La cuisson du riz

Médée M.

La première fois
Je me souviens de la première fois que j'ai fait du riz.
Je venais d'emménager dans un nouveau logement. Mes parents m'avaient aidé à déménager les cartons qui contenaient tous mes objets : trois de livres et de cahiers, deux de linge et de vêtements, et un d'ustensiles de cuisine, de dessin et d'écriture ; le tout en vrac comme les émotions récentes dans mon coeur désorienté. Il y avait aussi quelques sacs plastiques avec des chaussures, ma trousse de toilette, et des affiches que j'aimais bien.
J'avais tout bien rangé, ce qui est facile quand tu connais bien chaque chose et que chacune t'est utile : tu sais où la mettre pour la chercher quand tu en as besoin, et elle ne t'encombre jamais. En plus, il y avait plus de place que d'objets à placer. Cette chambre, elle me plaisait : c'était comme si j'avais une caravane de luxe pour moi toute seule. J'avais 9m2 de liberté, une fenêtre large comme un mur, un lit pas trop dur et un bureau pas trop petit. 
J'avais oublié de manger. Je crois que ça s'explique par le fait que je viens d'une famille nombreuse où le moment du repas est surtout un prétexte pour se rassembler autour de la table.
Il faut y venir tout de suite quand on est appelé. Dès fois, on vient avant, à tour de rôle, quand maman nous appelle, pour dresser le couvert ou aider en cuisine. Quand tout le monde est là on commence à manger, et surtout à raconter nos vies, même si on vivait alors les uns à côté des autres. Parfois on faisait trop de bruit ou bien mes parents avaient une discussion sérieuse dont les enjeux nous échappaient, alors il fallait nous taire et les laisser parler. On soupirait pour protester et on s'échangeait des regards significatifs ou des coups de pieds sous la table. On était là pour s'aimer, et le fait de manger était secondaire. Je crois que c'est resté comme ça dans mon coeur.
Il n'y a pas de table dans ma chambre et j'ai déjà occupé méticuleusement le plan du bureau, alors je cuisine par terre. J'allume la plaque, j'y place ma casserole et j'ouvre le sac de riz. J'ai rien d'autre à manger, mais ça m'est égal parce qu'il faut juste que je cale mon ventre qui proteste.
J'ai bien lu les instructions au dos du paquet, mais je ne sais pas quelle quantité utiliser. J'ai faim, il y a de la place dans la casserole, la moitié du paquet me semble insuffisante, et je me dis que si j'en fais trop il m'en restera pour le lendemain : je vide tout.
Au début, tout allait bien, mais après c'est devenu un peu plus compliqué. L'eau s'est mise à bouillir comme dans un chaudron, les grains ont gonflé et tout a débordé dans une magnifique nappe d'écume blanche qui s'est répandue tout autour de moi. J'ai essayé de réagir vite pour sauver la nourriture, mais c'était la première fois que ça m'arrivait et dans la précipitation, j'ai fait un peu n'importe quoi. J'ai sorti tout ce qui pourrait me servir de contenant : bols, verres, assiettes, boîtes en fer blanc, pot à crayons, et le reste dans le sac plastique le plus propre que j'ai trouvé.
J'ai réparti les quantités pour les faire cuire séparément. Ca m'a pris un temps fou. Quand j'ai terminé, j'ai à manger pour une tribu entière, mais je n'ai plus faim du tout.
Je suis triste et je me sens seule, tout d'un coup.
J'ai honte de moi, de savoir si peu des choses de la vie.
Je me suis dis, la seule solution, pour congédier le mauvais sort, serait de partager cette nourriture. 
Par la fenêtre, j'ai vu une personne qui préparait son lit sous un porche condamné. Il arrangeait les cartons, il ajustait les vêtements sur lui, il avait l'air très occupé. Il était loin : j'aurais voulu ouvrir la fenêtre et lui crier " Hey ! Vous avez mangé? Vous avez faim? Vous voulez du riz?" mais il ne m'aurait pas entendu. J'aurais dû alors m'habiller,  descendre et traverser la rue avec mon riz, et je crois qu'il l'aurait mal pris, parce que je n'avais rien d'autre à lui offrir et qu'il voulait visiblement dormir. Je serais rentrée encore plus malheureuse. 
J'ai ouvert la porte et j'ai regardé le couloir, il y avait de part et d'autre une vingtaine de portes comme la mienne, fermées. J'aurai voulu frapper à n'importe laquelle, et demander "Vous avez faim, vous voulez du riz?" mais là encore, on m'aurait regardé de travers. Je serais passée pour une folle, et le bruit se serait répandu, dans le couloir d'abord, puis à tous les étages de la résidence, du quartier, de la ville, du pays et du monde entier. Tout le monde aurait su alors à quel point je suis dérangée. 
J'ai eu peur, je me suis sentie lâche, j'ai fermé la porte, je n'ai pas mangé, j'ai jeté le riz et je me suis couchée. Je me suis dit que je ne savais encore rien de la vie et qu'il me restait beaucoup de choses à résoudre : comment on cuit le riz, en quelle quantité, avec qui on le mange, ce qu'on fait pour les autres, pour ceux qui dorment dehors et ceux qui dorment à côté, comment on leur parle et ce qu'on leur dit, sous quel prétexte, ce que l'on doit garder pour soi et ce que l'on peut partager, et bordel comment est-ce possible de se sentir si seul avec autant de riz et tout ce monde autour?
  • LOL çà me rappelle des souvenirs. De toute façon, la première je pense que c'est facile pour personne. Mais comme dit Sophie tu peux toujours le rattraper en faisait un riz au lait ou autre..

    · Il y a plus de 9 ans ·
    17c25d2b

    Yitou

  • rigolo, ma mère m'avait raconté une histoire de riz un peu similaire quand elle était enfant et avait eu à s'occuper exceptionnellement de la cuisine :) ne pas oublier que le riz est excellent froid avec un peu de lait et de sucre et de la canelle (si on a)

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Hotel9

    Sophie Marchand

    • Oui, je me souviens d'un jour où, étant malade, ma mère m'a fait un repas de riz et de sucre : ça m'a semblé le plat le plus délicieux que j'avais jamais mangé de toute ma vie! Il faut que j'essaie avec du lait et de la canelle en plus, je suis sûre que ça marche encore mieux :)

      · Il y a plus de 9 ans ·
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      Médée M.

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