La crevette malicieuse et la loi d'Erlang

Dominique Deconinck

La crevette malicieuse et la loi d’Erlang

A force d’étirements et de contractions, la sonde s’extirpa avec d’infinies précautions de la paroi de glace du lac souterrain. Elle déploya une micro caméra et une diode destinée à apporter un peu de lumière à un environnement obscur. Femmes et hommes se penchèrent sur l’écran, muets, curieux et surtout pleins d’espoir. Qu’allaient-ils découvrir ? Un petit point rose vibrionnait énergiquement et s’approchait de l’objectif. Il se plaça juste devant la caméra ; galipettes, sauts périlleux, vrilles et saltos se succédaient. Dire que l’animal frétillait était une litote ! Il s’arrêta net, fixa une seconde la caméra de ses gros yeux noirs et globuleux, replia l’abdomen et s’éloigna à grands coups de queue, autant d’impulsions qui soulevaient des particules spongieuses derrière lesquelles il disparut.

— Qu'est ce que c'est que ça ?

Le biologiste réagit instantanément.

— Une crevette … je dirais une lyssianasidae.

— Mais bon dieu je le sais bien que c'est une putain de crevette mais qu'est ce qu'elle fout là ?

Le brusque éclat de voix les tétanisa ; un silence consterné suivit.

Le forage qui venait d’aboutir avait été effectué, sur le continent, par cent quatre-vingts mètres de profondeur, à plus de vingt kilomètres des côtes de l’Antarctique. Il visait à déterminer la qualité des eaux douces situées sous la calotte glaciaire et certainement pas à surprendre des exemplaires de la vie marine : l'animal n'aurait jamais dû se trouver là. La nouvelle fit rapidement le tour de la communauté des glaciologues et autres spécialistes des hautes latitudes australes, des journaux scientifiques en firent quelques brèves et l’on oublia presque la petite bête.

*

La jeune femme brune sortit de l’ascenseur de l’hôtel et s’approcha du bar.

A Forster’s lager, please.

Elle aimait cette bière douce et presque sans saveur qu’elle avait appris à apprécier des années plus tôt. Son attention fut accrochée par un mouvement de bras sur la terrasse. Elle soupira et s’assit face à un gros homme suant.

— Bonjour Jean-René.

— Salut Salomé, le voyage s’est bien passé ?

— Mitigé : vingt heures d’avion en éco n’ont jamais été ma tasse de thé mais je n’espérais pas revenir un jour à Adélaïde ! Surtout, je me suis demandé si un prof de proba avait sa place dans un colloque de glaciologie …

— Nous avons besoin de toutes les compétences : la crevette du Professeur Declercq a introduit un paramètre inattendu dans l’étude de l’évolution de l’inlandsis. Au départ, la découverte de la présence d’eau de mer aussi loin dans les terres est presque passée inaperçue mais en fait, elle bouleverse nos prévisions.

— En lisant l’invitation, j’ai cru deviner que nous devions convaincre les politiques que l’augmentation du niveau de la mer sera bien plus rapide que prévu alors qu’en ce moment ils sont surtout préoccupés par les dernières tempêtes de neige.

Le regard de son interlocuteur lui laissait penser que le réchauffement climatique pouvait ne pas être l’unique objet de son intérêt.

— J’ai lu le résumé de ton intervention, les résultats sont-ils aussi décapants que tu le laisses entendre ?

— Je pense. Je ne voyais pas vraiment comment m’attaquer au sujet jusqu’au moment où un étudiant m’a sollicitée pour superviser sa thèse sur la loi d’Erlang généralisée.

— Pardonne mon ignorance, je ne suis que glaciologue !

Salomé sourit, posa ses coudes sur la table, silencieuse. Après un instant de réflexion, elle se redressa.

— Bon, je ne vais pas essayer de t’apprendre en une heure ce que j’ai mis vingt ans à comprendre. Comment dire ? … La loi d’Erlang fut conçue pour modéliser, simuler les comportements des files d’attente. Elle est utilisée dans de nombreux domaines, dans les télécommunications pour dimensionner un réseau téléphonique, au sein des ordinateurs pour déterminer le nombre d’utilisateurs optimal ou pour prévoir les embouteillages et je pourrais passer mon après midi à t’énumérer ses champs d’application.

— Je ne saisis toujours pas le rapport avec l’Antarctique.

— Laisse-moi finir. Le ton se fit plus sec, celui pris par un prof interrompu lors d’une démonstration. Elle poursuivit.

— La loi d’Erlang est généralisable de plusieurs façons, mon doctorant a retenu l’une d’elles. Il a travaillé sur le fait qu’une queue n’était généralement pas homogène, ses différents éléments pouvant être plus grands, plus petits, plus rapides, se doubler et j’en passe. En outre il a étudié le problème des fusions de files d’attente.

— Donne-moi un exemple concret.

Salomé se concentra.

— Imagine un grand magasin au moment des soldes.

 — Hum.

— Bien. Tu as des hommes, des femmes, parfois des enfants, certains vont plus vite que d’autres, ils sont gros ou maigres, ils ont des sacs voire des caddies dont le volume s’accroît avec les achats, un couple se scinde pour accélérer ses emplettes, un autre se rejoint. Enfin tous convergent en se bousculant à l’approche des caisses. Tu vois ?

— Un peu mieux.

— Dans le contexte que je viens de définir, les résultats de la modélisation sont de plusieurs natures : trouver le nombre de caisses et leur disposition dans un magasin ou, en fonction des caractéristiques de celles-ci, connaître la durée d’attente et donc le moment où chaque file se tarira.

— Et mes glaciers, répondit-il vaguement irrité.

— Tes … ah, j’y viens. Le plus simple … peux-tu venir …disons à dix-sept heures, chambre 313. Ca marche ?

— Ouais, fit-il, déjà plus guilleret.

Elle se leva, prit son verre, le vida d’un trait et partit.

Il arriva à l’heure dite, frappa à la porte. Bientôt un jeune homme torse nu, musclé, à la chevelure largement bouclée, d’avantage surfeur que « crâne d’œuf », lui ouvrit.

— Excusez-moi, je me suis sans doute trompé.

La voix de Salomé lui parvint de la salle de bain.

— Non, non, je suis là, le temps de mettre une robe et je suis à toi. Yoann, présente-toi et donne nous à boire.

Le jeune homme sourit, se recula et libéra le passage révélant une pièce dans le plus grand désordre.

— Entrez, je suis l’élève que Salomé a emmené dans ses bagages. Installez-vous.

Jean-René le remercia et se posa où il put, au bord d’un canapé envahi de feuilles griffonnées. Salomé apparut, les cheveux bruns mouillés encore dégoulinant sur ses épaules bronzées. Yoann sortit trois bières du réfrigérateur.

Elle observa la pièce, rafla tous les vêtements pour les poser sur un oreiller, saisit les documents épars pour en faire un tas au pied du lit.

 — Maintenant que tout est rangé, nous pouvons commencer.

Yoann s’assit, cliqua sur le clavier de l’ordinateur. Une image floue apparut sur le mur opposé au lit. Il se tourna vers le glaciologue.

— La majorité des spécialistes est partie de la comparaison des glaciers à des fleuves ce qui donne des résultats satisfaisants d’un point de vue global. Salomé et moi avons changé de paradigme pour travailler sur un programme qui faisait largement recours à la loi sur les files d’attente généralisée en assimilant chaque bloc de glace à un élément d’une queue. La façon de les recenser et de les caractériser fut un calvaire dont je vous épargnerai les détails. Pour valider nos études nous avons confronté nos résultats avec la réalité.

— Et … ?

— Patience. Salomé fit signe au jeune homme.

L’écran improvisé se coupa verticalement en deux parties égales. L’image devint nette. Yoann reprit la parole.

— Grâce aux documents et archives qui nous ont été transmis, nous avons reconstitué l’évolution de l’inlandsis durant les huit dernières années. Elle apparaît du côté gauche. A droite, nous avons affiché les résultats de nos prévisions à partir des données initiales et de notre recensement. Observez.

Les deux fenêtres s’animèrent, le continent austral évoluait au fil des saisons, les glaciers se faisaient fleuves puissants charriant les séracs, rabotant leurs berges, expulsant des icebergs dans l’océan.

La présentation se figea.

Salomé réagit.

— Regarde bien maintenant,

Les deux images se rapprochèrent pour se superposer. Lorsque l’opération fut terminée, un liseré scintillant enserrait la représentation de l’Antarctique.

— La réalité et le résultat de nos calculs concordent à plus de quatre- vingt- seize pourcents !

Le visage de Jean-René Unglück se figea, son regard scrutait et enregistrait chaque détail. Enfin, il s’adossa à son fauteuil.

— Oui mais on vous dira toujours qu’il est facile de reconstituer le passé !

Salomé se rembrunit une seconde et fit un signe à son ami qui pianota sur le clavier.

— D’accord. Voici maintenant nos prévisions pour les prochains mois.

Le mur s’éclaira et la représentation de l’Antarctique recommença à s’animer.

Le glaciologue qui connaissait le continent par cœur pour l’avoir parcouru parfois à pied, souvent au travers de films et de photos, ne s’attendait à rien de neuf. Passé un premier intérêt, il craignait de s’ennuyer. Yoann frappa alors sur le clavier, le film s’arrêta. Le jeune homme se leva, s’approcha du mur et pointa un endroit précis de la côte.

— Regardez là.

Une mince ligne noire s’amorçait, elle découpait une limite entre les terres et une grosse masse blanche. Il reprit.

— Vous découvrez un iceberg hors normes : cent quarante kilomètres de long, trente-cinq de large, de l’ordre de cent soixante mètres de tirant d’eau, il est deux fois plus volumineux que le B15 qui s’est détaché de la barre de Ross en l’an 2000. Il deviendra le plus gros objet flottant jamais observé !

Le glaciologue, pourtant lui-même assez imposant, se propulsa hors du canapé.

— Vous avez prévu ça ?

— Oui, avec une incertitude de plus ou moins trois jours sur la date de l’évènement. Maintenant regardez : il libère le glacier, une longue file d’attente que plus rien n’empêche de dévaler vers l’océan en quelques semaines.

 — Dans notre jargon, une surge glaciaire. Une catastrophe. Vous êtes sûrs de vous ? Il avait l’air grave, soucieux.

— Nous avons fait et refait les calculs, étudié le moindre détail. Je parie un dîner en tête à tête au Jules Vernes que j’ai raison. D’accord ?

Le téléphone sonna, elle décrocha.

— Oui ?

Après quelques secondes elle répondit.

— Merci, nous arrivons. Salomé se tourna vers Jean-René. Un taxi nous attend. J’emmène Yoann à la Barossa Valley goûter aux vins locaux. Tu nous accompagnes ?

Il réfléchit quelques secondes.

— Non, je te remercie mais si tu me le permets, j’aimerais étudier vos résultats.

— Pas de problème, juste trente secondes pour parcourir mes mails et je te laisse l’ordi. Au fait, si tu continues à examiner nos prévisions, tu verras qu’il ne s’agit pas d’une singularité mais que ce genre d’évènements va se multiplier. Ces icebergs géants jouent le rôle de verrous ! A chaque fois que l’un saute, il libère un glacier qui se précipite dans la mer.

*

La débâcle commença début décembre, la glace de la banquise se disloquait en grosses plaques dont certaines atteignaient vingt mètres carrés et sept ou huit mètres de profondeur. On les appelait des bourguignons mais les navigateurs utilisaient plus fréquemment le mot anglais growler. Les marins les détestaient à juste raison : ces petits icebergs n’émergeaient pratiquement pas de l’eau, étaient presque invisibles à l’œil comme au radar, leur tirant d’eau, de l’ordre de la taille des vagues des cinquantièmes hurlants, les rendaient quasiment indétectables aux sonars. Ils se déplaçaient par bancs de plusieurs centaines, remontaient vers le Nord pour s’intégrer au courant circumpolaire où ils atteignaient alors une vitesse de croisière de plus de quatre nœuds. Une fois lancés ils devenaient des armes capables de déchirer la coque d’un cargo, de pulvériser le flotteur d’un trimaran. De fait, ils étaient des tueurs aveugles et puissants.

Fin janvier une tempête tropicale se forma au large de l’Inde, dériva vers l’Est et s’écrasa sur Madagascar créant son lot cruel de dévastations sur la côte de la Grande Ile ainsi qu’une longue houle creuse qui descendrait droit vers le sud et ramènerait les bancs de growlers vers les rivages austraux.

*

La caméra filmait une installation des plus sommaires : une tente igloo posée sur une plaine de neige, deux fauteuils joufflus en plastique rouge translucide sur lesquels étaient assis deux jeunes gens munis d’oreillettes.

— Chers téléspectateurs, nos amis chercheurs viennent de nous appeler depuis l’Antarctique. Outre les moyens au sol, un satellite en orbite basse a été programmé pour nous faire vivre en direct ce qu’ils nous ont promis. Salomé, Yoann, nous entendez-vous ?

— Parfaitement !

— Vous êtes sûrs que le grand moment est arrivé ?

— Tout à fait.

— Vous aviez promis de nous expliquer la différence entre la date fournie par le professeur Unglück et la vôtre … plus d’un mois d’écart !

Yoann regarda Salomé, elle prit le micro.

— Quand on subtilise le résultat des recherches d’un confrère ou d’une consœur, on doit prendre une précaution élémentaire : s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un leurre. Le programme de simulation que Yoann et moi avions laissé à sa disposition prenait en compte le déplacement des glaces continentales vers l’océan mais pas la violence des courants dans cette région ni, et c’était important, les growlers qui pilonnent les côtes lors de conditions météorologiques particulières.

Les téléspectateurs pouvaient deviner les formes blanches presque submergées, s’avancer, surfer sur la houle et se fracasser à la base des falaises blanches dans des geysers d’écume et de glace mêlées.

Un grincement parvint au journaliste.

— Qu’est-ce qui se passe ? Dites nous ? Est-ce l’évènement annoncé ?

— Vous en doutiez ? Vous entendez les bruits caractéristiques du vêlage, ils ont commencé il y a quelques heures.

— Oui. Nous allons vivre en direct un moment exceptionnel ?

Les crissements se faisaient plus aigus, plus puissants, ceux qu’auraient pu faire deux blocs de métal frottant l’un contre l’autre ; la crevasse, haute de vingt mètres, s’ouvrit et le silence se fit. Le couple s’avança, regardant avec un émerveillement effrayé un rivage nouveau qui se dévoilait à eux.

En cette fin d’été austral, les rayons du soleil se dissolvaient sur les cimes bleutées des montagnes de l’Antarctique. Alors que le grand navire de glace rompait ses amarres, un bras de mer sombre s’élargissait. De nouveaux bruits, des craquements presque inaudibles émergeaient : un peuple de séracs reprenait son avancée vers l’océan. Jamais plus l’expression file d’attente n’aurait le même sens pour l’humanité.

  • Bravo pour le concours ! Texte rondement mené je trouve.

    Et, à propos de météo, puisque vous baignez dans le milieu, je me permets cette contribution :

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

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