La dernière escale

darklulu

Extrait du journal de bord du Perle de l’Orient retrouvé aux coordonnées 38°06'N 69°12'W, par le tanker Adamantin le 30 octobre 2011.

JOUR 1

Le second et moi-même avons pris la décision d’alléger les tours de garde. Nous naviguons sur une mer d’huile et tous les bulletins météos sont optimistes. Un homme en passerelle et un homme aux machines feront largement l’affaire.

Je vais demander au cuistot de nous faire de la viande ce soir. Ca nous changera du poisson.

JOUR 2

Ce matin, le matelot de quart à la passerelle m’a signalé avoir observé un grand nombre de feux de Saint-Elme pendant sont service. D’ordinaire, ces derniers n’apparaissent que quand le temps va tourner à l’orage, ce qui ne semble évidemment pas être le cas.

La mer est d’un calme olympien, et je n’ai toujours pas pu observer le moindre nuage. Ce qui en soit est déjà surprenant en pleine mer.

Et si l’on se fie aux bulletins, la météo ne semble pas vouloir tourner.

Quant à l’équipage, j’ai noté aujourd’hui beaucoup de visages fatigués et renfrognés, malgré la tranquillité de notre voyage. J’ai vu, dans certains regards une sorte de mélancolie, comme si le grain n’était pas dans le ciel, mais juste au dessus de nos têtes.

Je dois dire que, même moi, je me sens vidé de mes forces. Je suis cependant habité par une sorte d’intangible tension. Presque dans l’attente de quelque chose.

Nous sommes en plein triangle des Bermudes, et les histoires que l’on raconte sur cet endroit ne font guère frémir que les fillettes. Pourtant, une inquiétude indéfinie semble habiter nos esprits.

Ce soir, je vais laisser le cuistot décider de ce qu’il veut faire. Quoiqu’il en soit, je n’ai pas faim.

JOUR 3

Cette nuit, tout l’équipage a été réveillé par la sirène d’alarme. Elle a été déclenchée par l’homme de quart aux machines. Personne, pas même lui, n’a d’explication cohérente. Il aurait été pris d’une peur panique après avoir entendu des voix qu’il qualifie lui-même de « non-humaines ». Il jure même qu’il a vu les ombres bouger et ramper vers lui.

Le médecin du bord l’a placé sous sédatif. Cela fait dix ans que je navigue avec ce gars là. C’est quelqu'un de fiable et qui a la tête sur les épaules. Rien à voir avec cette créature tremblante et habitée par la peur que j’ai vu ce matin.

Malheureusement, cette peur semble être contagieuse. Le second est venu me rapporter que les hommes commençaient à grogner. Nous allons donc doubler les quarts dès ce soir.

J’allais oublier : il y a encore eu les feux de Saint-Elme un peu partout sur les extérieurs du bâtiment.

Je me demande s’il y a un rapport…

JOUR 4

Maintenant cela devient franchement étrange. Toujours pas une ride sur l’océan. Pas un pet de vent. Rien. Nous avons l’impression d’avoir quitté les frontières de notre monde et nous naviguons sur une mer inconnue.

Ce sentiment est exacerbé par le fait que nous n’arrivons à contacter personne, que ce soit par radio ou avec le téléphone satellite. C’est pareil avec la navigation GPS. Impossible de se caler sur le moindre satellite.

Cette nuit, les feux de Saint-Elme ont encore une fois été de la partie. Je les observés personnellement.

Au cours de mes traversées, j’en ai vu un paquet, mais jamais comme ceux-là

J’aurais eu plus d’imagination que j’aurais dit qu’ils visitaient le bateau, qu’ils savaient exactement où ils allaient.

Mais c’est impossible, n’est-ce-pas ?

Nous en avons discuté ensemble, le second, le médecin et moi-même. Ils pensent que nous traversons un intense champ magnétique, ce qui expliquerait nos problèmes de communication, et peut-être aussi ces étranges conditions météos.

Mais pas pourquoi j’ai un gars qui a pété les plombs et que je suis obligé de garder sous calmants depuis deux jours. Ni pourquoi l’aiguille du compas montre obstinément une direction qui n’est pas le nord.

Elle est fixe comme si elle avait été clouée sur le cadran.

JOUR 5

J’arrive à peine à croire ce je vais écrire !

Cette nuit, je suis sorti pour tenter de faire le point par rapport aux étoiles avec mon astrolabe.

Hé bien je n’ai reconnu strictement aucune constellation ! Heureusement, je crois être le seul à bord à savoir faire cela, ou en tout cas, à en avoir eu l’idée.

J’ai décidé de garder cette information pour moi. Divulguée, elle ne ferait qu’ajouter de l’huile sur le feu et transformer en panique la peur qui règne à bord.

Ce n’est pas tout.

Quand j’étais dehors, je suis persuadé d’avoir entendu des voix moi aussi. Je n’ai pas compris ce qu’elles disaient. J’avais l’impression qu’elles parlaient une langue que je n’avais jamais entendue. Et quand je me suis retourné pour voir d’où elles venaient, je me suis aperçu que j’étais entouré de feux de Saint-Elme.

Je jurerais qu’ils m’observaient.

Plus tard dans la journée, j’ai essayé encore une fois de contacter quelqu’un avec nos moyens de communication, mais je n’ai eu que des parasites pour réponse.

Je commence à croire que tout ce qu’on raconte sur le triangle des Bermudes est vrai…

JOUR 6

Le second a été attaqué cette nuit !

Par qui, par quoi, je n’en sais rien, mais ce qui l’a mordu lui a enlevé un sacré bout de viande. Le pauvre s’est complètement vidé de son sang avant que le médecin n’ait pu le rejoindre.

J’ai donné l’ordre que chaque homme soit accompagné. Je ne veux plus voir personne tout seul ni à l’extérieur, là où s’est produit l’agression.

Nous avons également sorti les armes. Celles qui sont censées être à bord, et celles qui ne le sont pas… J’espère seulement qu’il n’y en aura pas un pour paniquer et dézinguer ses collègues.

Nous avons mis la dépouille du second dans le frigo à viande, nous n’avons pas de morgue à bord.

J’ai prononcé quelques mots mais le cœur n’y était pas. Nous nous voyions tous à sa place.

La situation est en train de m’échapper, et je ne sais pas quoi faire pour garder le contrôle.

Nous sommes tellement perdus désormais que je ne saurai dans quel sens aller pour faire simplement demi-tour.

JOUR 7

Nous avons un écho radar !

Il est faible, lointain et intermittent, mais nous mis aussitôt le cap vers lui.

La tension a encore augmenté cette nuit quand nous avons constaté que les feux de Saint-Elme s’agglutinaient aux fenêtres et aux hublots, comme s’ils voulaient venir nous chercher. J’ai fait verrouiller tous les sabords, sas et écoutilles qui donnaient à l’extérieur.

Nous nous sentons comme des poissons dans un aquarium surveillé par l’œil avide d’un chat.

Mais cet écho radar agit sur nous comme un phare.

Il nous attire à lui.

Nous ne savons absolument pas de quoi il s’agit, mais cela semble être très gros. Ce n’est certainement pas un bateau. Il reste néanmoins la seule chose à laquelle nous pouvons nous raccrocher.

J’ai divisé l’équipage en deux. Une partie à la salle des machines et l’autre en passerelle. Les repos et les repas sont pris sur place.

J’ai réitéré l’interdiction absolue de sortir. J’ai vraiment l’impression que les feux de Saint-Elme, si c’est bien de cela qu’il s’agit, ne sont pas étrangers à ce qui est arrivé au second.

Je crois maintenant que cette promiscuité forcée ne fait que renforcer l’état de nerfs dans lequel se trouve l’équipage. Les altercations sont de plus en plus fréquentes, et déjà deux bagarres se sont déclenchées.

Mais je n’ai pas d’autre choix.

Jour 8

Nous savons maintenant ce qu’est l’écho radar !

Il s’agit d’une île. Une étrangeté de plus. D’après notre dernier relevé de position avant que le GPS ne nous lâche, il n’y avait rien à moins d’une semaine de mer.

Même l’île en elle-même est étrange. Elle donne l’impression de surgir des eaux brusquement. Rien dans ses formes ne semble naturel.

Elle m’évoque plus un immense château-fort posé là par quelque main géante.

Je reste indécis sur la conduite à tenir. La torpeur émotionnelle dans laquelle nous baignons depuis maintenant sept jours semble accentuée depuis que nous sommes à proximité de celle île bizarre.

Ce qui est certain, c’est qu’elle exerce une fascination irrépressible, presque malsaine,  sur l’équipage. Moi y compris.

Comme si une voix nous chuchotait que notre salut se trouvait sur ce bout de terre perdu au milieu d’un océan étranger.

La part de mon esprit qui reste rationnelle hurle que c’est exactement le contraire, et que nous devrions quitter cette zone le plus vite possible.

Mais je n’arrive pas à me décider à en donner l’ordre.

Cet après-midi le médecin m’a appelé. L’homme que nous gardons sous sédatif s’est soudain agité, malgré l’impressionnante dose de calmant que lui a administré le toubib. Nous avons dû l’isoler dans un réduit.

J’entends encore sa voix chevrotante psalmodier comme une litanie.

« Son chant est ici.

Nous sommes à lui.

Donnons-lui nos vies

Pour sa fureur calmer

Et son sommeil apaiser.

N’est pas mort

Ce qui à jamais dort. »

Mais est-ce bien sa voix que j’entends ?

JOUR 9

Ce matin il manquait un canot et dix hommes !

Ils ont cédé à l’appel de l’île et s’y sont rendus. A l’heure où j’écris ces lignes, ils ne sont toujours pas revenus à bord.

Nous ne savons pas ce qui a pu leur arriver, mais, sur les coups de midi, une brume opaque s’est levée autour de l’île. On ne voit plus que le sommet de ce qui semble être une construction gigantesque.

Nous nous sommes un peu rapprochés de l’île, mais n’ayant aucune idée de la configuration des fonds marins dans le coin, je n’ai pas voulu prendre le risque d’échouer le bateau. Ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en manquait.

Néanmoins, certains détails nous sont apparus avant que le brouillard ne dissimule toute l’île à notre vue.

Nous avons pu voir des murs, hauts et lisses, taillés dans ce qui ressemble à de la pierre volcanique noire.

Nous n’avons remarqué aucune ouverture à l’exception plus que notable d’une seule, au niveau du sol. Une sorte de porte aux dimensions qui semblent être cyclopéennes. Mais avec la distance, l’échelle peut être trompeuse.

Il y a une tour à chaque coin du « château » et, de l’autre côté du mur d’enceinte se dresse une pyramide, dont le sommet est plat. Sur ce plateau, semble posé un édifice qui ressemble furieusement à un trône.

Un trône aux dimensions d’un dieu !

On dirait le tout comme flottant sur les flots. Nous avons même pu voir le canot échoué au pied de l’immense porte.

Mais de nos hommes aucun signe.

Si d’ici demain nous n’avons toujours pas de nouvelle d’eux, nous rendrons sur l’île à notre tour.

Je crois que, de toute façon, nous ne pourrons guère résister longtemps à l’appel de l’île, nous non plus.

JOUR 10

Nous venons d’échouer notre canot à côté du premier.

Et nous sommes bien au pied d’une porte. Je n’ose imaginer pour quelle créature colossale elle a été conçue.

J’ai pris le journal de bord avec moi, et vais tenter de relater les événements au fur et à mesure qu’ils se produisent ?

Juste au cas où…

Nous avons libéré l’homme sous sédatif avant notre départ. Contre tout bons sens, nous n’avons laissé que lui à bord. Mais cela n’a pas été facile. Il voulait monter à bord du canot avec nous comme si sa vie en dépendait.

C’est finalement le bosco qui l’a convaincu de rester sur le cargo avec un argument imparable : un crochet du droit qui a sonné le pauvre homme pour le compte.

Nous étions à mi-chemin de l’île quand il a retrouvé ses esprits. Nous avons entendu ses insultes et ses cris de désespoir.

Il allait se jeter à l’eau, sans doute pour essayer de rejoindre l'île à la nage, quand quelque chose d’horrible se produisit. Les feux de Saint-Elme apparurent subitement et se jetèrent sur lui. Nous pouvions voir les gerbes de sang s’échapper de son corps quand une de ces choses le touchait. Puis il tomba sur le bastingage et nous ne le vîmes plus.

Mais il hurla un long moment avant de rendre l’âme. Depuis nous n’avons plus vu un seul feu de Saint-Elme.

Je vais maintenant rejoindre les autres, de l’autre côté du mur d’enceinte.

Mon Dieu ! C’est affreux !

A peine avions-nous franchi le seuil que la porte s’est ouverte en grand.

Un être gigantesque émergea des flots. Je ne saurais le décrire tant il incarnait l’indicible horreur, le mal absolu.

Je ne me souviens que de son regard. Mais quand j’y songe, mon cerveau est à deux doigts de basculer définitivement dans la folie.

Il a marché droit sur nous, comme un aigle fond sur sa proie.

Quand ses yeux se braquaient sur l’un d’entre nous, ce dernier se mettait à hurler, comme s’il subissait tous les tourments de l’enfer en même temps.

La peau du pauvre bougre se mettait à fondre comme de la cire, laissait voir chairs et tendons.

Puis les muscles étaient épluchés, couche après couche, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les os et les organes internes.

Ces derniers étaient fouillés par des doigts invisibles, agressifs et tranchants, qui les éminçaient comme des oignons.

Et pendant tout ce temps, la victime restait vivante !

Jusqu’à ce que le regard de l’être monstrueux ne trouve ce qu’il cherchait : une boule de lumière lumineuse et chatoyante. Ce ne pouvait être qu’une âme.

C’était alors sa bouche qui s’animait, s’ouvrant en grand sur un trou noir dans lequel était enfournée l’âme du supplicié.

Ce n’était qu’à ce moment qu’il mourrait.

Je ne dois le salut que parce que je suis rentré bien après les autres. J’ai eu le temps de rebrousser chemin et de remettre le canot à l’eau.

J’ai ramé comme un dératé pendant je ne sais combien de temps sans me retourner de crainte de voir cette infernale créature fondre sur moi.

Cela fait maintenant presque deux heures que j’ai arrêté de ramer, ne sachant plus dans quelle direction aller.

Les flots sont toujours aussi calmes.

Non ! Les feux de Saint-Elme ! Ils sont revenus !

Ils sont là : ils me regardent.

Ils arrivent, je ne……..

Ce journal de bord a été trouvé dans un canot de sauvetage. A part des traces de sang, il n’y avait rien d’autre à bord.

Depuis lors, le Perle de l’Orient n’a jamais été retrouvé.

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