la démocratie pervertie

Jean Jacques Sebille

à force de résumer la légitimité démocratique à l'expression d'une opinion majoritaire, on met la République en péril.

On résume souvent la démocratie à la volonté exprimée par cinquante pour cent de la population plus un. On caricature ce système en le réduisant à un vulgaire calcul arithmétique. Les politiques eux-mêmes deviennent obsédés par les chiffres au gré des sondages qu'ils commandent ou qu'on leur sert et qui permettent de savoir ce que pensent le plus grand nombre de leurs concitoyens. Pire encore, on vante cette expression majoritaire comme si elle était le graal par excellence et comme si elle définissait à elle seule la raison d'être de la démocratie.

Si la démocratie pouvait se résumer à la volonté du plus grand nombre, elle serait ni plus ni moins que l'expression de la loi du plus fort. C'est d'ailleurs uniquement dans ce rapport de force que le Front National justifie son adéquation avec la démocratie. Il joue le jeu démocratique jusqu'à une éventuelle accession au pouvoir qui lui donnera la prétendue légitimité des urnes, même si ensuite il ruine les fondements de la République et ses valeurs inscrites dans la devise, liberté, égalité, fraternité.

Le problème c'est que la majorité n'a pas toujours raison. Si on organise un référendum pour savoir si 2 et 2 font 4 et que 55% des gens répondent qu'ils font 5, ils n'auront pas raison même s'ils sont majoritaires. La phrase de Saint Just reprise il y quelques années par André Laignel pour clouer le bec à ses adversaires « vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires » choqua et créa la polémique justement car elle réduisait le fonctionnement de notre démocratie à ce rapport de force numérique. Si un jour le FN est au pouvoir il n'aura pas forcément raison parce qu'il aura gagné les élections et sa légitimité dépendra de sa capacité à respecter les valeurs de la république inscrite dans la constitution.

Ensuite, force est de constater qu'il y a des lois légitimes et pertinentes pour la république qui, lorsqu'elle furent votées n'auraient pas survécu à un référendum. Et pourtant elles sont aujourd'hui fondamentales tant elles ont du sens par rapport à nos valeurs qu'elles renforcent. On pourrait citer la loi sur le divorce sous la troisième république, la loi Veil sur l'avortement, la loi Badinter sur l'abolition de la peine de mort, la loi sur le pacs en 99, sur le mariage pour tous en 2013.  Et que dire du droit de vote des femmes qui par définition s'il avait été soumis à référendum eût été tranché par l'avis majoritaire… des hommes.

Si le système démocratique se mesurait uniquement au respect du résultat des urnes, toutes les démocraties du monde seraient équivalentes et auraient la même valeur. De l'Iran à la Suède en passant par l'Arabie Saoudite, la Grande Bretagne, la Russie, Israël, l'Egypte, la Côte d'Ivoire, il n'y aurait aucune différence. La démocratie américaine antérieure à l'abolition de l'esclavage ne serait pas différente de celle qui y mit fin ou de celle qui abrogea la ségrégation. La démocratie de l'Afrique du Sud pendant l'apartheid, réservée aux blancs, aurait la même valeur que celle qui permit à Mandela d'être président. Faire voter des gens est un bon début et une condition nécessaire, ce n'est ni suffisant, ni une finalité.

 

La valeur d'une démocratie ne se mesure donc pas à la seule expression d'une majorité mais aux valeurs que cette démocratie porte et défend. Le vote majoritaire sert à porter au pouvoir des hommes et des femmes, des partis politiques qui expriment des différences et des programmes divers dans le respect des valeurs contenues dans la constitution. Leur mandat n'est pas un blanc-seing. Si le droit de vote est important, et il l'est, ce n'est pas tant pour la majorité qu'il permet de dégager, que pour le statut, la légitimité et les doits qu'il donne à la minorité qui perd. Et une majorité ne se légitime jamais autant que dans la façon dont elle respecte la minorité. C'est pourquoi on peut douter de la valeur de la démocratie que fait vivre le clan Balkany dans son fief de Levallois-Perret, de celle qui règne sous la main de fer de Vladimir Poutine en Russie ou de Recep Tayyip Erdogan en Turquie.

 

Le problème c'est que le jeu démocratique, quels que soient les partis, se résume bien souvent à un bras de fer entre des discours qui n'ont que faire ni de la devise républicaine ni de la constitution mais qui cherchent cette sacrosainte approbation du peuple. L'objectif désormais c'est de légitimer les idées, quelles qu'elles soient, dans un vote majoritaire. En définitive ce n'est pas une légitimité mais une démonstration de force. Toutes les dérives dès lors sont permises et le risque aujourd'hui est réel de porter au pouvoir, en France ou ailleurs, ceux qui tueront les constitutions et surtout les valeurs qu'elles défendent. Le seul rempart désormais pour la république et ses valeurs réside dans la capacité du peuple à être raisonnable et sage. Voilà un équilibre bien fragile.

 

Les premières victimes de ces dérives sont les minorités qui voient leurs droits remis en question au nom de la volonté des majorités. C'est exactement ce qui s'est passé récemment en Croatie lors du référendum au sujet du mariage homosexuel. Le vote par le parlement fut annulé par un référendum populaire organisé au gré d'un jeu des institutions. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce n'est pas une victoire de la démocratie, c'est une victoire d'un système électoraliste. C'est une défaite pour la république croate si elle défend dans sa constitution l'égalité de tous ses citoyens. Par définition, une minorité n'est pas majoritaire, et si ses droits ne sont pas défendus au nom de principes généraux, il y a peu de chance qu'ils soient pris en compte dans un vote populaire. La question du pacs ou du mariage pour tous ne doit pas être résolue en essayant de trouver une majorité ou en se pliant à des manifestations, fussent-elles gigantesques, qui refusent au nom de valeurs qui n'ont rien à voir avec la république, ce droit aux minorités. Elle doit être discutée à l'aune des valeurs qui sont inscrites sur le fronton de nos mairies et de nos écoles. De même qu'en Italie cette question ne doit pas être tranchée au nom du dogme catholique défendu par les lobbys du Vatican, mais en fonction des valeurs inscrites dans la constitution italienne. Il en va de même pour le vote des étrangers. Si on attend que cette idée devienne majoritaire, elle ne verra jamais le jour. Cette question par rapport aux valeurs de la République est pourtant pertinente et un gouvernement qui défendrait cette proposition au nom du triptyque républicain renforcerait les valeurs de la démocratie et de la république. Mr Hollande a sans doute  perdu une occasion de renforcer la démocratie en oubliant cette idée. Pire sa volonté de changer la constitution pour la rendre compatible à ses nouvelles idées en matière de destitution de la nationalité est un contresens sur le rôle qu'il est censé jouer. Il est supposé défendre la république et la constitution et non pas l'adapter pour qu'elle corresponde à ces désidérata surtout quand ceux-ci ont pour unique motivation de lui redonner une certaine popularité.

Les hommes politiques pensent qu'ils renforcent l'idée républicaine et la démocratie en sacralisant le vote populaire. Ils font en fait exactement le contraire car ils vident de leur sens les valeurs de la république. S'il y a une telle crise en Europe occidentale et surtout en France, c'est qu'on a capitulé sur les valeurs de la république, qu'elles entraînent ou pas des plébiscites populaires. Pourtant, une république qui défendrait contre vents et marées toutes les minorités et se battrait pour leurs droits au nom de l'égalité, de la liberté et de la fraternité aurait toutes les chances d'être populaire.

 

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