LA CUISINE DOUCE-AMÈRE

Isabelle Revenu

Une nuit à peine dissemblable des autres. Peu de variantes dans les peurs nocturnes mais certains réveille-matin sont plus facilement apprivoisables. Sans doute parce que les indices en sont perceptibles dès l'endormissement, une sorte de terrain miné mémorisé dans notre cerveau épuisé. Une alarme stridente.

Je suis tombé dans le puits sans fond, celui qui se perd entre les deux branches de l'arbre moussu, juste derrière la cloison nord de ma chambre.

Au début, je n'ai fait que marcher sitôt rendu sur un sol meuble où mes pas s'enfoncaient. J'aurais désiré sortir de là au plus vite mais les couloirs n'en finissaient pas de perturber mon sens de désorientation.

Pas de montre, pas de soleil non plus. Rien pour me diriger à part un vieil astrolabe vert-de-gris au fond de la poche trouée de mon tablier festonné.

Le lièvre galopait bien trop vite, en tous cas plus vite que moi, prenant les angles morts à angle droit, filant tel le vent torride entre les cols montagneux du monde de dehors. Il ressemblait plus à un gros lapin joufflu qu'à un lièvre proprement dit. Moi-même physiquement, je n'étais plus dans ma vraie peau. Le pays des rêves est un no man's land bien étrange aux bornes récalcitrantes et têtues.

J'ai déchiré mes jupons aux racines fourchues et perdu un escarpin. J'ai filé mes bas et accroché mon ruban bleu sur les écueils abrasifs d'un rio souterrain.

Mon visage griffé, maculé d'argile molle me brûlait et mes poumons aussi. Mes ongles endeuillés étaient cassants, déchiquetés.

Au détour d'un enième couloir, juste une grille aux barreaux serrés comme les doigts de la main. J'ai empoigné la ferraille en hurlant au lièvre qu'il ne servait à rien de m'enfermer, que la sortie était proche, que je le retrouverais où qu'il se cache, qu'un beau matin, je finirais bien par voir la lumière du jour. Et qu'au prochain rendez-vous, je le descendrai avec du gros plomb à sanglier.

Maudit lièvre de Mars, imperturbable et inapprivoisable ! Maudit lieu et maudit Moi !

Ma voix a résonné sourdement quand je me suis réveillé enfin. Dans ma cellule capitonnée, la tête enfouie dans le secret de mon matelas de mousse.

Le docteur Trucmuche a passé sa bille de clown lunaire ébahie et tranquille par le judas grillagé.

Alors monsieur Sailor, on a encore eu une nuit difficile ? Il fait un froid de lapon ici ... Vous devriez allumer votre radiateur, votre fièvre carabinée ne va pas s'arranger. Pas de panique, ce soir, nous doublerons la dose de tranquillisants. Pas la vôtre, non. La nôtre à moi et mes assistants. Il serait dommage de condamner une imagination ô combien débordante comme celle qui vous habite. Vos vies sont des romans déroutants. A propos de déroute, je n'ai toujours pas compris cette manie de vous revêtir d'habits de fille ainsi, étriqués et si sales. Cette dichotomie est assurément passagère. Venez, monsieur Sailor, nous allons prendre une petite douche et passer un pyjama neuf. Ensuite nous prendrons notre anxiolytique et après ... que diriez-vous d'une petite partie d'échecs hein ? Je suis resté sur le mien hier et je voudrais placer mon fou une bonne fois pour toutes. Voyez-vous, les cases d'un jeu d'échecs c'est un peu la même chose que les cellules de mon établissement : une case, un pion. Et moi qui trône au milieu de tout ce monde en délire, en ébullition. Seulement même avec des règles minutieuses voire strictes, certains pions n'en font qu'à leur tête et avancent en désordre total. Leroy vous le dirait aussi, c'est vrai mais lorsque je joue contre lui, il oublie les convenances et les lois de la physique la plus élémentaire. Il recule chaque pion jusqu'à former une ligne défensive. Et lorsque la partie est en passe d'être perdue, il en pisse dans son froc. Excusez mon langage quelque peu cavalier, Monsieur Leroy déteste perdre mais il ne fait rien pour gagner non plus. Aucune offensive en perspective, aucun plan, aucune attaque. Pas de stratégie non plus. Il se contente de stagner comme un criquet desséché. Une mue qui n'en finit pas. Leroy est un cas d'école. Mais j'aime jouer contre lui, je commence à si bien le connaître. Vous, j'avoue que vous me perturbez souvent. Vous êtes atypique, déstabilisant. Bon, c'est l'heure de la douche. Au plaisir et à ce soir monsieur Sailor. Je suis loin d'être un mage mais vous verrez, dans quelques semaines vous côtoierez une sorte d'ataraxie, le monde vous apparaitra comme domesticable et lisible. Risible aussi. Et moi aussi je vous semblerai risible. Nous sommes tous risibles autant que nous sommes. La vie est une arène, une piste de cirque et les clowns sont des mécanismes bien huilés sur le costume desquels se collent ad libitum les poussières de nos rêves entravés, comiques et dérisoires. C'est ainsi. Je vous laisse à présent. Je vous retrouve à la cantine. Nous avons un superbe ragoût de lièvre aux pruneaux et aux citrons confits ce midi. Excellent appétit monsieur Sailor, excellent appétit ...

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