La composition
walkman
Un jour, alors que j'étais en train de me torturer dans l'élaboration de compositions complexes et spectaculaires, je me suis fait surprendre par la révélation, après un long passage de nuages menaçants, de vifs rayons de lumière descendant du ciel.
Il était des jours où, forcée par l'inspiration manquante, je m'exilais au dehors pour me confondre à l'ambiance qu'il existait au-delà des quelques murs qui me suffisaient d'ordinaire à l'étalage de mes mélodies brutes. Je n'ai jamais été très concerné par ce que les gens faisaient là où je me rendais pour laisser couler la sève de mon génie. Il y avait en moi comme une profonde retenue pudique qui m'empêchait de partager le sens de leur promenade à la campagne, de leur randonnée sportive et sauvage. Il y avait chez certains d'entre eux une contemplation naïve de la nature, comme si le monde avait été fait beau et bien. Je ne saisissais pas, et ne voulait saisir, l'émotion qu'ils appréhendaient des arbres, des bruits de ces cours d'eau et des bruissements de vent caressant les feuilles. Parce que j'avais souvent eu le goût de concevoir cette nature comme inachevée.
Lorsque je m'asseyais sur ces corniches d'herbes séparant les sentiers piétinés et les rivières, je ne le faisais pas pour assouvir un besoin primitif de me sentir libre et harmonique.
Quand ces nuages ont passé leur chemin, laissant l'éclatante vérité sidérale métamorphoser le paysage forestier de mon refuge, il m'a été donné de découvrir l'essence de mon travail. Comme la lumière qui descendait, je voulais que ma musique transforme ces apparences et indique implacablement la somme de ce que nous ne serions pas sans elle. Donc ce que je n'aurais été sans ce cadeau dont je jouissais et j'aimais jouir.
À peine le temps de me morfondre sur les aléas et les angoisses de la création que ces lumières stellaires m'apprenaient à regarder jusqu'à l'autre rive. S'il était aisé de comprendre la beauté des fleurs, par leur dessin de couleurs osmotiques ; s'il était possible de relever les émotions de toutes les traces d'art, par l'hypnotisme de la technique ; jamais je n'avais eu le talent de me laisser distraire par la naissance du sentiment pur décrit dans les livres, qualifié d'amour.
Beaucoup de braves gens m'avaient conté quelle richesse cela pouvait représenter d'aimer une femme, un homme, un enfant ou son propre chien mais cela me laissait perplexe car je n'avais jamais été à l'aise avec l'idée de dilapider quelconque fortune. Les sentiments et les émotions qui me traversaient depuis ma naissance étaient, pour la plupart, parfaitement instables et n'entraient que rarement en adéquation avec ma soif de pérennité. Il m'arrivait, comme à chacun, de suivre la lubie de mes pulsions, mais je ne prolongeais guère celles-ci en me rongeant de promesses, de titres de propriétés et d'appartenances parce que ces choses me feraient courir à ma ruine. Nul prophète ne pouvait apaiser mon scepticisme et la beauté qui traversaient mes congénères, je la leur laissais. Je savais, je l'avais d'ailleurs toujours su, que le temps finirait inexorablement par en amocher beaucoup trop d'entre eux.
Sur l'autre rive et assise en tailleur, quelqu'un se débattait avec les mêmes caprices que les miens. Armée d'un violon qu'elle rouspétait lorsque celui-ci ne se montrait pas assez accommodant. L'observer se démener pendant quelques instants m'a rappelé combien je m'étais retrouvé seul, comme elle, tourmenté par mes instruments à croire que ma vie entière dépendait de ce que j'arriverais à en extraire dans l'acharnement. Cette femme, dont la beauté n'était pas décelable depuis ma rive, me renvoyait la caricature des rêves que j'avais jusques-là pourchasser sans une traite once d'autodérision. J'étais bien trop souvent enfermé dans le sentiment que la musique que je projèterais dans une salle ou dans un appareil revêtait une importance universelle.
Je songeais amèrement qu'il ne m'était pas permis - par le talent - de griffonner sur mon cahier de musique un dessin suffisamment digne pour être bien venu. Je ne pouvais que me résigner à rester assis sur mon bord, en tailleur, à regarder cette femme ignorant tout de mon ponctuel voyeurisme. L'ego tiraillé par l'envie de franchir ce plan d'eau pour aider et recevoir des compliments pour mes dons innés. Mais alors que les raisons de ne pas céder à cette obsession naissante s'empilaient dans ma tête, la femme est parvenue à transformer la grippe en une musique éphémère mais parfaitement enchanteresse.
De la même manière que les nuages avaient été chassés, la musique avait fini par s'imposer à l'instrument, parvenant jusqu'à mes oreilles attentives, puis captives. Je restai là, assis à écouter les notes qui traversaient la rivière sans se vouloir trop effrontées, et des oiseaux s'étaient envolés.
L'éclosion musicale de cette jeune femme venait de beaucoup me relativiser, comme j'avais plus tôt supposé relativiser la présence des promeneurs. Alors je gardais les yeux posés sur elle pendant qu'elle répétait ses gammes sans lassitude, en quête d'une perfection répétitive. Elle ne reposait l'archer que pour se dégager le front d'une mèche de cheveux guidée par le vent puis elle reprenait depuis le début, des heures durant.
Les randonneurs continuaient leur chemin, certains prenaient le temps de jeter un coup d'oeil vers l'autre rive, prêtaient quelques secondes de leur temps et disparaissaient. Il n'y avait que moi de copieusement charmé, peut-être plus par la rencontre que par l'instrument. Mais après ce long moment d'attendrissement, il était devenu évident de noter sur mon cahier, les notes qu'elle avait révélées. Je m'étais rendu compte que cet instant doucement dérobé allait prendre fin, et que la seule façon de faire semblant de l'immortaliser restait de le transcrire par le solfège. Je fis un travail pointilleux et soigné, à la hauteur de l'importance que j'avais décidé d'accorder, et le résultat m'avait enthousiasmé. Il ne s'agissait alors que d'une bribe de mélodie, mais cela convenait parfaitement. J'allais avoir tout le loisir de maquiller une suite qui me semblerait logique, une fois reposé.
Seulement, au fur et à mesure, que les nuages balayaient le ciel, et au bout d'un certain temps, elle s'est levée. Je me suis levé à mon tour et elle en a été alerté. Elle a regardé vers moi, sans pouvoir me distinguer. Après moi, elle a regardé les canards qui remontaient la rivière, puis les arbres derrière moi dont le feuillage était bousculé lentement dans un autre sens. Elle rangea son violon dans son étui et le porta au bout de son bras droit. Je la regardais encore mais elle ne s'en souciait pas. Je n'étais encore que l'inconnu sur la corniche de l'autre rive. Je n'étais ni un musicien de renom, ni un auditeur. Elle remonta le sentier comme si je n'étais rien. J'ai refermé le cahier et j'ai attendu qu'elle sorte de mon regard par la contrainte des arbres. J'ai remonté mon sentier à mon tour, sans me rendre compte que j'avais oublié de ne pas promettre. J'avais promis qu'un jour je l'embrasserais. Et j'avais promis que le baiser serait alors la bribe d'une mélodie bien plus ambitieuse. La ruine de mes talents incivils venait de s'amorcer car ainsi brûlait en moi l'avènement de ces émotions erratiques.