La demoiselle dans le saphir (II)

athanasiuspearl

Ce texte est la suite de "La demoiselle dans le saphir (I)"

Jan avait bondit en entendant le mot, mais Ludwig désignait la large baie qui apportait le jour dans l’atelier du lapidaire…

« Oui… Voyez comment cette fenêtre se reproduit à l’infini dans la pierre. Imaginez des yeux de femme à la place ! Ce bijou en porterait le charme à une puissance inconnue. Ah, Marieke, mijn kleine Dop ! » 

La jeune femme apparut presque aussitôt. L’effet fut à ce point immédiat que Jan se demanda si elle n’écoutait pas derrière la porte.

« Approchez, ma toute blonde, lui lança Ludwig et placez ce joyau entre vos deux collines d’amour. »

L’épouse du lapidaire recueillit dans le creux de sa main le saphir que venait de lui tendre son mari. D’un geste ralenti, presque alangui, elle s’en alla le placer au creux de ses seins, en appuyant la pointe du bijou sur le liseré d’or qui courait le long de sa gorge.

« À présent, tournez-vous vers mon frère, afin qu’il puisse juger de l’effet obtenu. »

Marieke, rougissant comme novice sous les yeux de son confesseur, pivota sur ses talons et offrit sa poitrine plate aux regards de Jan. Celui-ci, au comble du malaise, laissa glisser son regard sur les formes étriquées que la robe comprimait plus qu’elle ne les mettait en valeur. Il n’osait poser les yeux sur la vallée à peine échancrée dans laquelle reposait à présent la pierre bleue de Lazulie. L’impertinente petite demoiselle du saphir n’allait-elle pas en concevoir une profonde jalousie ? À condition bien sûr qu’elle existât vraiment, qu’il y eût réellement un monde caché dans la gemme, éventualité dont van Berghem le jeune était de moins en moins persuadé. Pourquoi se laisser prendre aux pièges d’existences illusoires quand le monde est empli d’êtres de chair et de sang ? Tant de vie fermentait sous l’épiderme presque translucide de Marieke, tant de vie, même, dans les yeux rougit de la petite vendeuse de Ludwig. En vertu de quels principes aurait-il fallu renoncer à tout cela ?

La passementerie dorée qui soulignait le décolleté de sa belle-sœur laissait entrevoir la naissance des aréoles. Deux arcs d’un rouge profond jouaient ainsi avec les éclats azurés du saphir. Ils frémissaient au rythme d’une respiration qui devenait de plus en plus haletante. La longue main de Ludwig se posa sur cette gorge palpitante et s’en vint du bout des doigts cueillir le joyau.

« Tenez mon frère, dit le maître des lieux en tendant la gemme bleue à son cadet. Vous voyez bien qu’elle est parfaite. »

Jan prit la pierre et la fit rouler dans sa paume. Il crut un instant que les seins de Marieke s’y reflétaient encore. Par intermittence, telle facette ou telle autre lui renvoyait l’image d’un mamelon turgescent. Le temps d’un éclair, il se souvint du commentaire dont lui avait fait part un vieux rabbin. Il l’avait croisé à quelques pas de la maisonnette que la communauté juive de Bruges utilisait alors comme synagogue. Jan n’était encore qu’un enfant, mais un enfant inquiet du peu de prestance dont il faisait montre dès l’instant où on le comparaît à son frère.

– Peut-être n’es-tu pas très beau, mon garçon. Mais pourquoi t’en soucier à ce point ? Tes yeux sont d’un bleu très pur. Et puisque ton père est lapidaire, je dirai volontiers que le second fils des van Berghem a des prunelles de saphir. Or sais-tu, mon enfant ce que signifie ce mot dans la langue du peuple élu ?

Il avait laissé planer le silence avant de poursuivre en détachant chaque syllabe.

« Je pourrais traduire cela par “la plus belle des choses”. Il serait donc injuste que tu en veuilles à Yahvé, lui qui t’a donné ces yeux là.

Le visage du rabbin s’était évanoui dans la brume des souvenirs, mais la pierre roulait toujours dans la paume du joaillier. Le contact avec la peau de Marieke l’avait curieusement échauffée…

Ce soir-là, à l’instant de se coucher, Jan abandonna le saphir dans son écrin, parmi les autres trésors de son atelier. Il grimpa jusqu’à sa mansarde et, tirant son bonnet de bièvre sur ses yeux, se jura bien de dormir d’une seule traite jusqu’à l’aube.

Au milieu de la nuit pourtant, la cascade d’un rire argentin le tira du sommeil. Il ouvrit un œil et aperçut Lazulie, penchée au-dessus de lui, qui l’observait en souriant. Un dôme de lumière bleue les baignait l’un et l’autre dans une vive clarté.

– Mon petit époux, disait la jeune femme, réveillez-vous ! Nous avons tant de baisers en retard !

Jan s’assit sur sa paillasse et se frotta les yeux…

– Vous ?, fit-il la mine hébétée. J’avais fini par croire que vous n’existiez pas, que vous n’étiez que la demoiselle d’un rêve. Voici deux nuits que je ne vous ai vue. Où donc étiez-vous passée ? Le méchant homme vous a séquestrée ? Vous n’êtes point parvenue à sortir du saphir ?

Lazulie secoua la tête en riant.

– Non ! Vous n’y êtes pas, mais alors pas du tout. Non, je suis sortie, mais… Comprenez-moi, Albrecht…

– Mais, protesta Jan, je ne me nomme point Albrecht…

– Oui, pardon, je confonds, Ludwig…

– Encore moins !, rugit le joaillier.

– Ah oui, c’est votre frère…

– Vous connaissez mon frère ?, demanda le petit homme, l’air vaguement soupçonneux.

– Ne lui avez-vous pas montré mon saphir ? Ne m’avez-vous pas fait placer entre les deux énormes mamelles de cette gourgandine ?, s’indigna Lazulie.

– Ma belle-sœur n’a rien d’une catin, je vous assure, protesta Jan en éclatant de rire. Quant à ces appas que vous trouvez monstrueux !... De toutes façons, c’est Ludwig qui a demandé à sa femme de mettre le joyau entre ses seins. Moi, je n’y suis pour rien…

– Vous auriez pu quand même me défendre. Il faisait une chaleur épouvantable là-dedans. Moi qui venait juste d’ouvrir mes volets…

– Ah ! Si vous ne dormiez pas en plein jour, aussi !, gémit Jan à court d’arguments.

– Mais pourquoi Diable avez-vous tenu à me montrer à votre frère ? Pour qu’il me fasse la cour, lui aussi ?, demanda la jeune femme de sa petite voix flûtée.

– Certes non ! Je voulais…

Jan n’osait pas avouer le but véritable de sa démarche. Comment reconnaître, devant la femme qu’on aime, qu’on ait pu douter de son existence ?

« … J’avais besoin de certaines précisions sur la taille du saphir… Et surtout, ajouta-t-il d’un ton brusque, je voulais savoir si vous étiez dans vos appartements ou si vous couriez le guilledou je ne sais où… »

– Et bien ! Vous avez dû être servi ! Ce grand escogriffe n’a rien vu du tout !, commenta Lazulie. J’étais chez moi, évidemment !…

– Mais auparavant ?, lança Jan d’un ton inquisiteur. Qu’avez-vous donc fait durant les deux nuits que je n’ai point eu l’honneur de partager avec vous ?

La jeune femme prit la main du malheureux joaillier, la porta jusqu’à ses lèvres et y déposa un long baiser. Le bijoutier se radoucit soudain.

– Vous êtes glacée, dit-il. Venez vous réchauffer dans mes bras et faites-moi le récit de vos folles équipées.

La demoiselle du saphir se glissa sous les couvertures et se lova contre le sein de son amant.

– Il ne faut pas trop m’en vouloir, mon petit époux, murmura-t-elle. Je jouis grâce à vous d’une liberté toute neuve. Voici deux nuits, j’ai voulu découvrir le monde avant de vous retrouver. Savez-vous que Bruges, sous la lumière de la lune, est magnifique ? J’ai d’abord couru pour me réchauffer le long du grand canal, puis je suis revenue sur mes pas et, là, j’ai vu…, oui ! j’ai vu tant de choses ! Le grand carré que dessinent les demeures autour du Burg, groupées comme de simples servantes aux pieds de l’hôtel de ville et du beffroi. Le palais du Franc, avec ses allures de cathédrale, la dentelle de ses fenêtres ciselées, et tout à côté, presque agenouillée comme une humble épouse, la petite église Saint-Basile où repose le Sang de notre bon Seigneur… Je suis passée ensuite près de l’Hospice, où j’entendais gémir les malades et là, je l’avoue, j’ai eu soudain un peu peur : il m’a fallu presser le pas. J’ai rejoint le Wijngaard et m’y suis roulée dans l’herbe. Je voyais danser autour de moi toutes ces petites maisons blanches, paisiblement endormies sous le rayon de la lune. Je n’ai croisé qu’une béguine, très jeune, qui semblait avoir décidé de passer elle aussi la nuit à courir après des fantômes. Peut-être d’ailleurs était-elle un peu folle, car je l’entendais rire à gorge déployée, en tournant sur elle-même, comme si deux ou trois hommes la lutinaient. Puis j’ai repris ma course jusqu’au Minnewater.

– Le lac des amoureux ? fit Jan en levant un sourcil…

– Oh ! rassurez-vous, poursuivit Lazulie, je n’y ai rencontré personne… Enfin… personne de vivant. Un calme incroyable régnait sur le monde. J’ai observé longtemps la surface des eaux, immobile comme une grande flaque d’huile. C’était à peine si l’on percevait un léger clapotis, à la limite extrême des rives, là où se déposait un liseré d’écume scintillante. J’ai suivi du regard un héron ensommeillé qui, après avoir plongé le bec dans l’une de ces infimes vaguelettes, a soudain pris son essor, égrenant derrière lui un long chapelet de gouttes étincelantes. Il a plané un moment au-dessus des flots, comme s’il cherchait à y repérer une proie. J’avais l’impression qu’il fixait un point précis, situé très exactement au milieu du lac. Un léger remous semblait d’ailleurs se former à cet endroit. Depuis la rive, je cherchai à mon tour l’origine du mouvement imperceptible qui venait de rider la surface des eaux. Et je laissai plonger mon regard dans les profondeurs…

Jan se demanda un instant comment la vue de la demoiselle pouvait à ce point être perçante. Mais après tout, pour vivre dans un saphir, n’était-elle pas un peu fée ? Il se garda donc bien d’intervenir.

« C’est ainsi que j’ai fini par discerner tout en bas une drôle de petite construction, ajouta Lazulie…

– Le mausolée de l’aimée ? demanda Jan.

– Peut-être, répondit sa compagne. Cela ressemblait en effet assez à un tombeau. Comme un petit temple à fronton, entouré d’une grille et pourvu d’une seule entrée. La porte s’est ouverte et une femme a paru. Une belle dame en robe damassée, qui ne cessait de se tamponner les yeux avec un joli mouchoir de dentelle. Tenez ! À présent que vous m’y faites songer, elle ressemblait assez à la petite employée que votre cher Ludwig a engrossée…

– Comment cela ?, protesta Jan. Mon frère n’a d’yeux que pour sa Marieke…

– Les yeux peut-être ! lança Lazulie en riant. Mais je vous assure que pour le reste…

La jeune femme se blottit plus frileusement encore contre la poitrine de son amant.

– Mais laissons cela, ce n’est point notre affaire, conclut-elle. Quand j’ai vu cette inconnue dans sa belle toilette, je me suis rappelé la légende. J’ai imaginé que quelque part, dans Bruges la silencieuse, errait un autre fantôme, celui d’un joli garçon pleurant la perte de sa bien-aimée. Et c’est ainsi que, brusquement, j’ai songé à vous. Je suis revenue au pas de course. Mais la nuit était fort avancée, et vous dormiez comme un enfant. Je n’ai pas eu le cœur de vous réveiller. J’ai déposé un baiser sur votre front et j’ai filé jusqu’à ma chambre.

« Hummmmmm !, ajouta-t-elle en s’étirant de plaisir. Je crois qu’ensuite j’ai dormi toute la journée… »

– Et la seconde nuit ?, demanda Jan, plus par curiosité que par esprit de défiance.

Lazulie posa les lèvres sur le ventre du joaillier et y piqua toute une série de baisers rapides.

– Bah !, fit-elle, c’était un peu pareil… Et cependant fort différent. Cette nuit-là aussi, je me suis promenée. J’ai couru jusqu’au Zwin. Des gitans avaient établi leur campement à quelque pas du rivage. Une fête y battait son plein. La foule s’était massée autour d’un grand feu. Les rires fusaient de toute part. Des cadences effrénées, des mélopées insensées montaient d’un petit orchestre. Il n’y avait guère là pourtant que trois musiciens. Mais ils faisaient un tel vacarme ! L’un s’époumonait dans son cromorne, un autre martelait avec fièvre la peau de son tambourin, pendant que le dernier pinçait doucement les cordes de son luth. Et celui-ci… Ah ! Mon petit époux ! Il était beau comme un diable qui serait sorti tout droit des enfers. L’œil noir, étincelant comme un morceau d’obsidienne, le poil assorti, aussi frisé que le mouton d’Ouessant, et la peau enfin, pareille à de l’ambre et si chaude…

Jan s’était raidi, mais Lazulie ne parut pas s’en apercevoir.

« Je ne prêtai attention qu’à ses mains, fines et dorées, qui couraient sur les cordes. Je les imaginais filant ainsi sur ma peau pour en tirer les accords les plus subtils, les mélodies les plus inattendues…

« Une femme, en dansant, s’est détachée du groupe. Nous la vîmes s’approcher du feu dans un crépitement de castagnettes. Elle était grande et mince, vêtue de rouge de la tête aux pieds. On aurait dit une longue flamme, ondulant dans la brise estivale, et tout à la fois un papillon, attiré par la lumière. Elle a commencé par dénouer d’un doigt le foulard qui retenait ses cheveux d’ébène, et dans une sorte de rugissement, elle l’a jeté dans les airs. Puis, sans cesser de danser, sans cesser de suivre les méandres de la musique, ni même de battre des castagnettes, elle a défait les pans de son boléro et révélé à tous les secrets de son buste – des seins magnifiques, pleins, lourds, le mamelon large, presque noir. Enfin, elle a quitté sa longue robe de gitane et s’est retrouvée entièrement nue. Les reflets du brasier qui illuminaient sa peau dorée la transformaient presque en torche vivante. Elle n’eût été que clarté vive si n’avait résisté, au cœur même de ses chairs, un indestructible fragment de nuit : l’éclat de diamant noir que dessinait le pubis.

« Et c’est ainsi qu’elle est entrée dans le feu…

« Oui, mon petit époux, j’ai assisté à ce prodige, continua Lazulie. Les flammes ne la brûlaient pas. Elles lui léchaient les pieds, les mollets sans cesse en mouvement, elles lui couraient le long des cuisses. Elles me semblaient même s’insinuer en elle, pénétrer son sexe, couler entre ses fesses. Et plus elles se faisaient insistantes, plus les traits de la femme affichaient l’expression d’un plaisir indicible.

« Une envie folle de la rejoindre s’empara de moi. Le luthiste avait-il surpris mes regards ? Toujours est-il qu’il m’invita, d’un geste du menton, à me jeter moi aussi dans le feu. Une étincelle mauvaise, démoniaque peut-être, luisait dans son œil noir. Alors, j’ai eu subitement honte, et je me suis enfuie. J’ai couru jusqu’au Minnewater, je me suis déshabillée en grande hâte, et j’ai plongé dans l’eau froide. Ensuite… ensuite, je suis restée longtemps sur le bord du lac, allongée dans l’herbe à me…

Lazulie hésita avant de poursuivre, puis elle prit une large inspiration et conclut :

« … à me donner du plaisir ! ».

Son élocution s’était soudain accélérée.

– Mais pourquoi n’es-tu pas venue ici, mon amour ? demanda Jan. Ce plaisir, je te l’aurais volontiers donné, moi.

La jeune femme eut un sourire tendre.

– J’avais tellement honte, mon petit mari, tellement honte d’avoir imaginé les flammes comme des mains dansant par centaines sur mon corps offert à leurs bienfaits.

Jan se fit violence pour la réconforter. Il n’était que vaguement rassuré…

– Il n’y a nul déshonneur à avoir connu la tentation, ma toute belle, rétorqua-t-il malgré tout. On ne saurait voir de vilenie tant que tu résistes à l’aiguillon du diable et que tu me demeures fidèle.

Quelques jours passèrent et des nuits tout autant. Lazulie, venait ponctuellement, peu après la douzième heure. Elle montait dans la mansarde, prenait le rapide dîner que Jan lui avait préparé, et tous deux roulaient sur la paillasse, se déshabillant mutuellement dans de grands éclats de rire. Les affaires du second des van Berghem prospéraient à merveille. Le bruit s’était répandu qu’il avait trouvé moyen de donner un éclat particulier aux gemmes, sans qu’on sût exactement comment il s’y prenait. L’idée de percer un minuscule canal depuis la pointe jusqu’au cœur de la pierre restait un secret parfaitement gardé. Même Ludwig n’en avait dit mot à la Guilde. Il faut avouer qu’avec sa femme et sa jeune maîtresse, enceintes l’une comme l’autre de ses œuvres, il avait à l’époque bien d’autres sujets de préoccupations.

Une nuit cependant, Lazulie ne vint pas. Jan se rassura, en se disant que, ce jour-là, elle avait dû dormir un peu plus qu’à l’ordinaire ou, peut-être, qu’elle s’était sentie légèrement souffrante, rien de plus. Il observa le saphir sous toutes ses facettes. Les volets du petit appartement devaient être fermés, car même à la loupe, on ne parvenait à surprendre la moindre ombre de fenêtre. Le joaillier se demanda si le mince canal qui permettait à sa maîtresse de le rejoindre ne s’était pas obstrué. Il y fit passer délicatement la plus fine de ses mèches et, finalement rassuré, reposa le joyau dans son écrin.

D’autres nuits suivirent, au terme desquelles Jan dut se rendre à l’évidence : il semblait bien que la demoiselle dans le saphir l’avait définitivement oublié. Il se remit à scruter la pierre, à l’agiter en tout sens et soudain l’image du joueur de luth s’imposa à ses yeux. Il abandonna l’écrin dans un coin de son échoppe. D’un geste mécanique, sans même songer que l’été avait désormais pris possession de Bruges, il se coiffa de son bonnet de bièvre et se rua en direction du Zwin.

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