La déconfiture du grand âge
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Héloïse Carmel tartinait avec peine une biscotte qui s'érodait au fil de ses tremblements. La vieillesse avait transformé ses mains en petits chiots peureux et intranquilles. Ça bougeait sans arrêt et ça n'écoutait pas sa maîtresse. Hildebert Van Bromstud, assis en face de cette femme désarticulée, lui caressa les phalanges, déposant la pulpe de ses doigts sur les indociles. Ils parcoururent la peau d'Héloïse de haut en bas, puis de bas en haut, ratissant ce terrain fripé par les années, léchant par ses ongles ce morceau de corps vibrant comme une cloche au battant invisible.
- Très chère, vous permettez...? demanda péremptoirement le vieil homme d'un ton altier.
Il prit la biscotte d'Héloïse et la tartina avec douceur, répartissant avec minutie et application la confiture de groseille que la vénérable avait choisie. Il agrémenta cette surface rêche du même geste de tendresse dont il avait gratifié sa main. Il la lui tendit enfin : l'ouvrage était harmonieux, plat et homogène.
- Merci Hildebert ! Vous n'avez rien perdu de vos talents de peintre ! Mes pauvres mains m'échappent.
Hildebert se pencha dans sa direction, abaissant son menton et dardant un œil brillant.
- Mais vous savez, très chère, que mes mains savent faire mille choses et que le temps n'a pas entaché ma virtuosité. Quant à vos tressaillements, c'est votre cœur qui palpite à la surface. J'espère y être pour quelque chose.
La femme chenue se mit à rougir. Ses pommettes s'affublèrent de ce fard naturel que provoque la flatterie. Elle baissa les yeux un bref instant, supportant difficilement la charge amoureuse de son voisin de tablée.
Il est vrai qu'Héloïse était demeurée une très belle femme. Elle avait de longs cheveux blancs lisses, un regard bleu acier. Sa silhouette était encore gracile. Depuis plusieurs années, elle peinait à marcher, néanmoins elle portait la tête haute et avait su éviter cette bosse dorsale que la plupart des vieillardes portent comme un aileron de requin. Ses seins semblaient toniques et ne tournoyaient pas encore près de son nombril. Elle possédait toujours la mamelle altruiste. Ces deux pommes-là, logées dans le décolleté pigeonnant de sa robe verte, s'agrippaient opiniâtrement à l'arbre comme un fruit neuf. Les plis nombreux que l'on devinait dans le sillon intermédiaire faisaient simplement penser qu'ils avaient séché longuement au soleil. Cette poitrine ressemblait à un été provençal, à un olivier robuste que la brise marine, le crachin ou la canicule n'avait pu jusqu'ici ébranler.
Tout galant homme qu'il était, lorsqu'il contemplait de manière trop prolongée ces belles rondeurs, celles-ci allaitaient chez Hildebert des envies bestiales et sauvages de savourer à pleine bouche ces globes fermes et mûrs.
Son cœur s'emballait, mettant à rude épreuve son pacemaker, et une chaleur intérieure s'exsudait de son front en petites perles d'eau, salées par la convoitise.
Du haut de son mètre quatre-vingt, malgré le tassement qu'impose le temps (car ce percepteur prélève sur nos vieux jours un impôt sur la taille), du fond de sa pupille noire et de son crâne aussi poli que ses manières, il lança à cette femme un ordre. Dans cet ordre résidait l'histoire de l'humanité.
- Retrouvez-moi dans ma chambre.
En se levant de sa chaise, il ajouta :
- Ne vous faites pas repérer par les blouses blanches. Et emportez avec vous cette confiture de groseille dont vous raffolez.
Puis, Hildebert traversa le réfectoire de la maison de retraite, traînant ses charentaises avec une indolence affectée, les mains planquées dans sa robe de chambre bordeaux.
Héloïse était tout à fait décontenancée. C'était la première fois qu'il lui parlait de la sorte. Elle savait parfaitement ce qu'il allait se passer lorsqu'elle aurait franchi la porte de sa chambre, lorsqu'elle l'aurait rejoint. Elle avait vu la scène entière dans le regard résolu de l'artiste. Ses yeux étaient en érection, littéralement.
Bien sûr, elle allait y aller. L'interdiction muette d'une sexualité pour gérontes ne l'excitait que davantage. Avec leurs physiques de pub pour complémentaire santé, on ne devinait pas le paquet de pulsions qui grouillaient dans ces carnes roidies. C'était leur secret, à tous ces vieux. Ils se croisaient de par le monde en se chuchotant du regard : "On peut toujours baiser ! Mais chut ! ".
Cette proposition un peu directe l'avait plus qu'émoustillée. Elle se sentait comme une fleur guettée par la fanure, mais qu'une pluie merveilleuse venait juste de sauver. Oublié le veuvage de Raymond. Héloïse allait se frotter à un autre homme.
Doucement, guettant de gauche à droite le personnel soignant qui aidait les autres résidents à manger, elle se leva en affectant le même nonchaloir que son futur amant. Elle planqua sous sa robe le pot de confiture qu'elle ne prit pas la précaution de refermer. Elle le tenait serré entre sa culotte de lin et ses poils pubiens, recourbés par la fièvre que la fraîcheur du récipient de verre ne parvenait à apaiser totalement.
Elle sentait dans son cœur, dans ses tempes et dans son vagin des pulsations régulières et puissantes ; ressentis prophétisant le va-et-vient espéré. Héloïse était tendue dans l'avenir de ce ressac de plaisir. Elle marcha mollement jusqu'à la chambre d'Hildebert, traînant comme un fardeau un fessier généreux. Un regard à gauche, un regard à droite. Personne. Elle sortit prestement le pot de confiture de cette cachette qui était demeurée jusque-là trop secrète. Elle frappa sur la porte bleue.
- Entrez, meugla une voix équanime à l'intérieur.
Elle prit une profonde inspiration, pensant à détendre son visage entièrement pour ne pas endosser le masque de celle qui n'attend que ça. Ce qu'il y a de bien avec la vétusté, c'est que la vie vous donne naturellement un air détendu. Vous ressemblez purement et simplement à quelqu'un qui se fout de tout ; quelqu'un d'aussi détaché de l'existence que vos dents le sont de votre bouche.
Bref, prendre cet air de "Pardon ? Vous disiez ?", cette distance qui vous fait survoler le monde avant que votre âme ne le fasse seule (dans le meilleur des scénarios), cela fut d'une déconcertante facilité pour Héloïse. Elle abaissa la poignée blanche et pénétra l'endroit obscur, la tanière du fauve, de Priape. Un assommant parfum d'after-shave gribouillait la pièce.
- Qu'est-ce que vous faites là ? lança Hildebert depuis son lit, allongé les bras sur l'occiput.
- Vous m'avez demandé de venir, rétorqua Héloïse, interdite et gênée.
- Ah oui ? Mais, très chère, que faites-vous avec ce pot de confiture ?
Merde ! Héloïse avait oublié l'Alzheimer d'Hildebert. Elle hésita une seconde, se disant qu'elle pourrait rebrousser chemin sans un mot. Cependant, elle tremblait. Elle ne tremblait plus comme à son habitude. Elle tremblait d'envie, de gourmandise. Elle avait besoin de sentir un homme contre elle. Un homme en elle. Elle voulait être possédée, s'élever et redescendre pour grimper toujours dans une jouissance que la vie lui avait rendue trop rare. Une promesse est une promesse. Au diable la maladie !
Elle se tint toute droite, comme elle l'espérait d'Hildebert.
- Si je suis ici, c'est que vous m'avez promis une chevauchée mémorable. Alors à présent vous allez retirer tous vos vêtements et vous allez me baiser comme si j'étais la Vénus Anadyomène elle-même.
Le vieux écarquilla les yeux, dressa ses paupières. Déjà, quelque chose était dressé : c'était bon signe ! Il eut un sourire complice, puis il s'exécuta avec enjouement.
Il jeta sa robe de chambre hideuse sur un fauteuil non moins hideux, propulsa le haut de son pyjama dans un recoin où étaient empilés d'anciens journaux ("Mitterrand tiendra-t-il ses engagements ?" ; "Marie Myriam remporte l'Eurovision" ; "Coupe du monde : Just Fontaine meilleur buteur"...) et projeta son pantalon par la fenêtre (alors ouverte pour aérer la pièce).
Désormais, il était nu. Son membre pendait, cherchait refuge entre ses cuisses faméliques.
Héloïse s'écossa de sa robe verte d'un geste adroit et fébrile. Elle fit tomber sa culotte et révéla un triangle garni d'une rouge parure.
- Qu'est-ce donc que cela ? questionna Hildebert, intrigué.
- C'est la confiture que vous m'avez demandé d'amener, dit-elle en lui tendant le pot.
Il le prit d'une main et de l'autre attira la femme dans le piège matelassé. Il ne lui adressa pas un regard lorsqu'il lui écarta les cuisses. Il trempa sa grande main étique dans le pot de confiture, comme il avait jadis trempé son pinceau dans les couleurs les moins réelles de ce monde et il badigeonna généreusement, il peignit de groseille le sexe offert de son modèle.
- Voilà une tartine que je m'en vais déguster d'une bouchée !
L'artiste lécha cette toile avec vigueur, effaça son ouvrage avec plaisir et c'était dans cette volonté de faire disparaître toute la peinture que se trouvait la perfection du tableau.
Héloïse fermait les yeux. Elle ahanait de félicité, labourée par cette langue râpeuse. Elle contenait ses cris pour ne pas alerter les infirmières, pour prolonger cet instant insoutenable d'allégresse et d'exaltation. Sa chair entière se pâmait dans ce bonheur clitoridien.
Brusquement, elle rouvrit les yeux. Une barrière avait été franchie. Hildebert démontrait sa splendide verdeur dans cette surprise, faisant glisser son long membre avec difficulté dans le conduit trop sec de la vieille amante. Ça faisait mal, mais putain que c'était bon ! Ça lui rappelait sa première fois. Même si c'était probablement la dernière.
Elle se mordit la lèvre de douleurs et de délices entremêlées. Le bourreau eut pitié d'elle et rétracta sa sentence. Il étira tous les plis d'Héloïse, rides, fentes, pour y découvrir tous les mystères que la nature terre là-dedans depuis des temps immémoriaux (pour Hildebert, cette expression est à envisager à partir des cinq dernières minutes). Cette géologie le passionnait, le rendait fou et incandescent. Sa face rubescente était un thermomètre à volupté et l'on devinait à ce mercure-là que le coup de grâce, que la grâce, n'était pas loin. Il lisait sur toute cette peau ramassée, dans ces stries et sillons de l'âge comme sur un parchemin, sur du vélin, le récit de leur sensualité partagée.
Ayant étiré le sexe d'Héloïse avec délicatesse, l'ayant pétri et préparé comme un chef étoilé, il enfourna sa pièce dans l'orifice accueillant de la gastronome.
Le plaisir grandissant, l'ascension des sens dans la chute de l'esprit aliénait Hildebert et il s'emportait en oubliant Héloïse. Pensant qu'il dirigeait le monde à la braguette, il se sentait seul et tout-puissant. Dieu. Dieu fit une roulade et se retrouva sur le dos. Héloïse avait renversé le tyran, appuyant avec force sur le torse du despote dans cette révolution. La tyrannie, c'était le Missionnaire et la révolution était l'Andromaque. Ô peuples opprimés, maintenant vous savez.
Ce spectacle sans costume se déroula encore pendant plusieurs minutes. Héloïse jouait au tape-cul le long du vit d'Hildebert. Elle souriait. Sa chevelure dansait comme une méduse qui s'élève du fond marin dans ces à-coups superbes et réguliers.
- Anh ! soupira l'homme.
Il avait perdu. Comme tous les hommes, à chaque fois. Les hommes ne dominent jamais cette guerre sourde qui se tient dans ce décor d'armistice.
Héloïse descendit du trône, rendit le sceptre. L'homme se leva lentement, gourd et honteux. Héloïse s'étira dans le lit médical, seule. Elle ronronna, jubila, exultant ce qui restait d'un volcanisme qui s'amenuisait. Hildebert s'était réfugié dans la salle de bain. Il avait poussé la porte derrière lui et on entendait l'eau couler. Quelques instants plus tard, il reparut :
- Mais qu'est-ce que vous faites là ?
Héloïse écarquilla ses grands yeux bleus, interloquée et déloquée.
- Très chère, quelle bonne surprise de vous trouver ici ! C'est une offrande que je ne peux refuser.
Il se jeta à nouveau sur elle, l'œil accroché aux seins ronds de la muse. Happée par le torrent de ses caresses, elle lutta juste assez contre ce courant magnifique pour saisir la confiture de groseille.
drôle et touchant
· Il y a plus de 9 ans ·Sophie Marchand
Merci beaucoup !
· Il y a plus de 9 ans ·vejd