais y a pas un quidam à deux kilomètres à part nous ! s’extasia-t-il.

Elle leva incidemment la tête vers l’horizon encore perceptible et constata que la soirée était bien avancée. Il devait être vers les vingt heures. Autour d'eux, d'immenses prés, à perte de vue, et ces arbres derrière le jeune homme. Un sentier unique guidait les promeneurs jusqu'en ce point et il devait estimer qu'elle l'avait suivi.

- Vous êtes à pied ?   

Elle hocha simplement la tête. Il était grand avec un visage assez fin, des cheveux soyeux clairs tombant sur sa nuque. Décoiffés. Sa tenue reflétait un manque total d’intérêt pour les vêtements, étant froissée et peu coordonnée. Il se tenait pourtant droit. Ses épaules bien alignées et des muscles se dessinant sous son tee-shirt lorsqu’il bougeait son bras. Il devait avoir dans les dix-sept ou dix-huit ans.

Le jeune homme attisa mécaniquement le feu, faisant rougir et crépiter les braises avant de se poster à nouveau devant elle. Il souriait. De ce sourire franc et loyal qui l’apeura encore un peu plus. Elle ne pensait pas qu’il soit encore possible de rencontrer un tel être en ces jours, en ce monde…

- Vu l’heure, vous n’allez pas pouvoir rentrer avant la nuit !

- Oh, je m’arrêterai plus loin, murmura la jeune femme.

- Mais vous n’avez même pas de sac ! 

Elle frissonna, ce que l’homme prit pour une sensation de froid. Il lui montra gentiment le feu et l’invita à s’en approcher. Sa douceur dans sa gestuelle traduisait celle qu’il devait détenir en permanence dans son cœur. Elle ferma les yeux un instant, troublée.

Comment était-ce possible qu’il ait échappé à la surveillance constante des protecteurs du Voile ?

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