La déperdition des sentiments

Guillaume Vincent Simon

La déperdition des sentiments.

 

 

C’est une vieille pièce, toute cramoisie, usée par de nombreuses volutes de fumée, recrachées langoureusement par les hôtes de ce manoir.  

 

Il y a comme une odeur lourde et grasse, un mélange de poussière, et de tabac, vieux tabac. Les fenêtres sont condamnées, et seuls quelques faisceaux de lumière traversent les planches, dessinant dans la poussière statique des lignes blanches et délicieuses. 

 

La bâtisse est déserte, vide, il n’y plus un bruit qui l’emplie, plus rien, si ce n’est ma respiration, lente, mais saccadée, mes pats, et les bruits d’autres animaux, courant dans les longs couloirs gris et poussiéreux. 

 

Au milieu du salon, trône un piano, noir, un Pleyel, majestueusement posé au milieu d’un dallage de marbre noir et blanc qui forme une étoile, en son centre. La partition qu’il jouait quand la maison a été vidée est encore sur le pupitre, à la note où il s’est arrêté. Du Chopin, quoi de mieux pour sentir ses tripes partir au rythme pulsé et marqué de cette nocturne. 

 

La maison est encore pleine, rien n’est parti, rien n’a été volé, ni détérioré.  

 

A l’étage, c’est comme si la vie s’était brusquement arrêtée, la baignoire d’une des salles de bain est encore pleine, son contenu croupi montre clairement que la maison fut évacuée depuis un certain temps, il y a des vêtements un peu partout, ils ont dû fuir, comme tout le monde, en précipitation, brusquement. J’entends encore au loin, le bruit qui courrait les pièces, et envahissait l’espace, la vie. 

 

Le sol est jonché de papiers qui ont dus s’envoler lors des nombreuses secousses qui frappèrent la région. Il y a vraiment une odeur particulière dans cette maison, une odeur de renfermé, de crainte, mêlée à celle de la sueur, on y voit presque comme une image figée, un instant pause, où le souffle, la vie, le temps, les gestes et les moments sont restés dans une léthargie forcée, une scène de la vie vidée des figurants, par la force du destin. 

 

Je sors de la maison, le jardin est en friche, et les statues sont vertes, envahis par le lichen, les murs de briques rouges sont couverts de vignes, qui a envahi tout l’espace possible. 

La nature a repris ses droits. 

Ce monde est devenu vide, exsangue, l’idée que l’homme s’est faite de la vie en société nous a progressivement mais irrémédiablement conduit vers l’éradication de l’espèce humaine. 

Peu très peu de personne ont vu les choses changer, mais elles ont changé, et très vite, sans que rien ne puisse les arrêter. Comme une bille, qu’on laisse échapper sur un terrain incliné, et qui ne s’arrêtera que lorsqu’elle percutera un mur, ou chutera dans un gouffre, se brisant en mils morceaux. 

 

L’homme a été perdu, le jour où il a préféré son égoïsme à l’altruisme, ses viles sensations aux sentiments profonds, le jour où il a préféré ne voir dans sa vie, que lui, ne compter que pour lui, ne faire que pour lui – ne vivre que pour lui. 

 

Finalement, la définition même de société ne suppose-t-elle pas l’addition impersonnelle d’une multitude d’individu ne vivant et ne respirant que pour eux, mais qui essaie de cohabiter tant bien que mal, dans un monde presque clos ? 

 

Le monde est mort de son égoïsme, mort de la culture de ses propres intérêts, il est mort, annihilé - vive l’évolution. 

 

 

Live fast die old.

 

 

Les voitures filent sur le périph, pépite d’acier, de toutes les couleurs, on dirait du Kandinsky. Elles filent vite, dans une nuée gazeuse, percent la chaleur du mois d’Août, la nuit, elles sont comme des fusées, les nuées que dessinent leurs phares font de la ville un néon rouge et blanc géant. Une nuée splendide, pleine de poésie, de désir et de rêve. 

 

Les rues de la ville sont pleines de vie, pleine de monde, de récréation et de joie. On est en été, et il fait chaud. Sur ma terrasse, j’aperçois dans le jardin des Tuileries des enfants qui jouent, bêtement, à courir après les pigeons, qui bêtement s’envolent. La réalité du quotidien s’est dissipée dans les volutes magiques de la candeur, les problèmes du monde, ceux qui nous effraient tant, tels des nuages, ont été chassés par le vent de l’été, mais reviendront dès que la pluie sera. 

 

En attendant, je suis assis, à la terrasse de  mon appartement, rue de Rivoli, et je regarde, ce soleil, indifférent, mais tant nécessaire, se coucher, car moi je ne le veux pas. Mon vin se réchauffe, moi, je scrute, le monde, ce monde, ces gens qui déambulent, comme des robots individuels sur le trottoir longeant les grilles du parc. La lumière, jaune et violette, rend l’ambiance intime, un moment rare, entre chien et loup. Moi, je me délecte de ces moments solitaires, onanisme spirituel que de regarder les gens vivre. 

 

On est en 2010, en août, il fait chaud, le ciel est pur. 

 

Demain sera autre, certainement meilleur, car on m’a dit que c’était comme ça qu’il fallait voir les choses, sinon, il paraît que l’on s’enfonce dans la dépression. Mais je pense que se forcer à voir les choses comme elles ne sont pas, c’est déjà admettre que la réalité vous déprime. Après tout, nous sommes tous individus, nous voyons tous les choses différemment, et nous n’avons pas à partager nos points de vue, sur les manières dont on a tous de voir le monde. Moi je vois dans ce monde une magnifique et inépuisable cour de récréation, au loisir facile, et à l’exploitation enfantine. 

 

En attendant le jour où les gens seront biens dans le monde qui les entoure, et en écoutant de la musique grisante, je fume, et savoure mon vin, seul à la terrasse de mon appartement, je les regarde, ces jolis points mouvants, au centre des Tuileries. 

 

Mon écran LCD géant diffuse en continue les images du JT d’Itélé, que j’aime regarder constamment pour constater la marche irrésistible de notre monde à sa consumation. Guerre par-ci, émeutes par-là, ONU machin, OTAN bidule, sont les compositeurs de la symphonie, non pas du nouveau monde, mais du monde nouveau, jouée, simultanément par chacun de nous, sans que l’on ne s’en rende compte, musique transcendantale, qui, malgré nos très fameuses différences, nous rendent tous VIP, sur la scène de l’opéra humain. C’est une musique que l’on compose chaque jour, à chaque minute, en achetant son pain, ou en fumant une cigarette. Chacun de nos mouvements est une pulsation rythmique, un coup de cymbale ou de triangle, toutes nos conversations sont les chœurs qui au loin scandent l’irrésistible refrain lourd et répétitif, chacun de nous fait marcher le monde, à sa vitesse, selon son goût, mais involontairement et conjointement. 

 

La soirée va être belle, j’en suis sûr. J’ai un peu chaud, ma peau est collante, mais la sensation d’être chair au milieu d’air me donne des ailes. Je vole en fait. Le vin m’est monté à la tête, et je commence à rire, et à divaguer… mes muscles vibrent, mes poumons s’emplissent, mes yeux se perdent, je rêve. 

 

 

 

 

Une chasse fabuleuse, je suis à cheval, dans un forêt sombre et brumeuse, les branches des chênes centenaires forment un tunnel,  nu, sans feuille, on est en novembre, c’est le matin. Au gallot, la forêt défile, je le suie de près, le troussant, le débusquant, il se cache, je le trouve, il a peur, je rigole. Le monde est cruel, sans pitié et vicieux, un oiseau passe. Il a l’air épuisé de courir pour m’échapper, mais c’est sans compter mon cheval dont les narines exultent deux faisceaux superbes, elles exultent la vie. L’homme devant, plein de boue choit, minablement, j’arrive à vive allure, sors ma carabine, le vise, et tire. 

 

Il fait corps avec la terre, la gueule marron, il me fait pitié, il est temps de rentré. 

 

J’arrive vers 10h00 au domaine, il est temps pour moi d’aller dormir. 

 

 

Sur Paris, le jour se lève, j’ai dû dormir quelques heures seulement, car mes yeux me piquent. Il fait encore très chaud, il est 7h00, la rue est déserte. Je vis seul, car je ne pense pas pouvoir supporter quelqu’un, j’ai 27 ans, je ne travaille pas, je n’en ai pas besoin, je passe mes journées à faire de l’ethnologie, que je qualifierai de deconstructiviste, à examiner mes semblables, à les scruter et à chercher un moyen de les faire changer, avant que nous ne disparaissions tous. 

 

Aujourd’hui je suis allé me promener au Luxembourg, j’adore les parcs publics, ils grouillent de personnes improbables, armé de mon calepin, j’essaie de comprendre pourquoi les femmes tombent encore enceintes, ou pourquoi les enfants rient encore, je ne comprends pas pourquoi les gens se forcent, presque par habitude, à procréer, à donner descendance à ce monde bâtard, stérile, et putride. Ce sont les mystères de la vie, ce sont les mystères de l’homme. Comment faire en sorte, sans avoir foi dans ce monde, que l’espèce humaine perdurent, vive, encore pendant des siècles et des siècles, reste encore la race dominante ; comment le faire, puisque notre déclin a commencé, que je le consomme déjà, en me délectant de voir ces gamins de 5 ans, être seuls à jouer, alors que leurs parents font sans lui. Comment puis-je, pouvons-nous, croire encore dans l’homme. Je vis seul peut-être pour ça, je ne peux me consacrer aux autres sans être sûr de leur fiabilité. Je ne veux pas faire de ma vie un égoïsme de couple, ni un simulacre totalement raté d’altruisme – je n’ai pas de temps à perdre, je suis et je resterai égoïste pour moi même. Le monde devient comme moi, je ne comprends pas vraiment pourquoi, certainement la marche forcée de notre espèce, notre évolution. Anéantie par la pandémie de l’individualisme. 

 

Quoi qu’on puisse en dire, les journées ne sont jamais identiques, le vent, le temps change, et les gens que je vois aussi. 

 

Comme cette vieille femme, suivie pendant un mois, radieuse, qui se promenait heures fixes au jardin des Tuileries, baignée par un quotidien délicieux, elle vivait rue Croix des Petits Champs, elle était grand-mère, et heureuse. En un mois, elle est devenu une loque, impotente, et à abattre, sans que l’on sache vraiment pourquoi. Il est assez distrayant de constater la déperdition humaine, comme cela, par des exemples véridiques, tirés d’une réalité présente. Observer ses semblables froidement, c’est mon jeu favori. 

 

Je n’ai presque jamais ressenti de sentiments autres qu’esthétiques, l’amour, la joie ou la tristesse ne sont pas miens, et j’imagine théoriquement ce qu’ils peuvent être. C’est ma conscience qui me dicte ma conduite, les sentiments pour moi, sont anarchiques, et sèment le trouble, d’une manière insupportable dans la toute petite raison de l’homme. Chasser ses sentiments, physiques, et moraux, c’est déjà commencer à s’élever, à faire partie plus du sublime. Je quitte la comparaison, et file droit vers la métaphore. Je souhaite ce cheminement à l’homme, une bonne fois pour toutes. 

 

La même scène tous les soirs à 17h, rue de Rivoli, les gens qui rentrent du travail, qui se réfugient dans leur tanière, pour fuir le monde qui les entourent, et oublier tout, tout ce qu’ils ont sur le cœur, leur soucis, leur déconvenue et leur angoisse. 

L’autre provoque cela, ces angoisses, ces tracas, l’homme seul, qui n’a pas de pression de ses semblables ne peut avoir autre chose que de la culpabilité, et du remord, car il ne doit rien à personne, et ne pense à rien si ce n’est à lui. J’aimerais voir tous ces gens comme moi. Le monde serait beau, une utopie fabuleuse. 

 

Ce soir je suis allé au restaurant, pour manger d’abord, puis pour observer les gens autour. La terrasse du Georges est un endroit idéal pour pouvoir observer les gens qui font le monde aujourd’hui, une tripotée de bourgeois dévergondés et alcoolisés, sans tenue, si ce n’est du Chanel. Je ne comprends pas cet état social, je ne comprends pas ce mépris d’abord pour eux même, et encore moins celui qu’ils ont pour les autres, ils sont pourtant comme moi, dans monde désentimentalisé, loin de tous vrais tracas, et n’ayant comme but que la réalisation de leur désirs, ou besoins, s’ils en ont encore. 

 

Je dois certainement leur ressembler un peu, une vie à regarder les autres avec un regard acerbe, qui traduit mon grand mépris, non pas des gens, mais du monde en lui-même. Finalement, le recul n’est qu’un outil supplémentaire pour se détacher de toutes pressions humaines, et faire de ses opinions un tulle gras, lourd, pesant, et poisseux. 

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