La décharge de TANA

Christian Chaillet

DEUX ENFANTS VIVENT SUR LA DECHARGE DE LA CAPITALE MALGACHE. ILS SONT POURSUIVIS PAR LE MEURTRIER DE LEURS PARENTS.


            Le soleil tapait fort sur ma nuque et mes épaules couvertes d'une chemise en toile de tente ayant appartenu à un militaire mort de soif un matin de cuite. J'avais passé la nuit avec lui et il avait été gentil dans le fond. Si je puis me permettre de le dire comme ça. Aujourd'hui les grands et les petits oiseaux n'hésitaient plus à m'attaquer lorsque je pénétrais sur ce qu'ils considéraient sûrement comme leur territoire. C'est nouveau. Me trouvent-ils si faible que je ne leur fais plus peur ?

            L'odeur ? Quelle odeur ? Je ne sentais plus rien depuis longtemps. La décharge miroitait sous le soleil de Tana sans qu'il soit possible de dire que ce n'était pas beau. C'était chez moi. C'était chez nous. Je partageais l'univers avec des frères et des sœurs de la même misère, on dit des amitiés de fortune en voulant dire qu'il s'agit de s'unir pour survivre.

            J'avais trouvé une charogne a lécher lorsque l'homme a essayé de me tuer pour me voler ce trésor. Heureusement il était si faible que je lui ai échappé facilement en courant au travers des montagnes d'ordure. Je me suis enfilé dans un tunnel que j'avais creusé avec d'autres enfants qui sont morts depuis. La décharge a cela de bien, c'est que l'avenir n'existe pas, que le passé n'a de valeur qu'en fonction du plaisir du présent (de la nourriture trouvée par exemple). Lorsqu'au bout d'un temps assez éloigné de ce qu'il m'était possible d'imaginer j'ai voulu me lever, ce me fut impossible. Je pissais le sang par tous les orifices, je me sentais si faible qu'une plume sur ma main m'aurait été un poids insupportable. J'ai décidé de mourir, mais alors que tout espoir semblait perdu pour n'importe quel mortel et surtout pour moi, il est venu un étranger. Il m'a pris dans ces bras m'a emmené à l'hôpital. J'avais la fièvre typhoïde, j'allais « sûrement » m'en sortir dit quelqu'un en posant ses lèvres sur mon front, « Question de volonté ! »

 

            Je n'avais pas toujours vécu là. Posé à l'ombre d'une cocoteraie, notre village affrontait le canal du Mozambique. Mes parents pêchaient. Ils étaient ma seule famille proche. Nous étions heureux. Moi, les jours ou il n'y avait pas école je ramenais du poisson que Je harponnais dans la barrière de corail. Je plongeais silencieusement, les yeux ouverts sur un monde de couleurs et de merveilles aujourd'hui oublié par tous sauf les pêcheurs. Parfois l'ombre grise des requins passait comme un nuage sur la dune. Je ne bougeais plus, j'attendais en frissonnant, immobile entre deux eaux, sans faire de bulle, que le seigneur des lieux me rende la permission d'être là, chez lui. Lorsque j'avais attrapé deux ou trois girelles ou des petits mérous, j'allais dans les dunes chercher une liane pour les attacher par les ouies, et pour faire rire ma petite sœur les nouais autour de ma taille et dansais en tordant des fesses. Ma frangine riait aux larmes et me disait que j'avais l'air d'un grand avec mon harpon et mes poissons autour des hanches. Parfois nous faisions frire des rougets sur une claie de bambou puis nous mangions des bananes. Après une sieste à l'ombre des cocotiers nous retournions pêcher en attendant le soir. Lorsque le soleil peignait la houle des couleurs de la nuit nous ramenions les poulpes pour les faire sécher ou pour qu'ils servent d'appât à la pêche. Le village régnait sans bruit dans les confins de l'horizon, le monde était un havre de paix. La rivière, si douce, lavait le sel qui nous faisait craquer la peau. Nous nous endormions dans le hamac, le regard fixé sur le bateau Argo, la constellation que je préférais.  

            Un jour les grands bateaux sont arrivés avec des filets de plusieurs kilomètres de long. Des bateaux français ou chinois. Les poissons sont partis et le « cousin d'Amérique », comme l'appelait ma pauvre mère, est venu raconter la vraie vie à notre père qui est aux cieux à ses côtés. La vraie vie : les voitures, le téléphone, la maison avec de l'eau qui coule dans le tuyau en fer, les fenêtres closes pour nous séparer du monde des pauvres, une varangue pour manger au vu et au su de tout le monde des poissons surgelés et des yaourts bulgares. Sans parler des affaires en or, par coffres entiers, d'actions en bourse par pousse-pousse pleins ! Une histoire de contrebande. Mon père qui est aux cieux en a eu la vue sidérale, des tremblements dans la voix, les yeux gavés : à Tana le ciel était en or, l'air était en or, les rues en étaient pavées. Bref il était pris, épris et tel est pris qui croyait prendre l'or de son voisin.

            Rat des champs rat des villes. Lequel est le plus cruel ? Lequel sait de quoi il parle et quand il parle on l'écoute sinon il vous tue ? Mon père n'a pas compris assez vite les règles du jeu. Le cousin d'Amérique, que le diable l'emporte en rit encore. Je l'ai croisé plusieurs fois depuis ce jour. Il semble heureux, il a même des dents dorées. Je savais dans quoi il avait mordu à pleines dents pour les acheter ses ratiches : un matin d'hiver, après un cyclone météo, une tempête est tombée dans mon crâne d'œuf. J'ai trouvé mon papa et ma maman, morts, leur gorge souriait de tout leur sang devant mon infortune et celle de ma sœur. Le cousin d'Amérique se tenait de dos, les regardant nager dans leur mort, bouche ouverte, comme des poissons sur le sable. Eux les pauvres, ne l'ont pas fait exprès, ils y ont cru pour nous. Je suis sûr. Ils savaient qu'ils risquaient gros, mais ils n'avaient, au fond que leur vie et la notre à perdre. Ils l'ont perdu et nous on s'est sauvé.

            D'abord il y eut la rue et la police. Je ne savais pas ce qu'était le vol. Ni le viol. Ni la peur, ni le courage. Je ne connaissais de la faim que ses crampes d'un jour. Là j'ai su. Je savais conjuguer toutes les peurs avec celle de la mort et je savais comment faire pour sauver ma peau sur mes os et celle de ma petite sœur sur les siens. Elle est devenue mon trésor, mon tout, mon bonheur. J'ai tout fait pour elle et pire encore. Ils m'ont tout fait pour elle et pire encore. Mais dans mes cauchemars les plus terribles ce ne sont pas les coups et les viols qui me réveillaient en hurlant. C'était la vision en cinémascope des dents en or du cousin d'Amérique mordant la chair de mes parents si souriants de leur gorge tranchée.

            Et puis un jour on a trouvé la décharge de Tana. Nous y avons rencontré les familles les plus pauvres, celles dont la vie ne tient qu'à un déchet à manger, un morceau de fil de fer, une arête de poisson. Là, dans la décharge de Tana je croyais qu'il n'y avait plus rien de sacré et j'avais raison. Ma puce de sœur et moi piquions du bec dans la crasse comme des damnés dans les enfers, et nous nous étions fait une spécialité des livres et des revues que nous revendions quelques sous à des passants compatissants. Le verre, le fer, les bibelots infâmes d'une vie passée étaient de trop précieux trésors pour que les rats de ce navire nous les laissent en pâture. Le papier n'était pas d'un bon rendement et il fallait savoir lire pour en comprendre la valeur spirituelle. Lorsque j'ouvrais un livre me revenait en mémoire l'école de mon village ; des larmes coulaient de mes joues sur mes lèvres qui prononçaient les verbes du passé : jouer, écrire, écouter, apprendre, pêcher et le plus beau de tous, aimer.

            Nous vivions dans les tunnels creusés au milieu de toute cette fange ; nous y étions en sécurité avec nos cauchemars. Il fallait faire attention au vieux bulldozer, mais le bruit qu'il faisait en travaillant laissait tout loisir de déguerpir avant qu'il ne vous enferme à jamais dans la montagne d'ordure. Il fallait aussi faire attention aux chiens, en troupe ils deviennent entreprenants. Mais il y a pire que les chiens et les rats et le bulldozer : ce sont les hommes !

            Un jour de grand vent le cousin d'Amérique a trouvé ma petite sœur. Comment a-t-il pu reconnaître des traits qui lui étaient si peu familiers dans ce sauvageon plus pouilleux qu'un camion poubelle ? Mystère. Mais il l'a fait. Il devait nous chercher depuis un certain temps déjà. Nous étions les seuls rescapés de son crime. Les seuls à savoir. Ma sœur farfouillait dans l'extrême bas de la décharge et moi je tentais de rejoindre l'entrée. Je lui avais bien dit de me suivre mais vous savez ce que c'est les filles ! Lorsque j'ai vu le cousin d'Amérique mon cœur s'est mis à battre la chamade. Ce n'était pas la peine de hurler, elle était trop loin pour m'entendre et le bulldozer faisait un vacarme du diable pas loin d'elle. Il fallait que je coure et que je tente de la sauver. J'ai prié les esprits et le fils de Dieu de me donner des ailes, et les corbeaux noirs et blancs, là haut, n'en sont jamais revenus de me voir planer au-dessus des ordures. Mes pieds ne touchaient pas les immondices, mes chutes me propulsaient plus loin encore vers eux mais je sentais bien qu'il serait trop tard. Je voyais courir ma puce adorée devant la masse meurtrière de l'homme, et moi je hurlais de désespoir.

            Enfin parvenu à notre trou je me suis saisi de mon harpon, je me suis remis à courir et quand je suis parvenu à l'endroit où je les avais vus pour la dernière fois, le cousin d'Amérique se tenait à plat ventre, le haut du corps à moitié caché dans une cavité creusée dans les ordures. Je pensais me retrouver en face d'un homme grimaçant de haine, les yeux dans les yeux, et je n'avais devant moi que deux jambes se tortillant dans les ordures comme un monstrueux ver de terre. La chaleur était insupportable ici à cause d'un incendie tout près, l'air irrespirable ! Le vent rabattit les flammes vers nous. J'essuyais mes larmes. L'homme rampait. J'entendis un cri. Ce fut le signal que j'attendais. Tremblant je levais mon arme, décidé à tuer un homme. La sueur, dans son dos, avait dessiné une tête de mort sur son Tshirt crasseux. J'ai hurlé comme une bête alors que jamais au grand jamais je n'avais poussé un cri avec ce harpon dans les mains, car la mer est un monument de silence et de paix, et j'ai planté le fer au milieu des orbites vides. J'ai senti craquer les os de sa colonne. Ses cris se mêlèrent à ceux des oiseaux sauvages dans le ciel. L'homme s'est débattu mais j'ai tenu bon jusqu'à ce qu'il  n'en reste qu'un tas mou mou mou. Et moi j'étais terrifié, je me suis mis à trembler de tous mes membres, et mon esprit s'enfuit un instant dans les limbes.

            Heureusement, ou pas, les corbeaux m'ont réveillé : une serre m'a déchiré la joue. Je suis revenu dans le monde barbare, vite j'ai tiré le cadavre par les pieds et au bout du corps, entre ses mains serrées il y avait le cou de ma petite sœur ! Elle était morte. Je n'ai rien dit, rien. Je l'ai allongée sur les déchets du monde et, tout en réfléchissant à ce que j'allais faire d'elle, pour qu'elle ne se doute de rien : ni de sa mort, ni de ma peine infinie, je lui ai parlé longuement de notre village, de la mer, des poissons, du ciel immense, des vents venus d'ailleurs. Il était hors de question de la laisser sans sépulture, elle si petite, si frêle, si mignonne. Comment imaginer cela ! Elle était faite pour le ciel, même si le Dieu de mes pères l'avait oublié. Je voulais garder un souvenir de son passage sur terre mais elle ne possédait rien. Rien que l'éclat perdu de son regard, rien qu'un sourire oublié dans les poubelles. Si ! Depuis notre village elle avait amené un petit sac de toile ayant appartenu à une poupée ; un sac qui lui servait de fourre tout et peut-être  d'échappatoire à sa vie ; à l'intérieur il y avait un livre : les restes d'un livre plutôt. Le titre en était : «Le triomphe de la volonté» de M Godin. L'une des premières phrases disait : Si nous sommes les héritiers d'une histoire, elle n'est pas encore très longue. En tout cas, il est à peu près certain qu'elle ne pourra pas durer indéfiniment car une volonté illimitée se heurte à des problèmes insolubles…

Comme les inquisiteurs j'ai jeté l'ouvrage dans les flammes toutes proches, pris ma sœur contre ma poitrine et je l'ai conduit dans une église ou des sœurs l'ont emmenée sans rien me demander ni rien me donner à manger. Ensuite je suis revenu mourir sur la décharge. Et c'est là qu'un homme d'un pays riche m'a pris dans ses bras à son tour, m'a serré sur son cœur et m'a sauvé la vie.

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