La dernière escale (version intégrale)
darklulu
Chapitre 1
Le canot de sauvetage tanguait au rythme lent et tranquille des flots. Il n’était ici que comme seul témoin d’un drame qui s’était déroulé ailleurs, sur un autre rivage étranger à ce monde.
Le professeur Howard Love regardait cette frêle coque avec un drôle de sentiment mitigé, où l’excitation d’avoir eu raison se partageait avec la peur… d’avoir eu raison. Depuis qu’il travaillait pour la Fondation, il baignait dans un univers dans lequel la peur était omniprésente.
Dans la passerelle du navire, l’Adamantin, tout le monde était à la manoeuvre. Il fallait accoster le canot doucement pour pouvoir le hisser sur le pont principal. On savait depuis le début que personne n’était à bord, aussi n’était-ce pas une mission de secours, toutefois, elle demeurait de la plus haute importance selon le professeur. Les relevés et les analyses qu’il comptait effectuer sur le canot lui fourniraient peut-être des indications importantes, voire vitales, pour ce qui concernait ni plus ni moins que la survie de l’humanité.
– Nous l’avons, monsieur, lança enfin le capitaine Carter.
– Très bien, répondit Howard. Que personne n’y touche tant que je ne l’ai pas examiné. Je veux que les échantillons soient souillés le moins possible.
Howard se rendit sur bâbord et regarda les marins procéder. Deux d’entres eux descendirent à bord du canot, en prenant soin d’y poser les pieds ou les mains que lorsque c’était nécessaire. A l’aide de câbles, ils le sanglèrent solidement puis remontèrent. Ils étaient rendus nerveux par le regard scrutateur du professeur, qui n’hésitait pas à les héler s’il estimait les manoeuvres ne faisaient pas assez attention à la pureté de ses prélèvements. Enfin, la grue articulée put faire son office.
Sur le pont, l’esquif semblait grossier hors de son élément, comme un dauphin échoué, la carcasse grotesque d’un passé funeste.
Howard s’en approcha avec le même respect que s’il s’était agi de la mythique Arche d’Alliance.
Une des premières choses qu’il remarqua fut les traces de sang. Une première observation laissait penser qu’on s’était battu à bord du canot. Quoique vu la quantité de sang, il aurait été plus juste de dire qu’une mise à mort avait eu lieu… Une exécution à l’aide d’une multitude d’objets coupants. Le liquide vital avait été projeté sur le bois de la grosse barque, en plusieurs endroits différents.
Howard, avec mille précautions, gratta un peu de sang séché qu’il fit tomber dans une éprouvette. Il fit la même chose sur les oeuvres vives afin de déterminer plus tard dans quel milieu elles avaient baignées. Il rangea précautionneusement les échantillons qui seraient méthodiquement analysés.
Puis, enfin, il fouilla à l’intérieur du canot. Ses yeux s’agrandirent, et la fébrilité l’envahit.
Sous une couverture, dans le renfoncement situé à la proue, il y avait le journal de bord. Ce n’était qu’un gros cahier, à la couverture cartonnée et abimée par les chocs et les intempéries, pourtant il sut instantanément de ce dont il s’agissait. Si la chance était avec lui, peut-être y aurait-il un témoignage direct de ce qui s’était passé. Rien que cela justifierait toutes les précautions déployées jusqu’alors, et toutes les consignes qu’il avait ignoré. Ce simple journal méritait toutes ses prises de risque.
Comme s’il prenait la relique d’un saint, Howard se saisit du livre. Il se refusa à l’ouvrir ici malgré l’envie mordante qu’il avait de parcourir ses lignes, mais il le rangea au contraire dans une pochette étanche, qu’il scella méthodiquement.
Il continua d’examiner le canot scrupuleusement pendant plus d’une heure. Quand il estima en avoir fait le tour, il retourna en passerelle.
– Capitaine, notez soigneusement notre position. Il nous reste combien d’autonomie ?
– On a de quoi tenir une semaine. Après, il faudra rentrer.
– D’accord… on va rester au mouillage cette nuit. Briefez vos hommes de quart : je veux qu’ils rapportent tout événement sortant un tant soit peu de l’ordinaire, même si cela leur semble anodin. Et personne ne doit sortir à la nuit tombée, sauf nécessité. Vous connaissez le poisson que je cherche à pêcher…
– Oui, monsieur. Moi je sais… mais ce n’est pas le cas de mes hommes. Si je les empêche de sortir, ils vont se demander pourquoi. Il faut trouver quoi leur dire.
– Hum. Vous en avez à qui vous faites absolument confiance ?
– Je dois pouvoir trouver ça…
– Mettez-les dans la confidence. Vous pourrez ainsi vous appuyer sur eux pour surveiller le pont si des hommes s’y trouvent.
– Comme vous voulez.
– Je suis dans ma cabine. Je vais étudier le journal de bord du Perle de l’Orient. Si j’y trouve des éléments nouveaux, je vous le ferai savoir.
Chapitre 2
« Extrait du journal de bord du Perle de l’Orient retrouvé aux coordonnées 38°06’N 69°12’W, par le tanker modifié de la Fondation Adamantin, le 30 octobre 2011.
JOUR 1
Le second et moi-même avons pris la décision d’alléger les tours de garde. Nous naviguons sur une mer d’huile et tous les bulletins météos sont optimistes. Un homme en passerelle et un homme aux machines feront largement l’affaire.
Je vais demander au cuistot de nous faire de la viande ce soir. Ça nous changera du poisson.
JOUR 2
Ce matin, le matelot de quart à la passerelle m’a signalé avoir observé un grand nombre de feux de Saint-Elme pendant sont service. D’ordinaire, ces derniers n’apparaissent que quand le temps va tourner à l’orage, ce qui ne semble évidemment pas être le cas.
La mer est d’un calme olympien, et je n’ai toujours pas pu observer le moindre nuage. Ce qui en soit est déjà surprenant en pleine mer.
Et si l’on se fie aux bulletins, la météo ne semble pas vouloir tourner.
Quant à l’équipage, j’ai noté aujourd’hui beaucoup de visages fatigués et renfrognés, malgré la tranquillité de notre voyage. J’ai vu, dans certains regards une sorte de mélancolie, comme si le grain n’était pas dans le ciel juste au dessus de nos têtes, mais dans nos esprits et nos pensées.
Je dois dire que, même moi, je me sens vidé de mes forces. Je suis cependant habité par une sorte d’intangible tension. Presque dans l’attente de quelque chose.
Nous sommes en plein triangle des Bermudes, et les histoires que l’on raconte sur cet endroit ne font guère frémir que les fillettes. Pourtant, une inquiétude indéfinie semble habiter nos âmes.
Ce soir, je vais laisser le cuistot décider de ce qu’il veut faire pour le souper. Quoiqu’il en soit, je n’ai pas faim.
JOUR 3
Cette nuit, tout l’équipage a été réveillé par la sirène d’alarme. Elle a été déclenchée par l’homme de quart aux machines. Personne, pas même lui, n’a d’explication cohérente. Il aurait été pris d’une peur panique après avoir entendu des voix qu’il qualifie lui-même de « non-humaines ». Il jure même qu’il a vu les ombres bouger et ramper vers lui.
Le médecin du bord l’a placé sous sédatif. Cela fait dix ans que je navigue avec ce gars là. C’est quelqu’un de fiable et qui a la tête sur les épaules. Rien à voir avec cette créature tremblante et habitée par la peur que j’ai vu ce matin.
Malheureusement, cette peur semble être contagieuse. Le second est venu me rapporter que les hommes commençaient à grogner. Nous allons donc doubler les quarts dès ce soir pour revenir à une situation normale.
J’allais oublier : il y a encore eu les feux de Saint-Elme un peu partout sur les extérieurs du bâtiment.
Je me demande s’il y a un rapport…
JOUR 4
Maintenant cela devient franchement étrange. Toujours pas une ride sur l’océan. Pas un pet de vent. Rien. Nous avons l’impression d’avoir quitté les frontières de notre monde et de naviguer sur une mer inconnue.
Ce sentiment est exacerbé par le fait que nous n’arrivons à contacter personne, que ce soit par radio ou avec le téléphone satellite. C’est pareil avec la navigation GPS. Impossible de se caler sur le moindre satellite. Ces derniers sont hors de portée. Pourtant nos installations semblent fonctionner normalement, au dire du technicien.
Cette nuit, les feux de Saint-Elme ont encore une fois été de la partie. Je les ai observés personnellement. Au cours de mes traversées, j’en ai vu un paquet de ces boules de foudre, mais jamais comme celles-là.
J’aurais eu plus d’imagination que j’aurais dit qu’elles visitaient le bateau, qu’elles cherchaient à en établir les plans, comme si elles étaient en reconnaissance. Mais c’est impossible, n’est-ce-pas ?
Nous en avons discuté ensemble, le second, le médecin et moi-même. Ils pensent que nous traversons un intense champ magnétique, ce qui expliquerait nos problèmes de communication, et peut-être aussi ces étranges conditions météos.
Mais pas pourquoi j’ai un gars qui a pété les plombs et que je suis obligé de garder sous calmants depuis deux jours. Ni pourquoi l’aiguille du compas montre obstinément une direction qui n’est pas le nord magnétique. Elle est fixe comme si elle avait été clouée sur le cadran.
JOUR 5
J’arrive à peine à croire ce que je vais écrire !
Cette nuit, je suis sorti pour tenter de faire le point par rapport aux étoiles avec mon astrolabe. Hé bien je n’ai reconnu strictement aucune constellation ! Heureusement, je crois être le seul à bord à savoir faire cela, ou en tout cas, à en avoir eu l’idée.
J’ai décidé de garder cette information pour moi. Divulguée, elle ne ferait qu’ajouter de l’huile sur le feu et transformer en panique la peur qui règne à bord.
Ce n’est pas tout.
Quand j’étais dehors, je suis persuadé d’avoir entendu des voix moi aussi. Je n’ai pas compris ce qu’elles disaient. J’avais l’impression qu’elles parlaient une langue que je ne connaissais pas. Et quand je me suis retourné pour voir d’où elles venaient, je me suis aperçu que j’étais entouré de feux de Saint-Elme. Je jurerai qu’ils m’observaient, comme moi j’aurai pu regarder un poisson à travers la vitre d’un aquarium.
Plus tard dans la journée, j’ai essayé encore une fois de contacter quelqu’un avec nos moyens de communication, mais je n’ai eu que des parasites pour réponse.
Je commence à croire que tout ce qu’on raconte sur le triangle des Bermudes est vrai…
JOUR 6
Le second a été attaqué cette nuit !
Par qui, par quoi, je n’en sais rien, mais ce qui l’a mordu lui a enlevé un sacré bout de viande. Le pauvre s’est complètement vidé de son sang avant que le médecin n’ait pu le rejoindre.
J’ai donné l’ordre que chaque homme soit accompagné. Je ne veux plus voir personne tout seul à l’extérieur, là ou s’est déroulée l’agression.
Nous avons également sorti les armes. Celles qui sont censées être à bord, et celles qui ne le sont pas… J’espère seulement qu’il n’y en aura pas un pour paniquer et dézinguer ses collègues.
Nous avons mis la dépouille du second dans le frigo à viande, nous n’avons pas de morgue à bord.
Ce qui est clair, c’est qu’on n’est pas prêt de bouffer de la barbaque avant un moment.
J’ai prononcé quelques mots mais le coeur n’y était pas. Nous nous voyions tous à sa place, et c’est le genre d’image qui vous déprimerait un clown.
La situation est en train de m’échapper, et je ne sais pas quoi faire pour garder le contrôle. Nous sommes tellement perdus désormais que je ne saurai même plus dans quel sens aller pour faire simplement demi-tour.
JOUR 7
Nous avons un écho radar !
Il est faible, lointain et intermittent, mais nous avons mis aussitôt le cap vers lui.
La tension a encore augmenté cette nuit quand nous avons constaté que les feux de Saint-Elme s’agglutinaient aux fenêtres et aux hublots, comme s’ils voulaient venir nous chercher. J’ai fait verrouiller tous les sabords, sas et écoutilles qui donnaient sur l’extérieur. Nous nous sentons comme des souris dans leur cage surveillées par l’oeil avide d’un chat.
Mais pendant ce temps, cet écho radar agit sur nous comme un phare. Ce n’est pas précisément de l’espoir qu’il nous donne, et, en réalité, je ne saurai pas le qualifier. Il nous attire à lui, comme un aimant, ou comme la lumière d’une bougie attire le papillon jusqu’à ce qu’il se brûle les ailes.
Nous ne savons absolument pas vers quoi nous nous dirigeons, ni de quoi il s’agit, mais cela semble être très gros. Ce n’est certainement pas un bateau. Il reste néanmoins la seule chose à laquelle nous pouvons nous raccrocher.
J’ai divisé l’équipage en deux. Une partie à la salle des machines et l’autre en passerelle. Les repos et les repas sont pris sur place et en commun. J’ai réitéré l’interdiction absolue de sortir. J’ai vraiment l’impression que les feux de Saint-Elme, si c’est bien de cela qu’il s’agit, ne sont pas étrangers à ce qui est arrivé au second.
Je crois maintenant que cette promiscuité forcée ne fait que renforcer l’état de nerfs dans lequel se trouve l’équipage. Les altercations sont de plus en plus fréquentes, et déjà deux bagarres se sont déclenchées.
Mais je n’ai pas d’autre choix.
JOUR 8
Nous savons maintenant ce qu’est l’écho radar !
Il s’agit d’une île. Une étrangeté de plus. D’après notre dernier relevé de position avant que le GPS ne nous lâche, il n’y avait rien à moins d’une semaine de mer.
Même l’île en elle-même est étrange. Elle donne l’impression de surgir des eaux brusquement. Rien dans ses formes ne semble naturel. Elle m’évoque plus un immense château-fort posé là par quelque main géante.
Je reste indécis sur la conduite à tenir. La torpeur émotionnelle dans laquelle nous baignons depuis maintenant sept jours semble accentuée depuis que nous sommes à proximité de cette île bizarre. Ce qui est certain, c’est qu’elle exerce une fascination irrépressible, presque malsaine, sur l’équipage, et bien entendu, je m’y inclus de dedans. Comme si une voix nous chuchotait que notre salut se trouvait sur ce bout de terre perdu au milieu d’un océan étranger. La part de mon esprit qui reste rationnelle hurle que c’est exactement le contraire, et que nous devrions quitter cette zone le plus vite possible.
Mais je n’arrive pas à me décider à en donner l’ordre.
Cet après-midi le médecin m’a appelé. L’homme que nous gardons sous sédatif s’est soudain agité, malgré l’impressionnante dose de calmant que lui a administré le toubib. Nous avons dû l’isoler dans un réduit.
J’entends encore sa voix chevrotante psalmodier comme une litanie :
« Son chant est ici.
Nous sommes à lui.
Donnons-lui nos vies
Pour sa fureur calmer
Et son sommeil apaiser.
N’est pas mort
Ce qui à jamais dort. »
Mais est-ce bien sa voix que j’entends ?
JOUR 9
Ce matin il manquait un canot et dix hommes !
Ils ont cédé à l’appel de l’île et s’y sont rendus. A l’heure où j’écris ces lignes, ils ne sont toujours pas revenus à bord. Nous ne savons pas ce qui a pu leur arriver, mais sur les coups de midi, une brume opaque s’est levée autour de l’île. On ne voit plus que le sommet de ce qui semble être une construction gigantesque.
Nous nous sommes un peu rapprochés d’elle, mais n’ayant aucune idée de la configuration des fonds marins dans le coin, je n’ai pas voulu prendre le risque d’échouer le bateau. Ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en manquait. Néanmoins, certains détails nous sont apparus avant que le brouillard ne dissimule toute l’île à notre vue. Nous avons pu voir des murs, hauts et lisses, taillés dans ce qui ressemble à de la pierre volcanique noire. Nous n’avons remarqué aucune ouverture à l’exception plus que notable d’une seule, au niveau du sol. Une sorte de porte aux dimensions qui semblent être cyclopéennes. Mais avec la distance, l’échelle peut être trompeuse. Il y a une tour à chaque coin du « château » et, de l’autre côté du mur d’enceinte se dresse une pyramide, dont le sommet est plat. Sur ce plateau, semble posé un édifice qui ressemble furieusement à un trône.
Un trône aux dimensions d’un dieu !
Le tout semble comme flotter sur les flots, sans attache sur le plancher océanique. Nous avons même pu voir le canot manquant, échoué au pied de l’immense porte. Mais de nos hommes, aucun signe. Si d’ici demain nous n’avons toujours pas de nouvelles d’eux, nous nous rendrons sur l’île à notre tour.
Je crois que, de toute façon, nous ne pourrons guère résister longtemps à son appel, nous non plus.
JOUR 10
Nous venons d’échouer notre canot à côté du premier. Et nous sommes bien au pied d’une porte. Je n’ose imaginer pour quelle créature colossale elle a été conçue.
J’ai pris le journal de bord avec moi, et vais tenter de relater les événements au fur et à mesure qu’ils se produisent. Juste au cas où…
Nous avons libéré l’homme sous sédatif avant notre départ. Contre tout bons sens, nous n’avons laissé que lui à bord. Mais cela n’a pas été facile. Il voulait monter à bord du canot avec nous comme si sa vie en dépendait.
C’est finalement le bosco qui l’a convaincu de rester sur le cargo avec un argument imparable : un crochet du droit qui a sonné le pauvre homme pour le compte. Nous étions à mi-chemin de l’île quand il a recouvré ses esprits. Nous avons entendu ses insultes et ses cris de désespoir.
Il allait se jeter à l’eau quand quelque chose d’horrible se produisit. Les feux de Saint-Elme apparurent subitement et se jetèrent sur lui. Nous pouvions voir les gerbes de sang s’échapper de son corps quand une de ces choses le touchait. Puis il bascula par le bastingage et nous ne le vîmes plus. Mais il hurla un long moment avant de rendre l’âme. Depuis nous n’avons plus vu un seul feu de Saint-Elme. Je vais maintenant rejoindre les autres, de l’autre côté du mur d’enceinte.
Mon Dieu ! C’est affreux !
A peine avions-nous franchi le seuil que la porte s’est ouverte en grand, et un être gigantesque a émergé des flots. Je ne saurai le décrire tant il incarnait l’indicible horreur, le mal absolu. Je ne me souviens clairement que de son regard, de son oeil unique. Mais quand j’y songe, mon cerveau est à deux doigts de basculer définitivement dans la folie.
Il a marché droit sur nous, comme un aigle fond sur sa proie.
Quand ses yeux se braquaient sur l’un d’entre nous, ce dernier se mettait à hurler, comme s’il subissait tous les tourments de l’enfer en même temps. La peau du pauvre bougre se mettait à fondre comme de la cire, laissait voir chairs et tendons. Puis les muscles étaient épluchés, couche après couche, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les os et les organes internes. Ces derniers étaient fouillés par des doigts invisibles et tranchants, qui les éminçaient comme des oignons. Et pendant tout ce temps, la victime restait vivante, maintenue en vie par une volonté maligne et autrement plus puissante que celle de la mort elle-même !
Cela durait jusqu’à ce que le regard de l’être monstrueux trouve ce qu’il cherchait : une boule de lumière scintillante et chatoyante. Ce ne pouvait être que l’âme du tas de chair sanguinolent qui avait été autrefois un homme.
Et j’ai compris en cet instant où l’horreur me dévastait ce qu’étaient les feux de Saint-Elme : les âmes torturées et affamées de toutes ses victimes.
C’était alors sa bouche qui s’animait, s’ouvrant en grand sur un trou noir dans lequel était enfournée l’âme du supplicié. Ce n’était qu’à ce moment qu’il mourrait, que la vie quittait son corps meurtri qui s’affaissait alors dans une dernière gerbe de liquide écarlate.
Je ne dois le salut que parce que je suis rentré bien après les autres. J’ai eu le temps de rebrousser chemin avant que les portes ne se referment sur moi et j’ai également pu remettre le canot à l’eau avant que l’on s’avise que je fuyais. J’ai ramé comme un dératé pendant je ne sais combien de temps sans me retourner, de crainte de voir cette infernale créature fondre sur moi.
Cela fait maintenant presque deux heures que j’ai arrêté de ramer, ne sachant plus dans quelle direction aller. Le navire reste désespérément invisible, comme englouti par cet horizon hostile. Les flots sont toujours aussi calmes.
Non ! Les feux de Saint-Elme ! Ils sont revenus !
Ils sont là : ils me regardent.
Ils arrivent, je ne…… »
Chapitre 3
Howard referma le livre de bord.
Ainsi l’abduction se faisait-elle en douceur. Une transition entre ce monde et ce qui était probablement une autre dimension toute en finesse, presque impossible à remarquer.
Il avait déjà entendu parler de ces étranges feux de Saint-Elme. Mais la description qu’en faisait le capitaine du Perle de l’Orient les éclairait sous un jour nouveau. Jusque là, Howard avait pensé qu’ils n’étaient que la manifestation physique des énergies utilisées pour ouvrir la brèche et faire passer la proie.
Mais il semblait qu’ils fussent beaucoup plus que cela. Des genres d’éclaireurs, voire même des soldats. Leur comportement laissait penser qu’ils étaient doués d’une volonté propre, et de la faculté d’agir par eux-mêmes, même s’ils semblaient se conformer à un certain schéma directeur.
Et ils étaient également des prédateurs. En se donnant le temps de la réflexion, il se disait également que la théorie selon laquelle ces choses étaient des âmes humaines n’était pas à complètement écarter. Toutefois, voilà qui était nouveau.
Il y avait à bord de l’Adamantin tout le matériel nécessaire pour s’assurer de la validité de ces hypothèses. La Fondation n’était pas au courant de cette mission, raison supplémentaire pour qu’elle soit minutieusement préparée. Howard n’avait rien laissé au hasard, et grâce à sa position au sein de l’institution pour laquelle il travaillait, il avait pu détourner de manière transparente, du moins l’espérait-il, tout l’équipement qu’il estimait avoir besoin.
Un coup d’oeil à la pendule lui confirma ce qu’il savait déjà. Six heures du matin avaient sonnées. Il avait passé la nuit à lire le journal de bord et à comparer les informations qu’il contenait à ses propres notes. Il avait pu en retirer de précieuses informations, mais un nombre de questions encore plus grand en découlait. Le repos était un luxe qu’il ne pouvait s’offrir pour le moment.
Fugacement, il regretta de ne pas avoir averti la Fondation de cette mission. Il se coupait ainsi de toute possibilité de secours ou d’assistance. Mais la confiance qu’il avait dans les dirigeants de cette vénérable institution s’était émoussée depuis quelques temps.
Péniblement, il se leva et sortit de sa cabine pour se diriger vers la passerelle. La journée venait à peine de commencer, mais la température dépassait déjà les vingt degrés. Cela risquait d’être caniculaire à la mi-journée. Il croisa quelques marins qui prenaient ou terminaient leur service. Une odeur de café s’insinua de ses narines jusque dans ses synapses. Le manque de caféine commençait à se faire sentir. Howard se contraignit à ne pas faire de détour par les cuisines, et se concentra sur les odeurs d’huiles de moteur et de carburant qui, elles, étaient omniprésentes. Quand il arriva enfin sur la passerelle, il avait presque des hauts le coeur.
Le personnel de quart à cet endroit venait de prendre le service. Les hommes étaient rasés de près, et l’air confiné des lieux empestait l’après rasage bon marché. Howard les salua d’un « bonjour » général et s’installa derrière le pupitre où se trouvait le journal de bord. A nouveau, des effluves de café vinrent le prendre d’assaut. Il allait se lever pour aller lire plus loin quand il s’aperçut que le timonier venait de déposer une tasse fumante à côté de lui.
– Tenez, lui dit ce dernier. Vous semblez en avoir plus besoin que moi.
Il le remercia chaleureusement. Ce ne fut qu’après qu’il réalisa que l’image qu’il devait donner de lui devait être bien négligée… Il avait quitté le travail de terrain depuis trop longtemps. Il n’avait plus l’habitude de fonctionner en équipe ou entouré de gens, et il s’aperçut que cela lui manquait terriblement. Son image était importante, surtout s’il voulait que ces hommes lui fassent confiance. Il devrait remédier à cela et rapidement.
Howard se lança enfin dans la lecture du compte-rendu de la nuit. Il le parcourut au moins deux fois. Mais, au bout de quelques minutes à peine, il referma d’un geste rageur le journal de bord.
Rien. D’après les écritures, la nuit avait été semblable à n’importe quelle autre nuit, sans aucun événement notable, à part ceux qui faisaient la routine d’un quart de nuit. La possibilité que les abductions ne se fassent que de manière cyclique ne lui avait pas échappée. Frustré, mais il avait pourtant essayé de s’y attendre, il demanda néanmoins à la cantonade :
– Rien à signaler cette nuit ?
– Non, monsieur. Une véritable mer d’huile cette nuit. Se sont encore gourés aux prévisions météo.
Howard sentit son coeur louper quelques battements, et il fit de son mieux pour n’en rien montrer. C’est comme cela que les choses avaient débutées pour le Perle de l’Orient. Une mer calme, que pas un clapotis ne venait troubler. Si cette nuit les feux de Saint-Elme apparaissaient, cela voudrait dire qu’ils étaient sur la bonne voie.
Mais il fallait s’y préparer. La cale était pleine de matériel que Howard estimait nécessaire pour une telle expédition. Parmi tout le fatras embarqué, il y avait une cage de faraday. Voilà qui ferait parfaitement l’affaire.
En quittant la passerelle, il passa par la cabine du capitaine Carter, auquel il demanda de mouiller la balise de repérage, qui, espérait-il, leur permettrait de ne pas s’égarer si ses doutes étaient fondés. Ou, au pire, de laisser la trace de leur passage ici. Encore fallait-il qu’il ne soit pas trop tard, et qu’ils fussent toujours dans leur dimension.
Howard s’arrêta un instant aux cuisines prendre un en-cas. La journée allait être longue jusqu’à ce soir. Puis il réquisitionna deux matelots qu’il embrigada pour trimballer sa cage et l’installer sur l’endroit le plus dégagé du pont.
Il peaufina son piège, prépara un plan de secours, et attendit que le soleil se couche. L’océan avait toujours cette platitude si rare, et en ce qui le concernait, de si bon augure. Il essaya bien de rattraper sa nuit de sommeil, mais l’excitation l’empêcha de fermer l’oeil.
Enfin ce fut la nuit. Howard était posté sur la passerelle. Il guettait. Puis il en vit un. Et un autre, et encore un autre. Les feux de Saint-Elme arrivaient. Il prit le micro et activa la diffusion générale.
A tout l’équipage. Veuillez quitter le pont. Je répète veuillez quitter le pont et rentrer dans le bâtiment. Une expérience scientifique est en cours. Je vous demande également de verrouiller tous les accès à l’extérieur, à l’exception de la coursive donnant accès direct sur le pont principal. Merci de votre coopération.
Ensuite, il fit exactement le contraire que ce qu’il préconisait dans la consigne qu’il venait de donner. A pas mesurés, il quitta la passerelle et se dirigea vers la cage de faraday. Une trentaine de mètres le séparait de son objectif. Une distance couverte en moins d’une minute, même en tenant compte des escaliers qu’il devait descendre. Pourtant le malaise qui l’envahit dès qu’il fut dehors lui fit paraître cela une éternité.
Howard avait l’impression qu’une multitude d’yeux le guettaient, le scrutaient. Et dans ces regards qu’il croyait s’imaginer, il sentait de la malveillance, une cruauté latente qui lui donna la chair de poule. Néanmoins, il ne se retourna pas.
Quand enfin il fut devant la cage, il se permit un regard circulaire. Ce qu’il vit le tétanisa pendant plusieurs secondes. Les feux de Saint-Elme s’étaient rapprochés, et il aurait juré qu’ils avaient entamé une manoeuvre d’encerclement.
Ce fut avec la main tremblante qu’il ouvrit la cage de faraday. Il ne l’activa pas, mais y pénétra simplement, et attendit. Il n’eut pas beaucoup à patienter. Un feu de Saint-Elme, plus téméraire que les autres pénétra à sa suite.
Howard eût soudain l’impression de se retrouver dans la même cage qu’un fauve affamé. Le feu de Saint-Elme frôla son bras et il ressentit une vive douleur. Quand il regarda, il vit qu’il y avait maintenant sur son membre une morsure sanguinolente.
Entre la détermination et la panique, il sentit que le moment était venu. Il se précipita hors de la cage. Il en referma rapidement la porte, et, dans le même geste, l’activa. Et sans chercher à savoir si cela avait fonctionné ou non, il courut comme un fou se réfugier dans la coursive qu’il avait laissé ouverte, et dont il verrouilla fébrilement l’accès.
A l’extérieur, il lui semblait entendre des cris étouffés, des grognements de rage et de colère.
Aussi vite qu’il le put, il rejoignit la passerelle. Il y pénétra sous le regard médusé de l’équipage. Ils étaient pour l’instant trop pétrifiés pour dire quoi que ce soit, mais les questions – et les reproches – viendraient rapidement, il n’en doutait pas.
Puis enfin, Howard put contempler le spectacle qui avait figé les marins. Un feu de Saint-Elme était enfermé dans la cage de Faraday. Il s’agitait en tout sens, menaçant de la renverser. Les autres tournaient autour, comme pour trouver une ouverture pour le libérer. Et baignant cette terrifiante vision, il y avait ces voix. Les paroles étaient inaudibles, mais cela ne faisait aucun doute.
Les feux de Saint-Elme communiquaient !
Howard, cette fois, était pris de court. Il ne savait absolument pas ce qu’il allait faire de son prisonnier. Il pressentait désormais que la douleur lancinante de son bras blessé n’était que la première épreuve qu’il aurait à affronter pour obtenir les réponses qu’il désirait tant.
Chapitre 4
Le silence de la passerelle n’était troublé que par les grognements et les cris des feux de Saint-Elme à l’extérieur. C’était un silence stupéfait, mais pesant, et Howard sentait de plus en plus de regards se tourner vers lui.
Dehors, le spectacle était terrifiant. Le feu-follet enfermé dans la cage de Faraday hurlait en se cognant contre les barreaux, tandis que son éclat avait viré au rouge vif, au diapason de sa fureur. Ceux de ses semblables qui étaient restés à l’extérieur faisaient le tour de sa prison, comme s’ils essayaient de l’en sortir. Certains, plus rares, parcourraient le pont à la recherche d’un accès à l’intérieur du bateau.
Oubliant momentanément la silencieuse accusation dont il était la cible, Howard s’avança pour mieux voir.
– Demandez la confirmation que toutes les écoutilles et les sabords sont bien fermés.
Comme personne ne répondait, il se tourna vers les membres d’équipage présents.
– Ecoutez, le danger est réel. Vous me lyncherez plus tard si c’est vraiment ce que vous voulez, mais pour l’instant, faites ce que je vous dis.
Le capitaine John Carter, qui était certainement celui qui en savait le plus à bord après Howard, s’empara du micro.
Que tout le monde vérifie que l’étanchéité du bâtiment est à 100 % suivant son rôle. A l’issue, rassemblement dans le réfectoire. Pas de dérogation. Je veux y voir tout le monde d’ici quinze minutes, sauf nécessité impérieuse de service.
D’un geste de la tête, Howard le remercia et retourna à son observation. Il ne remarqua pas tout de suite que Carter était venu près de lui. Il ne le vit que quand ce dernier lui adressa la parole.
– Vous avez quinze minutes pour préparer un speech expliquant ce qui se passe à tout le monde. Après je réponds plus de rien
– Mais je…
– Ecoutez, Howard, vous nous avez entraînés dans cette histoire malgré nous, sans même nous consulter ou nous laisser une chance de refuser. Vous allez donc nous dire ce qu’il se passe, et comment vous comptez nous sortir de là. Quinze minutes, n’oubliez pas.
Le capitaine le planta là, en proie à l’excitation de la capture de cette étrange entité, et face à l’inquiétude de la réaction de l’équipage. Howard n’était même pas certain de comprendre réellement ce qui était en train d’arriver, alors, aller l’expliquer à une bande de marins superstitieux, ce n’était vraiment pas gagné.
A l’extérieur, il remarqua que les bruits avaient baissé d’intensité. Les feux de Saint-Elme étaient toujours là, mais, à l’exception de celui qui était enfermé dans la cage, ils s’étaient figés.
Il n’aurait su dire précisément s’ils s’étaient rapprochés, mais Howard avait la très désagréable impression d’être une douceur sur un buffet en libre service. Il sentit les poils de ses bras se hérisser, et sa blessure se rappela à lui.
Cela ressemblait à une vilaine morsure, et de la chair avait été arrachée. Se doutant qu’il n’aurait pas d’aide de ce côté, il ignora l’équipage et se saisit de la trousse de premiers secours pour se désinfecter, et se faire un bandage de fortune.
Un coup d’oeil à l’horloge murale.
Il ne lui restait que cinq minutes avant l’inévitable confrontation avec les marins. Et il ne savait toujours pas ce qu’il allait leur dire. Sur le coup, il en avait voulu au capitaine de le mettre ainsi au pied du mur, mais il comprenait que par la même occasion, il lui offrait l’opportunité de régler le problème une bonne fois pour toute en leur exposant les détails de sa mission. En espérant que ce n’était pas trop tard.
Ce bâtiment était la propriété de la Fondation, et les marins ses employés. Mais ils n’en demeuraient pas moins des gens de la mer avant tout, et ces derniers détestaient qu’on les prenne pour des imbéciles et qu’on la leur fasse à l’envers.
Il prit la direction du réfectoire. Quand il y pénétra, il sentit une nouvelle forme d’angoisse l’envahir. Pour la première fois depuis leur départ du port, Howard eut peur des ses semblables. Il avait cru bien faire en leur dissimulant son véritable objectif, mais il était loin de s’imaginer qu’ils baigneraient aussi vite dans les ennuis.
Mais, se dit-il avec un certain dépit, c’était ce que l’on risquait en pariant avec les forces obscures des créatures chtoniennes.
Howard regarda sa montre.
Quinze minutes venaient de s’écouler depuis que le capitaine avait déposé le micro. En soupirant, il se dirigea à l’autre extrémité de la salle et se retourna enfin face à l’équipage. Rarement orateur n’avait eu à faire à un public si peu conquis.
Il prit son souffle et raconta l’histoire depuis le début.
Chapitre 5
Le silence, encore une fois… Lourd. Pesant.
Malgré l’exigüité de lieux qui faisait qu’il n’avait qu’à tendre le bras pour toucher un de ses semblables, Howard était seul. Il l’avait toujours été, mais cette fois c’était différent. Cette fois, pour la première fois, il avait l’impression qu’il n’avait pas pris les bonnes décisions.
Il était dommage, pensait-il, qu’il ait attendu la confrontation avec l’équipage pour le comprendre. Prenant cette pensée au vol, il commença son discours.
Tout d’abord, je vous présente mes excuses. Je pensais agir pour le mieux au profit de la Fondation, et je m’aperçois que ce n’est pas le cas. Nous sommes ici parce que j’ai acquis la conviction que ce lieu est un point nodal, un portail entre les dimensions. Nous pressentions l’existence de tels passages à travers les indices que ceux qui l’ont emprunté ont laissés à travers notre histoire. Mais nous n’avions jamais pu en démontrer l’existence, et encore moins en trouver un. Je pense pouvoir dire que c’est désormais chose faite. J’aurais dû vous exposer à tous mes projets, mais je craignais que ceux qui dirigent notre bien-aimée Fondation ne trouvent l’action trop dangereuse et ne nous empêchent de continuer si jamais ils en prenaient connaissance. N’avez-vous pas remarqué que depuis quelques temps nous n’avançons plus ? Que ceux qui décident en haut lieu sont devenus timorés ? J’ai l’impression que quelque chose ou quelqu’un les bloque dans notre impérieuse nécessité d’aller toujours plus loin et d’en savoir plus. Ce sont les raisons qui m’ont poussé à agir seul. Je sais aujourd’hui que ce fut une erreur. Même si c’est un peu tard pour faire marche arrière.
Il n’avait rien préparé, et ne savait pas à quoi il devait s’attendre. Devant lui, les hommes réfléchissaient. En silence d’abord, puis en discutant ensemble. Le brouhaha se transforma en vacarme, que les murs du réfectoire semblaient démultiplier. Puis une voix s’éleva. Dominant toutes les autres, elle les réduisit au silence.
– Il est trop tard, dîtes-vous. Trop tard pour quoi, au juste ?
La question qu’Howard n’aurait jamais voulu entendre. Pourtant celle qui devait être posée pour régler définitivement la question. Son regard et ceux de tous les autres se portèrent vers l’angle de la salle, de l’endroit où la fatidique interrogation avait été lancée. Il s’y tenait un homme dont l’aspect démentait l’impression que donnaient ses habits. S’il était vêtu comme un marin, le teint de sa peau, l’absence de barbe de quelques jours, ses ongles manucurés, et son impeccable coiffure prouvaient qu’il avait eu jusque là une vie plus confortable.
Son regard, en revanche était froid, calculateur, et une farouche détermination l’éclairait. Il ne devait pas avoir trente ans, mais semblait connaître des secrets dont Howard et les autres n’avaient jamais entendu parler. Et pourtant, ils en avaient vues des choses…
Presque naturellement, un espace se dégagea autour du jeune homme, qui sembla, par effet d’optique, prendre un peu plus de volume dans l’espace. Howard, d’instinct, ne l’aima pas. Il sentait que ce gars là puait les embrouilles et le danger.
– Qui êtes-vous ?
– Personne en particulier. Seulement quelqu’un qui a à coeur les intérêts de la Fondation. Et qui ne voudrait surtout pas voir un électron libre s’emballer et faire n’importe quoi. Et donc, il est trop tard pour quoi, au juste ?
Ainsi, on en était là. Les dirigeants de la Fondation avaient donc si peu foi en ses chercheurs, qu’ils envoyaient des espions, des officiers politiques, pour s’assurer que ces derniers ne contrevenaient pas à la direction générale de la maison. Ce fut d’un ton agressif et hargneux qu’Howard rétorqua.
– Il est trop tard pour que vous fassiez votre rapport. Trop tard pour leur dire que j’avais raison et que les passages existent bel et bien. Nous ne sommes plus chez nous, désormais. Nous naviguons sur une mer inconnue pour découvrir ce que vos chefs ne veulent pas que nous sachions.
Ces mots, lâchés sans réfléchir, furent à l’origine d’un désordre que le capitaine de l’Adamantin eut le plus grand mal à maîtriser. Finalement, quand il y parvint, ce fut sans laisser le moindre doute qu’il précisa dans quel camp il comptait continuer la partie :
Nous sommes des professionnels. Nous avons été entraînés et formés pour affronter ce genre de situation. Howard à besoin de nous pour nous ramener sains et saufs à bon port. Ne le décevons pas.
Howard quitta le réfectoire, non sans remarquer le regard mauvais que lui jetait le jeune homme, toujours à l’angle de la pièce.
Chapitre 6
Howard fit un effort pour se concentrer sur le problème présent, et laisser derrière lui ce qui venait de se passer dans le réfectoire. La nuit n’était pas encore finie, et il ne fallait surtout pas oublier les feux de Saint-Elme qui trainaient un peu partout sur le pont. Il espérait vivement que celui qu’ils avaient capturé resterait dans sa cage. Une fois au grand jour, il pensait qu’il serait possible d’améliorer les conditions de sa captivité de sorte à ce que son étude soit possible.
Selon le journal de bord du Perle de l’Orient, l’écho radar signalant une île n’était apparu que le septième jour, mais Howard ne pouvait être certain que cela était une règle immuable. Il priait en tout cas pour avoir assez de temps pour qu’il parvienne à déterminer ce qu’était cette île, et surtout ce qu’elle abritait.
Il était persuadé depuis ce qu’il avait vu lors de la capture du feu de Saint-Elme que ces derniers étaient doués d’une certaine forme d’intelligence, et surtout qu’ils étaient capables de communiquer. Si seulement il arrivait à établir le contact avec son prisonnier…
Il retourna dans sa cabine. Il savait que chercher le sommeil serait, en plus d’une perte de temps, vain. Il sortit les échantillons qu’il avait prélevés sur le canot, et entrepris d’en faire les premières analyses avec les moyens du bord. Il commença par le sang. Ce dernier était humain sans aucun doute. Il n’était pas équipé pour déterminer avec précision à qui il appartenait, mais il pensait bien que le capitaine du Perle… devait être le malheureux qui avait embarqué le dernier. C’était en tout cas ce que laissait penser le journal de bord.
Il s’attaqua ensuite aux échantillons prélevés sur la coque. C’était bien de l’eau de mer. Mais toutefois, elle semblait avoir d’étranges propriétés. Sa concentration en sels minéraux était beaucoup plus élevée que la normale, et, paradoxalement, il ne trouva trace d’aucun organisme vivant. Comme si les éléments constitutifs de la vie n’avaient pas réussi à se combiner. Pour résumer, la matière première semblait bien être là, mais le puzzle de la vie n’avait pas été complété.
Quand Howard leva enfin le nez de ses travaux, la lumière qui passait par le hublot lui indiqua que le matin était arrivé. Laissant tout en plan, il se leva, et sortit sur le pont. Il n’y avait plus aucune trace des feux de Saint-Elme. La cage de Faraday était toujours close, et son premier regard vers elle l’emplit de dépit. Son occupant avait disparu !
Ce n’est qu’en s’en approchant qu’il remarqua comme une espèce de distorsion, une vibration dans l’air. A y regarde mieux, elle n’était pas aussi vide que ce qu’elle semblait. Le prisonnier était toujours là ! Mais il semblait que le soleil l’affaiblissait, comme si le contact de l’astre diurne lui ôtait toute énergie. A moins que la chose ne tentait juste de se dissimuler.
Howard remonta vers la passerelle au pas de course. En y pénétrant, il constata avec soulagement que les seuls hommes qui s’y trouvaient étaient des membres de l’équipage. Aucune trace du jeune homme qui l’avait interpellé. Nanti des nouvelles résolutions d’après son discours dans le réfectoire, il prit le parti d’exposer ce qui était arrivé et ce qu’il comptait faire.
– Le feu de Saint-Elme captif est toujours dans la cage. Mais, je ne sais pas encore pour quelle raison, il semble ne pas apprécier le grand jour. Il faudrait arriver à le descendre à fond de cale et l’isoler à l’intérieur de celle-ci. Si je parviens d’une manière ou d’une autre à établir un contact, nous pourrions ainsi avoir de précieux renseignements quant à ce qui nous attend par la suite. Mais je vais avoir besoin qu’on m’aide.
Deux marins, qui jusque là étaient assis au fond de la passerelle, se levèrent et offrirent leur assistance. Les trois hommes s’équipèrent de gants et d’autres protections pour s’isoler du courant électrique et d’une éventuelle attaque du feu de Saint-Elme. Il leur fallu plus d’une heure et l’assistance de deux gars supplémentaires pour amener la cage dans la cale.
Quand Howard fut seul avec le prisonnier, il s’assit en tailleur à quelques mètres de la cage. Il se demandait par où il allait commencer, quand il entendit un chuchotement. Il vérifia qu’il était bien seul. Cette cale était vide, et personne ne pouvait s’y cacher sans être visible comme le nez au milieu de la figure. La voix ne pouvait provenir que d’un seul endroit.
Il s’approcha de la cage. Le feu de Saint-Elme semblait avoir retrouvé un peu d’éclat, même s’il restait majoritairement terne. Howard tendit l’oreille. Un bruissement, un murmure trop bas pour être audible.
– Que veux-tu ? demanda-t-il au bout d’une minute.
Cette fois la réponse fut parfaitement compréhensible, à tel point qu’il sursauta et faillit tomber à la renverse. Indéniablement, la voix était humaine, claire, et masculine.
– De l’aide, dit-elle.
Chapitre 7
Philip ne savait pas s’il avait eu raison de se dévoiler si vite, mais sur le moment, il avait senti que c’était la chose à faire. Sa mission était simple, s’assurer des intentions du professeur Howard Love, et si celles-ci menaçaient les intérêts de la Fondation, faire en sorte que la mission non-officielle soit avortée.
La politique actuelle de la Fondation était de rechercher des alliés. Sur Terre et ailleurs. L’entité 147, n’avait pas encore été étudiée, et son classement n’était pas définitif. Toutefois, elle semblait prometteuse, et si les experts du premier cercle trouvaient le bon levier à pousser, il n’était pas exclu que la Fondation la recrute. Ce n’était pas de gaîté de coeur si les membres du comité central agissaient de la sorte. Le danger qui se profilait à l’horizon était de ceux qui ne vous laissaient pas le choix. Soit on s’adaptait, soit on mourrait.
Le secret était capital, il fallait éviter à tout prix tout mouvement de panique des populations, et si ces dernières avaient vent du prix que réclamaient certains alliés surnaturels de la Fondation, il était probable qu’on rallume les bûchers pour y brûler ses membres.
Donc, l’équipée du professeur Love était très mal vue en haut lieu. Il n’était qu’un obscur directeur d’une antenne isolée, et, même si ses états de service étaient plus que brillants, rien ne justifiait qu’il fut mis dans la confidence.
Pourtant Philip se posait la question. S’il était à sa place et qu’il eut lui aussi la possibilité de lever un lièvre aussi important que le mystère des Bermudes, n’aurait-il pas agi de même ? Le fait qu’Howard était le directeur d’une antenne locale de la Fondation, lui conférait certains pouvoirs, comme celui d’affréter un tanker modifié comme l’Adamantin. Ce bâtiment bénéficiait des toutes dernières avancées en matière d’occultisme, de trans-migration, d’arcanes et de technologies. Il avait été béni selon les rites de toutes les religions officielles et de toutes les autres. Des amulettes, des sorts et des sortilèges de protection étaient disséminés partout sur le bord. C’était un navire de guerre, adapté à la lutte contre les forces du mal.
Mais un navire tel que celui-ci n’appareillait pas à la légère, et les préparatifs du départ du bateau l’avaient trahi en attirant l’attention du directeur du renseignement de la Fondation. Ce dernier avait demandé à Philip Craft, membre du second cercle des exécuteurs de la Fondation, de monter à bord en se faisant passer pour un simple membre d’équipage.
Toutefois, Philip devait connaître ce que savait précisément Howard, et s’il avait une idée plus ou moins précise de ce dans quoi il s’était embarqué, il estimait qu’il était encore trop tôt pour prendre des mesures plus radicales. C’était la raison pour laquelle il avait crocheté la serrure de la cabine du professeur et qu’il fouillait maintenant son bureau à la recherche des ses notes et du journal de bord du Perle de l’Orient.
Howard n’avait eu aucune raison de se méfier, aussi n’avait-il pas vraiment cherché à les dissimuler. Ils étaient rassemblés dans un tiroir même pas fermé à clé. Philip ne voulait pas qu’on se doute de sa venue. Aussi parcourut-il les documents dans la cabine d’Howard. Il ne s’inquiétait pas trop d’être surpris. Il savait que le docteur Love allait étudier le feu de Saint-Elme pendant un bon moment avant de songer à remonter pour prendre un peu de repos.
Le journal de bord était une vraie mine de renseignements pour qui était familier des choses d’ailleurs. Manifestement, la créature qui se terrait dans une sous-réalité de ce secteur appartenait au moins au groupe de catégorie quatre. C’est-à-dire une grosse balèze. Et un allié potentiel très puissant. Philip remit les documents à leurs places, s’assura qu’il n’avait dérangé rien d’autre, et referma soigneusement la cabine derrière lui.
Une fois dans la sienne, il fit le point. Le bateau et son équipage avaient quitté leur réalité, comme le prouvait l’apparition des feux de Saint-Elme. Il avait une petite idée de la nature de ces derniers, et leur évocation lui donna la chair de poule.
Le bâtiment était équipé pour résister à leurs assauts, tant qu’il ne s’approchait pas de l’île. Rien ne pouvait résister à ce qui était tapi là-bas. La seule chance de repartir était qu’un homme seul, disposant des protections adéquates, s’approche suffisamment pour négocier avec l’être régnant sur les lieux, l’entité 147. Et Craft, justement, avait emporté avec lui ces fameuses protections.
De plus, Philip avait beau chercher, il ne voyait pas d’autre candidat que lui pour remplir cette mission. Mais avant, il devait s’assurer qu’Howard Love joue le même jeu que lui, au moins sur cette partie là. Cela n’inquiétait pas l’exécuteur, il en avait manipulé des plus redoutables que lui. Ce qui lui faisait vraiment peur, c’était qu’il n’avait jamais négocié avec une créature de cette puissance. En fait, il n’avait jamais négocié avec aucune créature de l’armée de Cthulhu, et il ne savait pas s’il en serait capable.
Chapitre 8
Abasourdi, Howard regardait fixement le feu de Saint-Elme. Son cerveau ne parvenait pas à associer les paroles qu’il venait d’entendre à la boule lumineuse qui éclairait la pénombre de la cale. Le paranormal, ça le connaissait. Il avait vu des choses effrayantes et d’autres merveilleuses. Mais à chaque fois, il était spectateur, incapable d’intervenir sur le spectacle qui se jouait devant lui. Jamais un phénomène surnaturel ne s’était adressé à lui de manière si directe, et encore moins avec des mots qu’il pouvait assimiler.
– Je vous en prie, le temps presse ! Vous comprenez ce que je dis, au moins ?
– Ou…oui, balbutia l’homme, toujours aussi incrédule.
– Bon ! Il ne nous possède que la nuit, le jour nous sommes enfermés dans un lieu où Il s’amuse de nous, nous torture et nous tourmente. Les autres, ceux qui Le servent librement, nous infligent mille bassesses, des douleurs sans fin jusqu’à ce que le soleil se couche. A ce moment, nous redevenons Ses choses, des marionnettes qu’Il peut manipuler comme bon Lui semble.
Le flot de parole rafraichit l’esprit d’Howard à la manière d’une mise à jour. Il se saisit des informations, les analysa, les traita. Il en oubliait ainsi qu’il faisait la conversation à un feu de Saint-Elme doué de la parole, et qui pouvait tout aussi bien être le dernier avatar d’une âme humaine.
– Qui est « Il » ?
Il se doutait bien qu’il devait s’agir du maître des lieux, mais s’il pouvait obtenir un nom, un indice ou quoi que ce soit pouvant aider à établir son identité, il saurait au moins comment s’armer et se défendre.
– Il est le gardien de l’île, Il est le buveur des âmes, Il est celui dont le nom est indicible, Il est le messager de Cthulhu, le plus grand des Grands Anciens, et Il est la volonté d’Azatoth, le chaos nucléaire.
Howard savait, même s’il l’avait espéré le contraire, qu’il faudrait qu’il procède par élimination et déduction, que le nom du ponte de ce monde devait être protégé d’une quelconque manière. Connaître son nom était posséder un pouvoir sur lui.
Toutefois, les informations que lui avait transmises son interlocuteur incandescent devraient permettre d’arriver à une liste assez réduite de candidats à la présidence de ce recoin de réalité, qui, Howard en était de plus en plus persuadé, n’était autre qu’une dimension repliée sur elle-même, aussi connue sous le nom de dimension prison.
Cependant, il convenait d’être prudent. Accorder sa pleine confiance à une entité surnaturelle équivalait assez souvent au suicide. Et Howard, même fatigué, n’était pas suicidaire. Le feu de Saint-Elme était arrivé ici menaçant et dangereux, depuis il avait été capturé et réduit à l’impuissance. Cela pouvait très bien justifier son changement d’attitude. Cela avait en plus le mérite d’être une explication claire et simple, en comparaison d’un esprit qui ne serait possédé que la nuit, et enfermé le reste du temps. Le principe de parcimonie du rasoir d’Occam ne jouait clairement pas en la faveur de cette chose. Le professeur, toutefois, ne pouvait s’empêcher de penser : et pourtant…
– Et vous qui êtes-vous ?
La réponse à cette question, et surtout la manière d’y répondre, conditionnerait le comportement futur d’Howard à l’égard du feu de Saint-Elme. Le crédit qu’il apporterait à ses propos dépendait de tout cela.
– Je ne sais pas qui je suis. En revanche je sais ce que je suis.
– Et qu’êtes-vous donc ?
– Je suis l’ersatz d’une forme de vie évoluée. Je suis ce qui reste d’un être après que la mort se soit servie. Je crois que je suis ce que vous appelez une âme.
La réponse ne surpris pas Howard. Au cours de son doctorat, il avait acquis la certitude que l’âme existait bel et bien. Une des épreuves pour rentrer dans la Fondation était même de parvenir à en accompagner une jusqu’au bout de son chemin. Par contre toutes celles qu’il avait pu voir n’avaient rien à voir avec un feu follet. Il aurait plus volontiers décrit ça comme une boule d’argent scintillante.
Pourtant, cela ne voulait pas dire que l’entité mentait. Soit qu’elle était persuadée de qu’elle disait, soit qu’une quelconque altération de sa nature en modifiait l’aspect. La multitude de possibilités n’arrangeait pas le professeur.
– Vous voulez dire que vous étiez semblable à moi auparavant ?
Pour la première fois, l’entité hésita. Même sa réponse semblait lointaine, comme en quête de souvenirs enfouis depuis longtemps.
– Je crois oui. Parfois, j’ai des images qui me reviennent, des êtres comme vous, oui. Je vois des mers, agitées, calmes. Je crois que les ai toutes aimées, comme je déteste celle sur laquelle nous sommes aujourd’hui. Il y a un nom. Ce n’est pas quelqu’un. Il n’y a pas d’âme. Pourtant j’avais de l’amour pour ce nom et ce qu’il représentait pour moi. Je n’arrive pas à me souvenir… Perle, je crois. Oui ! Ça y est ! Perle de l’Orient !
Howard masqua son trouble du mieux qu’il put, et reprit son interrogatoire. Mais si effectivement il s’agissait là du capitaine dont il possédait le journal de bord, il pourrait recouper son récit avec les renseignements qu’il obtiendrait de cette âme.
– Essayez de vous souvenir, je vous en prie, c’est important.
– Je n’ai pas envie de me souvenir. Je sais déjà que ce que j’ai vécu là-bas est horrible pour l’avoir infligé à d’autres. Je veux juste que vous m’aidiez à rentrer dans mon monde, pour que je puisse reprendre le cycle des réincarnations.
– Je ne pourrai vous aider que si vous, vous nous aidez. Comment croyez-vous que nous sommes arrivés ici ? Nous sommes captifs, tout comme vous. Nous devons…
Howard fut interrompu par la porte de la cale qui s’ouvrait en grinçant. Il fronça les sourcils, il avait pourtant bien dit qu’il ne voulait pas être dérangé. Mais quand il reconnut son visiteur, son agacement se transforma en colère, il s’agissait du jeune homme du réfectoire. Ce dernier referma la porte et s’avança vers lui, main tendue et sourire aux lèvres.
– Professeur Love, nous sommes partis du mauvais pied tout à l’heure. Je me présente : je suis Philip Craft, et nous devons parler de manière urgente.
Chapitre 9
Howard regardait la main tendue comme si c’était un serpent prêt à mordre. Néanmoins il la saisit et la serra. La poignée était franche et ferme. Il ne s’y attendait pas, et l’homme remonta d’un petit degré dans son estime. Mais le fond restait quand même relativement proche.
– A qui parliez-vous, professeur ? J’ai entendu des voix avant de rentrer.
Howard pria pour que son prisonnier se tienne coi. Il n’avait pas envie que Philip sache ce qu’il était en réalité. Ou ce qu’il prétendait être.
– Une vieille habitude. Je parle à voix haute quand je suis seul. Cela m’aide à me concentrer sur le problème.
– Vraiment ?
Le ton suspicieux et le regard en biais que jetait le jeune homme sur le feu de Saint-Elme montraient qu’il n’en croyait pas un mot. De toute façon, son mensonge fut éventé quand l’être qui se trouvait dans la cage de Faraday prit la parole.
– Vous aussi vous allez m’aider ?
Si Philip fut surpris, il ne le montra pas. L’homme ne manquait pas d’aplomb, il fallait au moins lui reconnaître ça. Il se contenta de marmonner en souriant.
– J’en étais sûr. Entité ectoplasmique de classe trois. Jamais je n’aurais espéré en voir une !
– Cinq, plutôt, rectifia machinalement Howard en montrant son bras blessé. Elle peut intervenir directement sur son environnement sans y avoir été invitée.
– C’est elle qui vous a fait ça ?
– Oui. Quand je l’ai enfermée dans la cage. Imaginez ce que peut faire un groupe entier de ces choses sur un homme.
– Ça ne soit pas être beau à voir, je présume. Comment avez-vous réussi à établir le contact ?
Howard réalisa que, pris sous le coup de l’exaltation de la découverte, il avait mis instantanément toute méfiance de côté. Après une brève réflexion, il décida de continuer ainsi. Il était vraiment épuisé, et il craignait que quelque chose lui échappe. Même si ce Craft ne lui inspirait pas confiance, il devrait s’en contenter pour l’assister dans la présente étude.
– En réalité, ce n’est pas moi qui aie établit le contact, mais elle.
– Dites, les coupa l’objet de leur discussion, cela ne vous dérangerait pas de faire comme si j’étais là ? Le temps m’est compté. Dès que le soleil aura franchi la ligne d’horizon je serai à nouveau sous son contrôle. Et les autres vont revenir pour tenter de me libérer. Vous devriez prendre des dispositions pour que cela ne se produise pas. Howard sentait venir les questions qu’allait poser Philip. Il y coupa court.
– Je vous expliquerai tout cela plus tard. Mais pour le moment, notre invité a raison. Nous devons nous protéger. Nous devons nous équiper d’un sceau de Gabriel.
Les sceaux de Gabriel étaient des artefacts en forme de pentacle, de la taille d’une étoile de mer. Ils avaient la particularité d’avoir été bénis par l’archange du même nom en personne, il y avait une éternité, pendant les guerres du Mékétrex. Ils étaient très rares, mais les chercheurs de la Fondation s’étaient aperçus qu’il était possible d’en fabriquer plusieurs dizaines à partir des fragments d’un original, sans que cela n’en altère les propriétés de protection. L’Adamantin était un vaisseau de la Fondation, et, en tant que tel, il était équipé de tels objets en nombre suffisant pour en fournir un à chaque membre d’équipage et pour pouvoir en apposer sur chaque porte afin de la rendre hermétique à toute forme d’énergie ésotérique.
Howard s’adressa au prétendu capitaine du Perle de l’Orient.
– Nous allons devoir vous laisser. Vous avez raison, et nous allons nous préparer pour cette nuit. De votre côté, essayez de vous souvenir du moindre détail qui pourrait nous aider à sortir de ce guêpier.
– Je vous l’ai dit, je n’ai que des flashes, des souvenirs imprécis.
– Moi aussi je vous l’ai dit : si vous voulez que nous vous aidions, il va falloir nous aider.
Howard et Philip quittèrent la cale. Sur le chemin qui les menait à la passerelle, le professeur fit un compte-rendu de ce qu’il avait appris du prisonnier. Dubitatif, Philip l’écouta sans l’interrompre. Ce ne fut que quand il eut fini qu’il prit la parole.
– J’ai l’impression que nous avons à faire à un familier de Cthulhu. Donc à quelque chose de très puissant. Notre plus grand danger reste les chiens de Tindalos. Avec un peu de veine, ces derniers n’ont pas accès à cette dimension.
– Il n’en est fait mention nulle part dans le journal de bord du Perle de l’Orient. De toute façon, ce bateau est assez grand pour être équipé d’une salle ronde avec un double des commandes de la passerelle. A cela j’ajouterai que je crois que nous nous trouvons dans une dimension prison. Elle n’est reliée à notre réalité que par ce passage le passage que nous avons emprunté, comme un accroc dans la maille. La question que nous devons nous poser est : qui dans le panthéon de Cthulhu est assez nuisible pour avoir été exilé d’une manière aussi radicale. Si ce raisonnement est juste, les chiens de Tindalos, à moins que ne les fassions venir sciemment, n’ont pas d’accès ici.
Les chiens de Tindalos étaient des créatures interdimensionnelles qui se servaient des angles aigus et des angles droits pour passer d’une dimension à l’autre. Le seul moyen de les empêcher de rentrer était de gommer tout ce qui pouvait leur servir de porte. C’est-à-dire les angles des murs, des meubles, les coins… Leur présence signifiait qu’on entrait sur le territoire de R’lyeh, la mythique demeure de Cthulhu. Howard réfléchissait à voix haute.
– L’équipage du Perle de l’Orient a certainement été victime d’une attaque psychique qui l’a empêché de réagir correctement à la menace. Le journal de bord parle d’une grande dépression et d’une apathie profonde. Un marin a même sombré dans la folie, l’esprit rongé par cette aliénation induite. Les protections qui entourent notre bateau semblent nous mettre à l’abri de ça, mais j’ai bien peur que cela ne le rende semblable à un phare, un peu comme si nous avions un gigantesque panneau indicateur pointant sur nous. Nous devons être une cible de choix.
– Il faut que nous mettions l’équipage au courant de ce qui se passe réellement, et ensuite déployer les sceaux de Gabriel. Il faut également s’assurer qu’aucune issue à l’intérieur du bateau ne reste sans protection. Quand tout cela sera fait, il faut que je vous parle. Vous devez être au courant des projets de la Fondation, et du danger qui menace l’humanité tout entière.
Chapitre 10
L’Adamantin semblait inerte sur cet océan à la platitude contre-nature. Sur le pont, on avait allumé toutes les lumières, et cela donnait de loin au bâtiment un air de surréalité. Les sceaux de Gabriel avaient été distribués à tout l’équipage, les écoutilles et les sabords avaient de la même manière été équipés de leurs propres protections.
Ces artefacts, héritages de la grande guerre des fervents du Mékétrex qui avait opposés les Anciens Dieux au Dieu Nouveau et à ses armées, avaient fait largement leurs preuves. Il existait d’autres ustensiles du même acabit, tous très puissants dans leur catégorie, mais les sceaux de Gabriel étaient les seuls qui pouvaient être reproduits. Malgré l’avancée des recherches, on n’en comprenait que très mal le fonctionnement, et on était incapable de reproduire les énergies qui les rendaient si puissants.
A bord du vaisseau, l’agitation qui avait caractérisée les dernières heures s’était calmée, et l’ambiance était baignée dans la tension électrique propre à tous les calmes avant les tempêtes.
L’équipage était dans l’expectative. Les feux des Saint-Elme ne tarderaient plus maintenant, la course déclinante du soleil était presque achevée.
Howard et Philip se tenaient face à face, assis chacun d’un côté de la table, dans la cabine du premier. Aucun des deux n’aurait su dire quand cela s’était produit précisément, mais ils se tutoyaient depuis un certain temps déjà.
– Cela a commencé le 15 avril 1912, disait Philip. Avec le HMS Titanic. A cette époque, la Fondation était sur les traces d’Ithaqua, le Marcheur-du-vent. Tous les indices montraient qu’il allait s’attaquer à un gros morceau. Une ville entière : Providence, dans le Rhode Island, aux Etats-Unis.
– J’ai entendu parler de cette histoire. Ithaqua a été repoussé par un des médiums les plus puissants que la Fondation n’ait jamais connu, et a finalement jeté son dévolu sur le Titanic sans que personne ne puisse intervenir.
– Ça, c’est la version officielle. En réalité, ce médium, Herbert West, effectivement plus puissant que les autres, prit le démon du vent au dépourvu. Il ne tenta pas de le repousser. Il lui parla. Il lui demanda simplement ce qu’il fallait faire pour qu’il renonce à anéantir Providence. C’est comme cela qu’a commencé la première négociation avec les Anciens Dieux.
– J’ai peur de comprendre…
L’horreur prenait place dans les yeux d’Howard, au fur et à mesure que la compréhension se frayait un chemin dans son esprit.
Envahi par une honte à laquelle il ne s’attendait pas, Philip eut plus de mal à continuer que ce à quoi il s’attendait.
– Non… Ce n’est pas un hasard si Ithaqua s’en est pris au Titanic. C’était notre part du marché. Hem… Nous, enfin, la Fondation devions lui fournir un nombre suffisant d’âmes pour qu’il épargne Providence.
– Et donc, on lui a livré le Titanic ? Mais c’est horrible !
– C’était soit ça, soit une ville entière rayée de la carte. La Fondation n’avait absolument pas la puissance pour repousser une entité majeure comme Ithaqua. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les contacts ont continué entre West et le démon. Même si ce pauvre Herbert sentait sa raison s’enfuir, il n’avait d’autre choix que de s’ouvrir au Marcheur-du-vent. Il l’avait laissé entré une fois, et il était trop tard. C’est de cette manière que nous avons appris que le réveil de Cthulhu était imminent. Il arrive Howard, et nous n’avons pas les moyens de lutter contre lui. Nous devons mener des alliances contre-natures. Nous ne pouvons pas compter sur le retour de l’ost, l’armée du nouveau Dieu. Nous sommes seuls.
Horrifié, Howard resta sans voix. Il ne se passait pas une seconde sans qu’une nouvelle implication de ce que venait de lui révéler Philip ne lui saute aux yeux. Qu’est qui avait pu clocher pour que la Fondation se détourne ainsi de son but millénaire ? Elle livrait de son plein gré des âmes humaines à la clique de Cthulhu. Toutefois, face à cette horreur, son esprit purement rationnel fonctionnait à pleine capacité. Si procéder de la sorte était le seul moyen de sauver l’humanité, Howard lui-même ne l’approuverait-il pas ? Peut-être, mais encore faudrait-il qu’il en soit sûr et certain. Mais Philip continua sur sa lancée.
– C’est la raison pour laquelle nous devons connaître le nom de l’entité qui règne ici. Une nouvelle guerre s’annonce Howard, nous devons nous armer et nous préparer.
– Mais vous êtes absolument certain du réveil de Cthulhu ? Vous avez des preuves ?
– Je n’en ai pas besoin. Herbert West était mon grand père maternel. Je l’ai vu. J’ai vu de mes yeux Cthulhu quitter R’Lyet et marcher sur le monde.
Howard vit les poils des bras de Philip se hérisser et des larmes emplir ses yeux. Si le bougre mentait, il méritait un prix d’interprétation.
La discussion cessa à l’instant où l’on frappa à la porte de la cabine. Elle s’ouvrit sans qu’Howard n’ait eu le temps de répondre. C’était le capitaine Carter.
– Ils arrivent. Vous devriez monter sur la passerelle.
Chapitre 11
Howard prit effectivement la direction de la passerelle. Mais Philip l’interpela.
– Je vous rejoins dans un moment. Nous avons besoin d’un maximum d’informations sur ce qui est en train de se passer. Je vais à la cale, quoi qu’il s’y passe je vais le filmer avec mon téléphone portable. Howard, tu devrais faire pareil, et encourager tout le monde à filmer. Il faut que nous puissions analyser toutes les images plus tard pour être sûrs que rien ne nous a échappé.
– Bonne idée. Capitaine, nous avons une caméra sur trépied, faites-la installer sur la passerelle, vous voulez bien ? Merci.
Précipitamment, les trois hommes se séparèrent, chacun se dirigeant vers son but. Howard fut le premier à l’atteindre. Il avait remarqué, en se rendant vers la passerelle, un étrange bruit, et plus il approchait, plus il devenait fort. Quand il l’atteignit enfin, le son avait suffisamment enflé pour qu’il dût crier pour se faire entendre.
– Bon sang ! C’est quoi ce bordel ?
– J’en sais rien, lui répondit l’homme de quart. Mais je crois que ce sont eux qui le font.
Le marin fit un signe de la tête pour désigner du menton de quoi il parlait. A l’extérieur, les feux de Saint-Elme étaient là. Tout autour du bateau. Même au dessus. Ils étaient partout, innombrables et menaçants. Howard savait qu’il ne fallait surtout pas se laisser aller à la panique, aussi luttait-il pour engranger le maximum de renseignements.
– Ils venaient tous de la même direction ? hurla-t-il.
Un hochement de tête.
– Relevez cette position et consignez-la. Activez la diffusion générale.
– Avec ce raffut je ne sais pas si on va vous entendre, mais c’est vous qui voyez.
Howard prit le micro. Il ne savait pas précisément ce qu’il allait dire, mais vu le spectacle à l’extérieur, il connaissait à l’avance la teneur de son discours.
Je répète les consignes : rien ne doit pénétrer à l’intérieur du bateau sous aucun prétexte. Servez-vous des sceaux de Gabriel qui vont ont été remis. Vous avez subi un entraînement pour vous préparer à ce que vous allez vivre ce soir. Ne l’oubliez pas. A partir de maintenant et jusqu’au lever du soleil, nous sommes en état de siège.
Philip, dans la cale, n’entendait pas le bruit que faisaient les créatures lumineuses à l’extérieur. L’aurait-il pu, qu’il n’était pas certain qu’il l’eût remarqué tant il était fasciné par ce qu’il voyait. Leur prisonnier semblait être la proie de quelque chose qu’il ne pouvait voir. Il se débattait dans la cage pas spécialement pour en sortir, mais pour fuir quelque chose d’invisible, lui semblait-il, et qui se trouvait dedans avec lui.
– Non ! criait-il. Laissez-moi, je ne veux pas faire ça !
Craft, obnubilé par cette scène, en avait presque oublié de sortir son téléphone pour filmer. Mais, le temps qu’il le trouve dans sa poche, qu’il l’allume et qu’il en active la caméra, c’était fini. Le feu de Saint-Elme brillait d’un éclat rouge, et était parfaitement immobile. Philip avait l’impression que ce n’était plus le même être que tout à l’heure qu’il regardait.
Comme venant des profondeurs sous-marines insondables un grondement commença à se faire entendre dans la cale. Il monta en puissance, passa momentanément par la fréquence de résonnance de l’Adamantin, et, pendant plusieurs secondes, Philip eut la désagréable impression que le bateau allait tomber en morceaux. Puis, ce cap franchit, le grondement se stabilisa dans les hautes fréquences, à la limite du spectre audible par l’homme. Il n’était désormais plus qu’un désagréable vrombissement.
Pour Craft, cela ne faisait aucun doute : l’entité ectoplasmique de catégorie cinq appelait à l’aide. Et s’il ne se trompait pas, grâce à l’écholocalisation dont il pensait ces créatures dotées, il venait également de fournir un plan complet du bateau à ceux qui étaient venus l’aider.
Un sentiment d’urgence l’envahit, bientôt rejoint par une terreur pure. Il y avait un endroit non protégé. Un endroit que personne ne surveillait, et auquel personne n’avait pensé à mettre un sceau de Gabriel. Les propulseurs d’étraves.
Sans attendre plus longtemps, Philips partit comme un fou. Il devait passer par sa cabine. Il possédait un Ankh de Tôth. Cette arme lançait des décharges électriques spécialement calibrées pour annihiler n’importe quel champ électromagnétique. Cet engin de mort avait eu autrefois un autre nom, pendant la guerre du Mékétrex : la tueuse d’âmes.
* * *
Le capitaine Carter était revenu sur la passerelle, et venait de finir de monter la caméra sur le trépied quand le cri de leur prisonnier leur parvint. Aucun de ceux qui étaient présents n’aurait pu prétendre savoir d’où ils tenaient cette certitude, mais ils comprirent que ce lugubre hurlement venait de la cale.
Howard fit de son mieux pour garder son calme, et sa voix ne tremblait presque pas quand il reprit le micro pour annoncer : l’assaut vient juste de débuter.
Chapitre 12
Comme une vague de lumière, les feux de Saint-Elme s’abattirent sur le pont de l’Adamantin. Des coups sourds résonnèrent aussitôt à travers tout le bâtiment. En même temps, le puissant bourdonnement avait comme volé en éclat, et dévoilait sa vraie nature : une cacophonie de cris et de hurlements, des ordres de bataille et des instructions de manoeuvre.
Réalisant cela Howard sentit une vague de panique le submerger. Ils n’étaient pas prêts à affronter cela. Ils ne le seraient jamais. Ils s’attendaient à un assaut désorganisé, et ils se retrouvaient face à une armée parfaitement structurée. La respiration hachée, il demanda au capitaine :
– Nous avons quoi comme armes à bord ?
– Essentiellement des fusils mitrailleurs. Mais nous avons quelques chargeurs équipés de balles EMP expérimentales. Je donne l’ordre à la brigade de protection de s’équiper.
Sans attendre un quelconque aval, l’officier s’était déjà saisi du micro et donnait ses instructions.
– Mais c’est quoi des balles EMP ? demanda le timonier.
Ce fut Howard qui répondit.
– Une munition spéciale. Le principe reste le même que pour une cartouche normale, c’est-à-dire qu’une quantité définie de poudre, faible dans ce cas, projette une ogive. La différence est dans cette dernière. Au lieu d’être pleine, elle est creuse et contient des cristaux de magnétites, spécialement traités pour qu’au moment de l’impact ils créent pendant un très court laps de temps, un champ magnétique très localisé mais très puissant. EMP : Electro Magnetic Pulse.
Et c’est peut-être la seule chose qui va nous sauver la vie, ce soir.
Mais cette dernière phrase, Howard eut le bon sens de ne pas la prononcer à voix haute.
* * *
Philip referma la porte de sa cabine et dans le même geste, arma l’ankh. Son instinct lui disait qu’il en aurait très certainement besoin avant que le soleil ne se lève. Le premier problème qu’il rencontra fut quand il réalisa qu’il ne connaissait pas le navire aussi bien qu’il l’aurait dû. Il n’avait en effet aucune idée de comment atteindre les accès internes des propulseurs d’étraves. Il s’arrêta quelques instants pour étudier un plan d’évacuation accroché sur un mur de la coursive. Ce dernier ne décrivait que la section dans laquelle il se trouvait mais il put néanmoins y lire où se trouvait l’escalier vers le niveau inférieur.
Il partit comme une flèche, dévala les marches deux par deux, consulta un nouveau plan, de nouveaux des escaliers. Il était en nage et totalement essoufflé quand un horrible cri déchira ses tympans. Sans réfléchir, il fonça vers ce qu’il pensait en être l’origine. Dans sa course effrénée, il croisa trois marins qui l’ignorèrent, trop terrifiés pour faire autre chose que fuir. Philip se maudit d’avoir eu raison, comme si son instinct avait pu avoir un quelconque effet sur l’affreuse réalité. Leurs assaillants avaient analysés les points faibles du bateau et en avaient déduit que le défaut dans la cuirasse était sous les flots. Ils avaient profité que le navire était à l’arrêt pour s’infiltrer par les propulseurs d’étraves.
Philip ne savait plus où il se trouvait, et il aurait été parfaitement incapable de se localiser. Ce qu’il savait en revanche, c’est que la salle des machines était toute proche. Peut-être même que l’écoutille entrouverte devant lui en était l’entrée. Il s’arrêta, pour mieux se préparer à agir. Un grésillement attira son attention. Un interphone. Sans réfléchir, il appuya sur le bouton.
Ici Philip Craft. Je pense que suis dans la section avant de la machine, près des propulseurs d’étraves. Ils sont rentrés. Je répète, les assaillants sont rentrés.
Un autre hurlement, de douleur cela ne faisait aucun doute, vint confirmer sa funeste découverte. Il continua :
J’ai besoin de renforts. J’ai une arme qui peut être efficace. Mais je pense qu’un puissant projecteur à ultra-violet pourrait donner de bons résultats. Vous devriez en avoir un à bord. Venez avec le plus vite possible.
Il n’avait pas vraiment réfléchi aux rayons ultra-violets avant cet instant, mais cela lui trottait dans la tête depuis que Love lui avait dit que les âmes n’étaient possédées que la nuit. Compte tenu qu’en plein jour les feux de Saint-Elme n’étaient plus possédés, il s’était dit qu’en concentrant un puissant rayon sur eux, cela aurait peut-être l’effet de les libérer momentanément. Cela ne les tuerait pas, mais pourrait faire gagner un peu de temps.
Philip s’aplatit contre le métal froid de la coursive. Il prit une profonde inspiration et entra dans la salle des machines. De la vapeur l’empêchait d’y voir plus loin qu’à quelques mètres, mais un troisième hurlement lui indiqua la direction qu’il devait suivre. Il sut qu’il approchait quand il vit le sang. Une mare de liquide rouge. Le mur était également rougit par des projections écarlates. Puis il les vit.
Ils étaient cinq. Ils s’acharnaient sur le corps d’un homme qui bougeait encore. Sa poitrine était déchirée, et Philip put voir les battements du coeur du pauvre bougre. De ses poumons exposés, il vit une mousse rosâtre s’échapper. Les yeux de Craft croisèrent ceux de la malheureuse victime, et il y lut la silencieuse supplique de l’achever. Il n’eut pas le temps d’accomplir cette dernière volonté. Un dernier soupir, et l’homme rendit enfin l’âme.
Il ajusta sa Tueuse d’Âmes. Il n’aurait droit qu’à un seul essai. En effet, il fallait plusieurs minutes à l’Ankh pour se recharger. Il déclencha le tir. Une boule d’énergie blanche se détacha du canon, et sembla prendre son temps pour de se diriger vers ses cibles. Ses dernières s’arrêtèrent net dans leur macabre tâche. Elles virent Philip, et aussitôt, portèrent leur dévolu sur lui. Mais la boule les atteignit. Elle les absorba, comme un lymphocyte aurait digéré un corps étranger. Craft pouvait les voir se débattre à l’intérieur. Leur éclat rouge les quitta rapidement, et ils redevinrent libres. C’est à ce moment que les âmes réalisèrent ce qui était en train de leur arriver. Elles hurlèrent. De la terreur pure, une horreur absolue face à la totale oblitération qui leur était promise. Puis ce fut fini.
Philip pleurait. De soulagement, de peur. Et de dégoût face à ce qu’il avait été obligé de faire. Un jour, quelqu’un devrait payer pour cela. Oui, un jour…
Un crissement le fit sursauter.
Quatre autres feux de Saint-Elme le regardaient. L’homme jeta un regard autour de lui, mais il ne vit aucune issue. Son arme était déchargée. Craft se résigna à mourir.
Chapitre 13
– Nous avons trouvé la balise, monsieur. Il s’agit bien de celle de l’Adamantin.
Le Capitaine Lumley ne dit rien, mais ses traits se crispèrent.
Bon sang, dans quoi ce vieux blaireau d’Howard s’est-il encore fourré ?
– Aucune trace du bateau ou de son équipage ? Un canot de sauvetage ? Des débris ?
– Non monsieur, même pas une tâche d’huile. Si le bateau est venu dans le coin, il en est parti depuis un moment. Je ne comprends pas pourquoi ils ont largué la balise.
– Moi non plus.
Le Terreur nocturne était un navire rapide, parfaitement adapté aux interventions. Le bip-bip automatique de la bouée de détresse avait commencé à être émis depuis deux jours. Lumley, au nom de la vieille amitié qui l’unissait à Love avait, toutes affaires cessantes, fait route vers les coordonnées, dès que l’état-major de la Fondation avait lancé l’avis de recherche.
Mais Brian Lumley ne se faisait guère d’illusions. Howard Love était un vieux de la vieille. Il était têtu comme une bourrique, et absolument rien ne pouvait le détourner de la voie qu’il s’était tracé. Et si cette dernière l’amenait à affronter un danger, et bien… il l’affrontait.
Tant qu’il n’en saurait pas un peu plus sur ce qui était arrivé à l’Adamantin et son équipage, Lumley ne pourrait pas faire grand-chose pour aider son ami.
– Laissez la balise à la mer. Elle nous servira de point de repère. Retirez-vous de la zone, et laissez un ou deux miles entre elle nous. On enverra le drone surveiller le secteur à intervalles réguliers. Dès que c’est fait je veux une vigilance constante sur le radar et sur la radio. Un contact toutes les heures avec le continent, et un appel radio vers l’Adamantin toutes les dix minutes. Et donnez-moi le téléphone satellite, j’ai besoin de passer un coup de fil.
Quelques pontes de la Fondation lui devaient des services, et Lumley avait bien l’intention de se faire renvoyer les ascenseurs. Il avait besoin de tout l’équipement nécessaire à l’exploration dimensionnelle, et surtout d’un accélérateur de particules. C’est ce dernier point qui lui posait problème. Si la Fondation en disposait de quelque uns d’assez petits pour qu’on puisse envisager de les installer à bord d’un bateau, leurs coûts et la difficulté de leurs mises en oeuvre laissaient penser qu’en avoir un à sa disposition tenait de la gageure. Mais sa spécialité était justement de réussir là où les autres échouaient. Et puis il était bien décidé à ne pas laisser tomber Howard.
* * *
Craft était cerné. Il ferma les poings et se prépara à se défendre, même s’il doutait que cela soit efficace contre ses agresseurs. Les jets de vapeurs des sur-presseurs l’empêchaient d’anticiper les mouvements des quatre feux de Saint-Elme. Ces derniers, sans doute témoins du sort survenu à leurs camarades, se méfiaient. Ils ne restaient pas en place, et bougeaient en tout sens, comme des ballons dans un stand de tir. Sauf que dans ce cas, la cible, c’était Craft.
Tout à coup, l’un d’eux chargea. Philip fit un pas de côté pour tenter de l’éviter, mais il fut un poil trop lent. Un mince filet de sang coulait désormais sur sa poitrine. Ce n’était guère plus qu’une égratignure, pourtant la chose l’avait à peine frôlé. Il réprima un frisson en songeant à ce qu’il lui arriverait quand un d’entre eux le percuterait de plein fouet.
Ce coup d’essai n’en était pas un, Craft le savait. C’était avant tout pour vérifier s’il pouvait utiliser son arme. Un coup d’oeil à cette dernière lui confirma ce qu’il savait déjà : la barre de rechargement n’était même pas à la moitié de sa course. Les entités ectoplasmiques s’étaient regroupées, en vue de l’assaut final. Philip avait presque l’impression de sentir leur désir de boire son sang. La peur afflua complètement en lui, et un goût de bile lui remonta dans la bouche. Il espérait que cela serait bref.
– A PLAT VENTRE !
Sans vraiment comprendre, Philip obtempéra, et il se jeta sur le sol, tandis que résonnèrent quatre coups de feu. Une cacophonie de cris stridents à vous déchirer les tympans les suivirent. Il osa un regard pour voir ce qui se passait. Il vit quatre impact dans le mur, tout à côté d’où se trouvaient un instant plus tôt les âmes possédées. Il eut juste le temps d’en voir une partir, littéralement la queue entre les jambes. Vu la façon dont elle déguerpissait, elle semblait ne pas avoir apprécié ce qui lui était arrivé.
– C’est bon, Philip, le danger est écarté… pour le moment.
C’était Howard qui le rejoignait, le canon de son automatique encore fumant.
– Tenez, lui dit-il en lui tendant un pistolet. Balles EMP. Ça ne les tue pas, mais cela les dissuade de chercher des noises pendant un certain temps.
– Merci… Sans vous, je…
– Pas de problème, le coupa Howard.
Puis se tournant vers la porte d’entrée :
– Zone sécurisée. Fermez-moi les accès des propulseurs d’étraves !
– Sérieusement, merci.
– Allez, c’est clair que vous m’en devez une, fit Howard en lui tapant sur l’épaule. Allez venez ! On ne sait combien pas de ces choses sont rentrées. Nous devons en localiser un maximum. Si possible, on attend le jour pour les débusquer, et on les enferme dans la cale avec celle que nous avons déjà. Sinon, on se servira de votre Ankh. Si on s’en sort vivant, faudra m’expliquer comment vous l’avez dénichée, celle-là.
– C’est une longue histoire… Vous avez essayé les U.V. ?
– Pas encore, mais on va le faire dès qu’on aura coincé une entité ectoplasmique. Il nous reste encore huit heures avant que le jour ne se lève. Ça risque d’être long.
Le haut-parleur de l’interphone grésilla, et un des hommes qui avaient accompagné Howard prit la communication. Ni Howard ni Philip ne purent entendre ce qui se disait, aussi vinrent-ils aux nouvelles.
– Qu’il y-a-t-il ?
– Un écho radar vient d’apparaître. Il semblerait que nous soyons à proximité d’une île.
Effectivement. La nuit promettait d’être longue…
Chapitre 14
Paris, le quartier des Invalides. Peu de gens le savent, mais il y existe tout un réseau de souterrains, très pratiques pour cacher des services ou des divisions quand on veut qu’elles restent secrètes. Pourtant, la voix qui surgît d’un des bureaux semblait complètement ignorer le mot discrétion.
– Quoi ? Il veut quoi ?
Les éclats de voix dans cette atmosphère d’ordinaire feutrée étaient toujours annonciateurs de catastrophes et de grosses galères. Autrement dit de boulot pour les membres actifs de la Fondation. Cela n’eut donc rien d’étonnant si tout le monde présent s’arrêta dans sa tâche pour tendre l’oreille.
– Un accélérateur de particules portable, monsieur, répondit l’interlocuteur par l’intermédiaire du haut-parleur du téléphone.
– Oui, j’ai bien entendu ! Mais enfin il veut faire quoi avec ?
– D’après lui, sauver le professeur Howard Love.
Love ! Bon sang ! Dans quoi ce vieux rat de laboratoire s’était-il encore fourré ?
Cette question n’était que pure rhétorique. L’homme stressé et tendu comme une corde à linge connaissait parfaitement la réponse : il avait dû toucher juste et pénétrer sur le territoire de l’entité 147.
– Je vous rappelle sur l’heure !
Et sans attendre une réponse, il raccrocha.
Le problème était que si Love et l’Adamantin était portés disparus, il en allait de même pour Philip Craft. Et c’était lui, Henri Smet, qui avait décidé de l’envoyer là-bas. Lui, le directeur du renseignement de la Fondation qui avait décidé d’envoyer leur plus puissant médium sur une mission qui semblait sans danger. Mais un événement imprévu était survenu : ils avaient réussi à passer de l’autre côté, défiant ainsi le cycle temporel établi dans la zone. Jamais deux disparitions ne s’étaient produites de manière si rapprochées. En général, il se passait quelques années entre deux. Jamais quelques jours.
Pourtant l’Adamantin avait largué sa balise, et cette dernière s’était déclenchée automatiquement après douze heures sans instruction contraire. Henri se doutait bien de que voulait faire Lumley avec l’accélérateur de particules. Il voulait contraindre la réouverture du passage en « pesant » sur le continuum à l’aide d’une anomalie gravifique localisée. Toutefois, cela n’était pas sans danger. Premièrement, il n’était pas garanti que le passage se referme. Et deuxièmement, cela avertirait sans coup férir les Chiens de Tindalos. Ces mâtins étaient très chatouilleux quand on touchait aux espaces entre les dimensions, qu’ils considéraient comme leurs territoires. Ils finiraient par débarquer, et cela se terminerait immanquablement comme à chaque fois que les Chiens de Tindalos se mêlaient à la partie : un massacre.
D’ordinaire, Smet était un homme posé, calme et réfléchi. On n’atteignait pas ce niveau de responsabilité au sein de la Fondation en laissant sa colère exploser à la moindre contrariété. Mais sa nervosité actuelle était causée par un énorme souci dû à un problème sur lequel il n’avait pas ou peu de prise. Aussi craignait-il que l’intervention inopinée du célèbre capitaine ne vienne aggraver une situation déjà extrêmement délicate.
Mais Lumley était un véritable héros aux yeux de ceux de la Fondation. Et le problème avec les héros, c’est que l’on avait souvent du mal à leur refuser ce qu’ils voulaient. Henri soupira pour tenter d’évacuer sa tension, il n’avait pas le choix : il devait continuer à jouer leur jeu tant qu’il n’aurait pas résolu son problème. Il décrocha son téléphone et composa rapidement un numéro interne à quatre chiffres.
– Oui, ici M. Smet. Ordre prioritaire. Mon code est bleu-tango-alfa-133. Indice de danger : probable 666. Oui. J’attends… (quelques secondes s’écoulèrent au cours desquelles il tambourina sur son bureau avec ses doigts). Allô ? Oui, voici mon ordre : détourner le Lewis Carroll et ses deux escorteurs de leur actuelle mission et qu’ils fassent route vers les coordonnées du Terreur nocturne. Oui, je valide.
Il raccrocha. Phobos et Deimos, les escorteurs, étaient spécialement armés des lumières de Saint-Michel. Ces armes, dont une partie des plans avaient été découverte dans les doublures d’un exemplaire original du Necronomicon et l’autre dans la tranche d’un exemplaire caché du De Vermis Mysteriis au début du siècle dernier, n’avaient pu être assemblées que récemment, tant les concepts scientifiques nécessaires à leur élaboration étaient avancés. Aucune créature vivante, Dieu ou autres, ne pouvait y résister. Une lumière de Saint-Michel attaquait la matière dans son fondement, et la réduisait à sa plus simple expression, c’est-à-dire de l’énergie. Et seule une énergie de même nature, suffisamment concentrée, était un bouclier efficace. Ils étaient les meilleures armes de la fondation face aux hordes du panthéon de Cthulhu. Pourtant, dans la lutte contre ce dernier, ils étaient bien peu de choses.
Mais les envoyer là-bas serait peut-être l’occasion de les tester en conditions réelles. Il espérait surtout qu’en faisant cela, il ne mettait pas plus sa famille en danger que ce qu’elle ne l’était déjà.
Henri s’enfonça dans son fauteuil, décrocha encore son téléphone pour aviser que l’accélérateur était en route, et, avant de composer le numéro, lança à la cantonade : « Le spectacle est fini. On retourne au boulot. On ne va pas tarder à avoir pas mal de paperasse à gratter ! »
* * *
Au lever du jour sur l’Adamantin, la tension baissa d’un cran. Pas grand-chose en vérité, car la présence invisible de l’île, dissimulée sous des brumes qui semblaient éternelles, faisait peser l’atmosphère comme une chape de plomb.
A cela venait s’ajouter le bilan de la nuit. Quatre hommes étaient morts, déchiquetés par les feux de Saint-Elme. La bonne nouvelle était que le projecteur U.V. avait fait ses preuves. Chaque fois que son rayon avait balayé une entité ectoplasmique celle-ci avait perdu toute combativité. La plupart du temps elle fuyait, mais, à une occasion, l’une d’elle était restée immobile, comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. Elle a semblé prendre conscience de ce qui lui était arrivé au bout d’une minute ou deux d’exposition, et sa première réaction fut, comme la première, de demander de l’aide. Résultat : il y avait maintenant deux âmes prisonnières dans la cage de faraday.
La plupart de l’équipage, exténué par les épreuves nocturnes, était allé prendre un peu de repos, y compris Howard, Philip, et le capitaine Carter. La consigne était de les réveiller au moindre changement, en particulier tout ce qui pourrait concerner l’île.
Pourtant quand Philip se réveilla, en sursaut et en sueur, personne n’était venu interrompre son sommeil. Et il était certain de ne pas avoir rêvé. Mais il n’était pas seul. Il en était sûr. Son regard avait beau fouiller les pénombres de sa cabine, il ne voyait rien. Mais il sentait une terreur froide dans son cerveau et son âme, il était sondé, analysé, passé en revue.
Puis un flot d’images envahit son esprit, des informations affluaient tellement en masse qu’il était incapable d’en assimiler une seule. Puis tout ralentît, petit à petit. Une image se stabilisa, floue au début, puis de plus en plus nette. Il parvint enfin à associer l’image à un nom : il voyait une galaxie. La Voie lactée, baignée dans un univers de sang et de hurlements, un espace-temps fait de peurs et de désespoirs. Cela était si réel que sa raison vacilla quelques instants au bord d’un abîme de folie.
Puis le néant.
Et enfin, l’appel.
Rejoins-moi, fils d’Adam. Toi et moi réunis mettrons mon maître à genoux, et ensemble nous régnerons sur cet univers.
Philip se leva et s’habilla. Il devait aller sur l’île.
Chapitre 15
Howard fut tiré de son sommeil sans ménagement.
– Howard ! Réveillez-vous, Howard !
La voix de Carter était sans pitié. Elle insistait et insistait encore. Il sentait qu’on le secouait, mais il n’arrivait pas à sortir son esprit de la torpeur dans laquelle il était plongé. Pendant quelques secondes, il se demanda où il était, puis les souvenirs des dernières heures affluèrent.
– Que se passe-t-il ? parvint-il à articuler avec peine.
– Quelqu’un a quitté le bord sans autorisation, et on a vu une embarcation légère se diriger vers l’île.
Cela lui fit l’effet d’une claque, et son esprit se remit à fonctionner à plein régime. Il ne fallait en aucun cas que quelqu’un se rende là-bas, c’était signer son arrêt de mort. Non, signer pour quelque chose de bien pire que la mort. Une abjecte condition, devenir le jouet d’une créature sans morale à la soif de sang inextinguible jusqu’à la fin des temps.
– Qui ?
– Nous n’en avons pour le moment aucune certitude, l’appel de l’équipage n’est pas terminé. Mais je peux d’ores et déjà vous dire que Craft manque à l’appel.
La discussion que Love avait eu avec ce dernier lui revint en mémoire. Philip était un des mediums les plus puissants de la Fondation, pour ne pas dire le plus puissant. Il était absolument convaincu du réveil prochain de Cthulhu. Pour lui, et manifestement pour beaucoup d’autres hauts placés dans la hiérarchie, la Fondation ne devait reculer devant aucun sacrifice pour protéger l’humanité. Y compris aller chercher des alliés dans les rangs même de l’armée de Cthulhu. Pour cette raison, Howard pensait savoir ce que Philip était allé faire sur l’île…
Il devait l’en empêcher à tout prix ! Mais avant, il devait mieux connaître son ennemi. Il quitta sa couchette comme un diable serait sorti de sa boite, et se rendit au pas de course à la cale, précisément celle où il avait fait installer la cage de faraday et les deux prisonniers.
* * *
Philip traversa le nuage de brume qui entourait l’île. Le spectacle qui s’offrit à lui, même s’il s’y attendait, était sidérant. Un gigantesque château noir surgit des flots, lui-même dominé par un trône aux dimensions cyclopéennes.
Il dut contourner l’édifice un bon moment avant de trouver un endroit ou faire aborder son Zodiac. Au bout d’une demi-heure, il lui sembla remarquer quelque chose qui ressemblait fort à un embarcadère. Pourtant, il aurait juré être déjà passé par là sans avoir remarqué quoi que ce soit.
Quand il posa le pied sur le sol, il constata qu’il n’y avait pas de sable, mais qu’il était sur une surface de pierre aux dalles parfaitement agencées, on ne discernait qu’à peine les jointures. Un travail d’orfèvre. Devant lui, les murs du château paraissaient lisses et sombres, et ils semblaient extrêmement épais. A une vingtaine de mètres sur sa gauche, il y avait l’énorme porte, celle-là même mentionnée par le journal de bord du Perle de l’Orient.
Prudemment Philip s’avança vers elle. Ses gigantesques proportions l’avaient empêché de remarquer qu’elle était entrouverte. S’armant de sa peur comme d’un sixième sens, il ferma les yeux, et lança une sonde mentale aux environs.
Il n’était pas seul. Ils étaient même nombreux à l’observer. Comme s’ils s’étaient sentis démasqués une centaine de feux de Saint-Elme sortirent de l’ombre. Ces âmes étaient la possession du maitre des lieux depuis si longtemps, qu’il n’avait plus à exercer la moindre pression sur elles pour qu’elles le servent docilement. Mais pour le moment, il était évident que les seules instructions qu’elles aient reçues fussent de ne rien faire, et de laisser le vivant rentrer dans le château.
Philip hésitait quand même. Ce n’était pas tous les jours que l’on était au seuil de la demeure d’un séide de Cthulhu, et manifestement pas n’importe lequel, puisque si Craft avait bien compris, il s’agissait d’un de ses plus fidèles lieutenants. Mais lequel ?
Philip savait que selon les informations dont disposait la Fondation, ils étaient au nombre de trois. Et tous plus tarés les uns que les autres. Tout à fait les portraits de leur maître. L’humain soupira et pénétra dans la maison de son ennemi.
Il se retrouva dans un salon richement meublé, de magnifiques tapisseries pendaient aux murs. Tout à fait le genre de décoration que l’on se serait attendu à trouver à la cour d’un roi de la Renaissance. Il se tenait face à une table couverte de somptueuses victuailles, et de délicieux fumets lui faisaient monter l’eau à la bouche, malgré sa peur et sa tension. Dès qu’il le vit, un homme, portant un costume trois pièces impeccable se leva, et vint à sa rencontre. Il était… beau. Une beauté sauvage. Mais son regard… Le mal que l’on percevait derrière ses prunelles était insondable, absolu. Le portrait craché de Méphistophélès. Dès qu’il fut à portée, l’homme lui tendit un verre de vin, et lui dit :
– Bienvenu chez moi, Philip, je vous attendais.
* * *
Le capitaine Lumley raccrocha son téléphone satellite. Le Lewis Carroll, le Phobos, et le Deimos arrivaient. Ils seraient là dans la journée du lendemain. En attendant, il devait se préparer à affronter le pire. Il ne savait pas ce qu’il trouverait de l’autre côté, et le mieux était de s’attendre à ce que l’ennemi pouvait faire de plus terrible.
Brian Lumley se plongea dans la lecture attentive de son exemplaire personnel du Necronomicon.
Chapitre 16
Philip savait que ce qu’il voyait n’était pas la réalité, mais un reflet déformé par une volonté puissante et maligne. Il était lui-même parvenu, grâce à ses dons psychiques, à imposer une vision altérée de l’environnement à autrui. Mais jamais avec cette foison de détails, ni même en la modifiant à ce niveau là : ses cinq sens étaient complètement trompés par l’illusion. Il avait l’impression qu’un voile de mensonges avait été jeté sur ce qui l’entourait. Y compris son interlocuteur.
– Je dois dire que moi je ne m’attendais pas à être reçu en si grandes pompes. Que me vaut cet honneur ?
– Un hôte n’a-t-il donc pas le droit d’accueillir ses invités avec le faste qu’il désire ?
– Et un invité n’a-t-il donc pas le droit de s’interroger sur le menu qu’on va lui servir, surtout s’il craint d’en faire partie ?
Un silence. Il s’éternisa tant et si bien que Craft craignit d’avoir été trop loin et un peu trop vite. Puis, la créature qui avait adopté l’apparence d’un homme sourit lentement, et finit par éclater de rire. Un rire hystérique et animal. Un rire qui glaça les sangs de Philip.
– Ah ! Les humains ! Une des choses que j’aime chez vous, à part le goût, bien entendu, c’est que vous êtes des proies. Vous êtes nés proies et des millions d’années d’évolution n’ont fait qu’inscrire cette condition dans vos gènes. Vous jouez tellement bien ce rôle que chaque chasse est différente, dotée d’une nouvelle saveur. Mais rassure-toi, ce n’est pas dans cet objectif que je t’ai fait venir ici. Toi, comme ton grand-père, tu as quelque chose que les autres n’ont pas. Une partie de ton sang vient du Paradis. Et j’ai besoin de toi.
– Nous sommes tous des enfants du Paradis. Qu’est-ce que j’ai de plus que les autres ?
– Philip, Philip, Philip… dit l’être en secouant la tête d’un air navré. Tu ne m’écoutes pas, petit homme (le ton de réprimande était léger, néanmoins Craft le prit comme un avertissement). Ta parenté est évidente. Quand l’Ost est venu nous combattre, ce n’était pas des saints qui en formaient les rangs. Mais des soldats. Et certains ont, comment dire… laissé leurs traces. Bien sûr, ils ont fait de leur mieux pour effacer ces traces. Pourtant, ils en ont oublié quelques unes. Et toi, Philip, tu es ce qui reste de l’une d’elle. Tu n’es pas complètement humain. Une part de toi vient d’ailleurs.
Philip avait de l’expérience, et il savait que dialoguer avec des entités de cet acabit revenait souvent à diner en tête à tête avec le diable. Elles maniaient savamment mensonges et vérités, rhétoriques et raisonnements, pour manipuler et parfois juste pour s’amuser, sans autre but que celui de faire souffrir.
Aussi l’humain prenait les révélations de son interlocuteur avec pour le moins une certaine réserve. Toutefois, il ne perdait pas de vue non plus son objectif, à savoir, pactiser avec cette créature pour qu’elle collabore avec la Fondation dans la lutte contre Cthulhu.
Le secret dans une négociation était de persuader l’autre que c’était lui qui faisait la meilleure affaire. Ce qui l’amena à poser la question suivante :
– Bon, écoutez, on ne va pas tourner plus longtemps autour du pot. Dites-moi qui vous êtes, allié de Cthulhu, et ce que vous attendez de moi. Ensuite je vous donnerai mes conditions.
La créature à l’apparence humaine le regarda avec des yeux ronds, une lueur de colère en train de s’allumer.
– Il n’y aura pas de conditions. Tu feras ce que je te dirai ou bien tu mourras.
– Nous verrons bien, mais avouez qu’il serait stupide de se passer des avantages que mon ralliement volontaire pourrait vous conférer sans même entendre les deux ou trois broutilles que je demande en échange, non ?
L’autre le dévisagea sans rien dire. Il réfléchissait. Au bout d’un moment, il lui fit signe de s’asseoir au bout de la table, tandis que lui-même prenait place à l’autre extrémité.
Les négociations avaient débuté.
* * *
Brian Lumley venait de mettre le doigt sur quelque chose d’important. Il était persuadé que ce bouquin qu’il lisait et relisait depuis des années, livrait pourtant ses secrets au compte-gouttes. Il avait à chaque fois l’impression de découvrir de nouvelles pages, qu’il n’avait jamais vues auparavant.
Il pensait avoir compris d’où venait la puissance de l’entité 147 comme il pensait avoir compris de qui il s’agissait. Si ses soupçons se confirmaient, le danger était encore plus grand que ce qu’il avait pu imaginer. D’après lui, ils avaient tout simplement affaire avec la dernière citadelle avant R’lyeh, le fief de Nyarlathotep. Le messager des Grands Anciens.
Ils étaient dans la dimension dans laquelle il avait été emprisonné.
Cet être était au courant de tout ce qui pouvait concerner Cthulhu et consort de près ou de loin, et il n’en serait pas à son premier plan alambiqué pour se sortir de là. Ce qui amenait Lumley à penser que mettre Love et Craft sur le même bateau n’était pas un hasard. Ils avaient tous été manipulés pour que cela se produise. L’attention et la méfiance du vieux loup de mer augmenta. Cela n’était que la partie visible de l’iceberg. Sous la surface, il y en avait certainement beaucoup plus.
* * *
Henri Smet s’assura qu’il était seul avant de décrocher son téléphone. Cette fois, il avait vraiment besoin d’être absolument discret.
– C’est moi. C’est fait. Passez-la-moi maintenant.
– C’est bien Henri. Vous êtes quelqu’un de raisonnable. Tenez, je vous la passe.
Entendre la voix de son épouse ne le rassura pas comme il espérait. La peur qu’il y entendît lui donna au contraire la chair de poule.
– Chéri ! C’est toi mon amour ? Ne les écoute pas ! Ne…
Un bruit sec, comme si le combiné avait été arraché des mains de son interlocutrice.
– Bien. Si vous voulez les revoir en vie, vous devez encore faire quelque chose pour nous.
– Encore ? Mais vous m’aviez assuré que ce serait la dernière fois !
– Pensez à votre femme et à votre fille au lieu de discuter.
Henri sentit la fureur le gagner. Mais la terreur restait toujours la plus forte. Il soupira et retint ses larmes.
– Très bien. Que faut-il que je fasse ?
– Un coursier va vous livrer un paquet. A l’intérieur de celui-ci, un cristal. Assurez-vous qu’il soit à bord du Terreur nocturne avant que le passage ne se referme.
– A quoi cela va-t-il servir ?
– Cela ne vous regarde pas. Mais comme vous m’êtes sympathique, je vous dirai quand même qu’il s’agit là d’une friandise pour les chiens de Tindalos.
Henri fut choqué par cette révélation. Il comprit instantanément ce qu’était ce fameux cristal : un éclat d’Azatoth. Et surtout, il connaissait le danger qu’il représentait.
– Vous ne devriez pas jouer avec ces choses, là. Elles nous dépassent tous.
– Si un jour nous avons besoins de vos conseils en la matière, nous vous le ferons savoir. Pour le moment, contentez-vous d’exécuter mes ordres.
Quand Henri raccrocha, il se prépara aussitôt à partir. Dès qu’il réceptionna le cristal, il prit ses dispositions pour rejoindre Lumley et son bâtiment le plus vite possible. Mais, tout au fond de lui, il n’arrivait pas à se résoudre à faire cette dernière action, car cela voudrait dire que les chiens de Tindalos pourraient venir sur Terre à leur gré, sans qu’il ne soit nécessaire de les invoquer.
Cela serait la première étape de la conquête de Cthulhu, et condamner celles qu’il voulait sauver à un sort bien pire que la mort.
Chapitre 17
Si Howard Love parvenait à comprendre les raisons qui poussaient la Fondation à chercher alliance avec des séides de Cthulhu, il n’arrivait pas à concevoir ce qui rendait si aveugles ses dirigeants. Depuis des millions d’années, ces démons n’avaient en tête qu’un seul et unique but : dominer la galaxie et cet univers. Les monter les uns contre les autres était une tactique vouée à l’échec. Quand Cthulhu marcherait sur le monde, il n’y aurait personne pour lui résister, pas même dans ses rangs. A moins que les armées du Paradis ne soient à nouveau averties. Le voilà le seul espoir. C’était à cela qu’il fallait consacrer les ressources de la Fondation, pas en une collection hétéroclites de monstres qui se tenaient relativement tranquilles tant qu’on les nourrissait.
Malheureusement, le conflit séculaire entre la l’Eglise et la Fondation, et la trop grande spécialisation de cette dernière, avaient fait que le Paradis, tout comme l’Enfer d’ailleurs, étaient désormais injoignables. Cela depuis des temps si lointain, que les seules traces des éventuels contacts confinaient à la légende. Tout laissait croire que l’humanité était livrée à elle-même, et que tous les regards se fussent détournés d’elle.
Howard poussa la porte de la cale. Il devait obtenir des prisonniers des renseignements clairs et précis. Coûte que coûte, les négociations entre Philip et cette créatures ne devaient pas avoir lieu. Mais dans l’esprit du professeur, les probabilités penchaient largement plus en faveur d’un piège que d’un quelconque marchandage. Love était bien conscient de la valeur d’un médium tel que Craft pour l’ennemi. Il pourrait devenir une fenêtre perpétuellement ouverte sur la terre et sur les affaires de la Fondation. Un cheval de Troie psychique.
Sans préambule, il commença son interrogatoire.
– Je dois savoir qui est le maître de cette dimension.
Howard aurait été incapable de dire laquelle des deux âmes à l’intérieur de la cage lui répondit.
– Nous ne pouvons pas prononcer son nom. Il nous l’a scellé.
– D’accord, mais donnez-moi au moins une piste, un indice, quelque chose avec quoi je puisse commencer des recherches.
– Je ne sais pas…
– Ecoutez, mon ami est là-bas. Il y est allé pour de mauvaises raisons, mais avant tout parce qu’il estime que c’est son devoir de tout faire pour protéger l’humanité, y compris risquer sa propre vie, sa propre âme. Alors si le mot humanité veut encore dire quelque chose pour vous, aidez-moi à le sauver.
Il y eut un long silence, puis l’un des feux de Saint-Elme lâcha :
– J’ai entendu ceux de sa garde rapprochée l’appeler parfois le messager.
Aussitôt, cela fit tilt ! Le messager ! Le chaos rampant, capable de prendre la forme qu’il désire.
Nyarlathotep !
Si Howard avait eu le choix de l’ennemi à affronter, il aurait certainement mis ce dernier tout en bas de la liste, juste avant Cthulhu lui-même.
– Vous avez parlé de sa garde rapprochée. De quoi s’agit-il exactement ?
– De ceux qui l’ont volontairement rallié, ceux qui n’ont pas besoin d’être enfermés quand le jour se lève. Ceux qui nous torturent par pur désoeuvrement.
– Ce sont des âmes aussi ?
– Oui. Les âmes d’hommes mauvais et corrompus par le contact de Cthulhu.
– Merci pour tout ça. Je m’engage en retour à tout faire pour vous ramener dans notre monde pour que vous preniez enfin le repos qui vous est dû.
Nyarlathotep !
Ça n’allait pas être de la tarte d’aller chercher Philip. D’ailleurs il ne savait pour le moment pas du tout comment il allait faire.
* * *
Henri Smet était tiraillé entre son envie d’obéir aux ravisseurs de sa famille, et entre son sens du devoir. Surtout qu’il pressentait que ce que lui demandait l’étrange voix qu’il avait eue au téléphone aurait des répercussions dramatiques sur l’ensemble de l’humanité.
Mais désobéir serait condamner sa femme et sa fille à mort. Pourtant, se disait-il, obéir reviendrait au même. Si les chiens de Tindalos avais accès à la Terre, plus personne ne serait à l’abri. Et eux, ils n’étaient rien en comparaison de leur terrible maître, Cthulhu. Ceux qui lui survivraient regretteraient de ne pas avoir eu la chance de mourir.
Il n’avait toujours pas décidé de ce qu’il allait faire quand l’hélicoptère qui allait le conduire sur le Terreur Nocturne décolla.
* * *
Le capitaine Lumley avait beau essayer de mettre bout à bout les morceaux du puzzle, il n’arrivait à pas reconstituer la vision globale de la situation. Il était pourtant certain d’une chose : ce qui était en train de se passer n’était pas dû au hasard, à un triste concours de circonstances, mais le résultat d’une habile manipulation, une manoeuvre qui avait un but précis.
Du coup, Lumley se demandait si en faisant venir ici un accélérateur de particules et les armes les plus puissantes que les hommes avaient jamais construit, il ne jouait pas précisément le jeu de son ennemi. Nyarlathotep était réputé pour être vicieux et retors. Un plan alambiqué de la sorte lui ressemblait bien. Et puis, de l’autre côté, il y avait Howard Love. Lumley ne pouvait se résoudre à le porter simplement disparu et à laisser tomber les tentatives de secours. Si quelqu’un était capable de déjouer les plans d’un dieu, même venu d’ailleurs, c’était lui !
* * *
Howard revint en passerelle, habillé de pied en cap, un sac à dos apparemment bien rempli, diverses amulettes, dont le sceau de Gabriel bien en apparence, pendaient à son cou et à ses poignets. Des fioles et des instruments rappelant vaguement des armes étaient accrochés à sa ceinture multifonction. Il se saisit du micro et activa la diffusion générale.
Je vais aller sur l’île. Le Chaos Rampant s’y trouve, ainsi que Philip Craft. Je dois aller le chercher et le ramener à bord. C’est quelque chose que je ne pourrai pas faire tout seul. Si certains d’entre vous veulent m’aider dans cette tâche, qu’ils se rendent immédiatement sur le pont principal. Mais songez que le danger est grand, est qu’il fort possible qu’il ne s’agisse que d’un aller-simple. Pourtant, je dois y aller.
La petite embarcation qui prit le cap de l’île était armée par douze hommes, Love y compris. Le capitaine Carter la regarda s’enfoncer dans les brumes. Cela faisait longtemps qu’elle était hors de vue lorsqu’il se détourna. Il espérait que quelqu’un avait repéré la balise qu’ils avaient laissée dans leur monde. Parce que sinon, il ne voyait pas du tout comment ils allaient s’en sortir.
Chapitre 18
– Vous me connaissez, et moi je ne sais même pas votre nom. Allez-vous me le confier ?
– Philip… Me serais-je trompé à ton sujet ? En tout cas la perspicacité et la sagacité ne sont pas des éléments qui te caractérisent. Je pensais que tu avais compris à qui tu avais affaire.
– Nyarlathotep, le chaos rampant. J’ai compris dès que je vous ai vu. Mais je voulais juste vérifier quelque chose.
– Et quoi donc ?
– Savoir si vous seriez assez stupide pour l’avouer vous-même.
Une lueur de colère traversa les yeux de la créature à l’apparence humaine. Mais ce fut fugace. Nyarlathotep était tout sauf stupide. En réalité Craft, avait lancé le nom du Chaos Rampant sans être vraiment sûr qu’il s’agisse de lui. Mais la réaction de ce dernier avait ôté tous les doutes de Philip. Cependant, l’humain accusait maintenant le coup. Il se trouvait face à l’un des plus puissants séides de Cthulhu. Si jusque là il avait été effrayé, il était désormais à deux doigts de sombrer dans la panique. L’autre dû le sentir car il lança, comme s’il voulait enfoncer le clou :
– Ne commets pas l’erreur de surestimer l’utilité que tu peux avoir à mes yeux. N’oublie pas que tu ne dois la vie qu’à quelques brins d’ADN qui ne se sont retrouvés dans ton sang que par hasard.
– Je n’oublie rien. Et je suis tout à fait conscient du sort qui me sera réservé si je refuse votre offre.
– Vraiment ? Laisse-moi m’en assurer.
Nyarlathotep claqua des doigts, et le décor sembla se dissoudre en un patchwork de couleurs. La créature elle-même perdit de sa consistance et enfla rapidement dans des proportions gigantesques. L’esprit rationnel de Craft comprenait ce qui était en train de se passer. Nyarlathotep réorganisait la matrice mentale dans laquelle il avait enfermé l’esprit de l’homme pour lui montrer une autre réalité.
Devant lui se tenait désormais une montagne de chair frémissante, sans forme, horrible, comme la boue attendant d’être façonnée pour donner naissance à un monstrueux golem. Une autre apparence du Chaos Rampant. Puis, comme s’il était désincarné, Philip s’éleva, affranchi de la gravité. Dès qu’il eut pris un peu plus de hauteur, il réalisa avec une stupeur consternée ce qu’était l’île en réalité. Ce n’en était pas une. C’était Nyarlathotep en personne ! Quelle arrogance avait donc menés ces pauvres hommes à seulement imaginer pouvoir duper le bras droit de Cthulhu ! Il allait désormais se régaler de ce festin d’âmes, s’abreuver des souffrances qu’il allait leur faire endurer pour leurs éternités de servitude.
Les défenses psychiques du cerveau de Philip succombèrent à la terreur, emportée par un tsunami de lassitude et de désespoir. Quelque part, au plus profond de lui, il savait que ces émotions ne lui appartenaient pas, mais qu’elles lui étaient imposées par la volonté écrasante de la créature qu’il avait espéré duper.
Philip continua à s’élever jusqu’à atteindre le sommet de cet immonde tas de chairs flasques. Et ce qu’il y vit lui glaça les sangs au-delà de toute raison. Il vit la bouche de Nyarlathotep s’ouvrir et se fermer convulsivement, montrant une voracité sans nom. De chaque côté de cette déchirure, il y avait une forêt de dents, dont la plus petite avait déjà la taille d’un autobus. Sans qu’il n’ait aucun contrôle sur sa trajectoire, Philip se vit entraîné inexorablement vers cette bouche horrible qui n’en finissait pas de le désirer. Les mâchoires allaient se refermer sur lui lorsqu’il se retrouva debout. Tremblant de tous ses membres, il sentait sa vessie sur le point d’exploser, et ses intestins n’allaient guère mieux. Devant lui, Nyarlathotep avait repris une forme humaine, toujours celle d’un homme à la beauté repoussante mais envoutante.
– Tes amis sont courageux. Mais surtout inconscients. Il semble qu’ils aient décidé de se joindre à nous. Nous n’allons pas les décevoir, n’est-ce-pas ?
Le coeur prêt à lâcher, Philip réalisa qu’il ne pouvait strictement rien faire pour aider ceux qui étaient venus à son secours. Lentement, des larmes coulèrent sur ses joues. Encore plus lentement, ses doigts se crispèrent sur la crosse de son arme, l’Ankh.
La tueuse d’âmes n’était pas assez puissante pour anéantir un être comme Nyarlathotep. En revanche, elle suffirait pour le frustrer de sa proie. Philip était désormais résolu à ne rien laisser à son ennemi. Pas même sa vie.
Les négociations étaient finies.
* * *
Howard essayait d’avoir des yeux partout, ce qui n’était pas évident sur un horizon libre à trois cent soixante degrés.
– N’oubliez pas, disait-il fébrilement, que nous risquons de rencontrer des feux de Saint-Elme en plein jour. Ils seront certainement pires que ceux auxquels nous avons été confrontés auparavant. C’est la chasse rapprochée de Nyarlathotep. Ils voudront sans aucun doute prélever leur dime de sang. Alors soyez vigilants.
Un autre homme, le bosco, un certain Mac Lane et un fidèle du capitaine Carter, surenchérit.
– N’oubliez pas : tant que nous sommes en espace dégagés, se servir des EMP est inutile. La balle traverserait sa cible sans lui faire de mal. Il faut qu’elle éclate sur une surface dure à côté d’elle pour être efficace. Si ce que les âmes capturées ont dit au professeur est vrai, les UV seront inefficaces. Ceux que nous allons rencontrer servent Nyarlathotep de leur plein gré. Alors gaffe !
Le petit bateau avançait rapidement, et il avait presque couvert la moitié de la distance séparant l’Adamantin de l’île, lorsqu’ils frappèrent. Nul ne vit venir le premier coup. Un terrible hurlement, à l’arrière de l’embarcation leur signala qu’ils étaient là. Un marin avait la tête complètement dissimulée sous l’éclat d’un feu de Saint-Elme. Le bosco ajusta et tira. La balle explosa à quelques centimètres du malheureux, chassant la vorace créature pour une durée indéterminée.
Mais le mal était fait : la tête de la victime ne comportait plus un centimètre carré de peau. Le visage avait été soigneusement épluché, et les tendons et les muscles portaient déjà des traces de morsures. Une ouverture avait été pratiquée au sommet du crâne, et l’épaisse substance rose et sanguinolente qui pendouillait ne laissait guère d’espoir quant au pronostic vital. Howard fut le premier à lui porter assistance. Le pauvre bougre respirait toujours, mais il n’y avait plus rien à faire. A part abréger ses souffrances. Quand ce fut fait, Love récupéra la plaque d’indentification du marin, et se promit, s’il survivait, de la porter en personne à la famille de cet homme qu’il ne connaissait pas et qui pourtant était mort pour la même cause que lui.
– Ils reviennent.
A peine l’avertissement fut-il lancé, qu’Howard se concentrait sur sa propre survie. Il restait quelques minutes à peine avant d’atteindre le rivage, et l’intérieur du château. Mais cela semblait une éternité.
Chapitre 19
Cela faisait à peine deux heures que le Deimos, le Phobos et le Lewis Carroll avaient rejoint le Terreur Nocturne quand l’hélicoptère d’Henri Smet apponta sur ce dernier. Le capitaine Lumley était contrarié par cette venue, surtout parce qu’il n’en comprenait pas la raison. Il se méfiait toujours lorsqu’un ponte de la Fondation décidait de se mêler d’un peu trop près de ses affaires. Il craignait pour son libre arbitre. Et ce n’était pas parce que le ponte en question était un ami de longue date que cela le rassurait, au contraire.
Les préparatifs pour lancer l’accélérateur de particules et les lumières de Saint-Michel étaient déjà en cours, et la plupart des machines étaient en chauffe. Au cours de cette phase, l’attente risquait d’atteindre son paroxysme, au cours duquel les peurs et les craintes des équipages risquaient de se cristalliser. C’était la raison pour laquelle, et en accord avec les capitaines des trois navires qui venaient de le rejoindre, divers exercices étaient en cours afin de maintenir les équipages sur le qui-vive. Et c’était pour cela aussi que Lumley était seul pour accueillir Smet à sa descente d’hélicoptère. Dès qu’il vit son ami, le capitaine fut frappé par ses traits tirés et par l’angoisse qui s’échappait de ses yeux. D’ordinaire tiré à quatre épingles, Henri faisait aujourd’hui montre d’une négligence qui ne lui ressemblait pas ; son noeud de cravate était tiré, le premier bouton de son col de chemise était défait, et l’aspect général du costume laissait penser que cela faisait quelques jours qu’il n’avait pas vu le pressing. Il émanait d’Henri une vieille odeur de transpiration indiquant que cela faisait un peu trop longtemps qu’il n’avait pas pris de douche. L’homme avait également troqué son habituel attaché case contre un carton montrant lui aussi des signes de fatigue. Il avait approximativement la taille d’un ballon de football, et Smet le serrait contre lui comme s’il contenait un fabuleux trésor.
Tous ces indices inquiétèrent vivement Lumley, qui comprit rapidement que quelque chose ne tournait pas rond. Enfin, que quelque chose tournait moins rond que d’habitude.
– Ça va ? s’enquit-il sincèrement inquiet.
– Oui, lui répondit sèchement l’autre. C’est le voyage qui m’a fatigué.
– Qu’il y a-t-il dans la boite ?
– Rien qui ne te regarde ! Tu veux bien me conduire à ma cabine ? Il faut que je me pose cinq minutes, et toi que tu m’expliques où tu en es.
Le trajet à l’intérieur du Terreur Nocturne se fit en silence. Ce n’était pourtant pas un petit bateau, et il leur fallu plusieurs minutes pour rejoindre leur destination. Mais pour autant, Lumley n’avait pas renoncé à comprendre ce qui tourmentait son ami. Surtout si cela devait représenter un danger quelconque pour son navire et ses hommes. Il décida d’attaquer par la bande et de démarrer la conversation par un sujet qu’il pensait n’avoir aucun rapport avec ce qui se passait.
– Comment vont Stéphanie et Isabelle ? Ça fait un moment que je ne les ai pas vues. Ça lui fait combien maintenant à Isabelle ? huit, neuf ans ?
A la mention des noms de sa femme et de sa fille, Brian aurait juré avoir vu les traits d’Henri se crisper et ses yeux s’emplir de larmes.
– Dix ans.
La réponse vint après un long silence, et la voix était brisée. Il était manifestement au bord de l’implosion. Tout cela ne fit qu’alarmer Lumley encore plus.
– Henri que se passe-t-il ?
Smet se passa la main sur le visage. Il était tiraillé entre son amour pour sa famille et la connaissance de ce qui se passerait s’il ne disait rien. Il craqua.
– Ce sont les derniers fervents du Mékétrex. Je ne sais pas comment ils ont fait mais ils ont réussi à découvrir qui j’étais, et où j’habitais. Ils les ont enlevées, et menacent de les tuer si je ne fais pas ce qu’ils demandent.
– Depuis combien de temps ?
– Suffisamment pour que la situation dans laquelle nous nous trouvons me soit imputée. C’est grâce à moi si Love a eu connaissance des coordonnées où il trouverait le canot du Perle de l’Orient. C’est moi aussi qui ai affecté Craft sur la mission qui consistait à surveiller Love. C’est également moi qui ai détourné le Lewis Carroll et ses conserves pour les amener ici.
Brian Lumley comprenait lentement la portée du coup fourré dans lequel ils étaient tombés. Le Lewis Carroll allait ouvrir un passage vers la dimension dans laquelle Nyarlathotep avait été enfermé par les forces du Paradis, il y avait une éternité. On pouvait certes toujours compter sur les lumières de Saint-Michel, mais il n’y avait rien de plus simple à neutraliser qu’un bâtiment, surtout si on y était préparé. D’ordinaire, la localisation de ces trois bateaux était un des secrets les mieux gardés de la Fondation. Mais les amener ici, précisément où on voulait qu’ils soient, les rendaient vulnérables à un acte de sabotage.
Lumley posa la question à laquelle il craignait de connaître la réponse :
– Et dans la boite ? Il y a quoi ?
– Un fragment d’Azatoth.
– Merde ! Mais tu es fou d’amener ça ici ? Tu sais ce qui se passera si on arrive à ouvrir le passage ? Ça va non seulement le fixer de manière définitive, mais en plus cela ouvrira les portes de la Terre aux chiens de Tindalos !
– Je suis désolé… Ils ont ma femme et ma fille… je ne savais pas quoi faire…
Le reste de la phrase se perdit dans les borborygmes d’un sanglot.
– Reprends-toi Henri, bon sang ! Il le faut si tu veux les sauver ! Réfléchis. Ils sont forcément dans le coin, ils ont besoin de neutraliser Phobos et Deimos ! Et je te fiche mon billet que ta femme et ta fille sont avec eux. Alors on va les chercher, les trouver, et leur expliquer de quel bois on se chauffe.
* * *
Howard et les trois survivants étaient parvenus à trouver refuge à l’intérieur de la citadelle. Les feux de Saint-Elme ne les suivirent pas, et se contentèrent d’en garder la sortie pour en empêcher toute sortie. Le décor était celui d’un château moyenâgeux, et ils se trouvaient dans l’antichambre face à un gigantesque escalier de pierre qui menait au premier étage. Pas un seul des quatre rescapés n’était indemne, mais leurs blessures étaient pour la plupart superficielles.
– Vous en êtes où avec vos munitions ? lança le bosco.
– Je viens d’enclencher mon dernier chargeur.
– Moi j’en ai un d’avance, et six balles dans l’autre.
– Moi aussi, et quatre dans l’autre.
– Quant à moi, je viens également d’enclencher le dernier chargeur, conclût Mac Lane. Qu’est ce qu’on fait ?
– On fait le point, on se soigne vite fait, et on tâche de trouver Philip le plus rapidement possible, répondit Howard. Et si possible on fait gaffe avec les munitions. N’oublions pas qu’on doit retraverser.
Ils étaient en train de panser leurs blessures quand un claquement rythmique résonna dans l’escalier.
– C’est quoi, bordel ?
– On dirait des talons ! C’est juste pas possible !
– Taisez-vous, et préparez-vous à fuir ou à vous battre pour vos vies.
Les secondes s’égrenaient ponctuées par le bruit des talons sur l’escalier de pierre. Enfin, ils virent la créature qui était juchée sur ces bruyantes chaussures. Une magnifique femme brune, d’une beauté parfaite, descendait gracieusement les marches. Les quatre hommes avaient tous leurs armes pointées sur elles. C’étaient des hommes aguerris, conscients de l’endroit où ils étaient, et des dangers qui les guettaient. Néanmoins, la stupéfiante beauté de cette créature les sidéra pendant plusieurs secondes. Quand elle fut en bas des marches, elle vint droit sur Howard et lui tendit la main.
– Professeur Love, je présume. Bienvenue dans votre dernier cauchemar.
Chapitre 20
Le capitaine de l’Adamantin était demeuré sur son bateau, là où était sa place. Ce n’était pas de gaieté de coeur qu’il était resté en arrière, cela lui donnait l’impression d’abandonner ses amis. Mais, en homme de mer qu’il était, John Carter n’était pas de ceux qui laissaient partir ses compagnons d’armes au combat en restant les bras croisés. Il estimait avoir encore une carte à jouer, et il comptait bien se servir de ce joker.
Il était descendu dans la cale, et se tenait devant la cage de faraday. A l’intérieur les deux âmes captives étaient immobiles, et semblaient l’observer au même titre que lui, comme dans l’expectative. Pour Carter, le raisonnement était simple. Ces âmes étaient captives de cette dimension comme eux. Et de la même manière, elles désiraient ardemment en sortir pour rentrer dans celle dont elles étaient originaires. Elles espéraient ainsi réintégrer le cycle sans fin des réincarnations. Le capitaine était tout prêt à les aider à accomplir ce dessein, mais présentement c’était lui qui avait besoin de leur aide.
– Vous devez retourner sur l’île, dit-il en mettant le plus de conviction possible dans sa voix. Vous devez aider ceux qui s’y trouvent.
Il attendit plusieurs secondes, mais aucune réponse ne vint. Il insista.
– Vous voulez rentrer chez vous, et nous aussi. Mais je ne partirai pas d’ici tant que ceux qui sont sur l’île ne seront pas rentrés, ou que j’ai la certitude de leurs morts. Vous venez de là-bas, vous connaissez la configuration des lieux, et tant qu’il fait jour, vous restez libres de vos mouvements. Ils ont besoin de vous.
Cette fois, il y eut une réaction. Pas celle qu’il attendait, mais une réaction tout de même. L’éclat des deux âmes avait augmenté d’intensité. Il sentait la peur qui irradiait de leur halo.
– Ils ont besoin de vous, reprit Carter, et j’ai besoin de vous. Aidez-les à rentrer et je m’engage à tout faire pour vous ramener.
– Mais nous ne sommes que deux… ils sont légions. Que pourrions-nous faire ?
– Les surprendre ! Pensez-vous que cela ait déjà été tenté ? Que des âmes échappées soient retournées sur l’île pour libérer quelqu’un ? Non, faites-moi confiance. Ils ne s’attendent pas à cela. Le problème des Grands Anciens est leur énorme complexe de supériorité. La plupart du temps ils ont raison, mais pas toujours. C’est leur plus grande faille. Et nous avons ici l’occasion de l’exploiter.
Toujours le silence en guise de réponse. Convaincu qu’un acte valait mieux que mille discours, Carter désactiva la cage de faraday et ouvrit la porte. Les deux âmes restèrent sans réaction pendant plusieurs secondes, puis elles s’avancèrent de concert et sortirent de leur prison. Lentement au début, puis de plus en plus rapidement, elles se dirigèrent vers la sortie et disparurent dans la coursive, laissant Carter seul avec ses doutes.
* * *
– Et vous ? Qui êtes-vous ? répondit Love sans serrer la main qui lui était tendue.
– Mais, mon cher professeur, votre Némésis, votre négatif parfait. Je suis Wutani Wayland, et je dirige ce qui reste des derniers fervents du Mékétrex. Mais très bientôt, et grâce à votre aide involontaire, nous serons les maîtres de la Terre et de cette galaxie.
La stupéfaction figea Howard aussi sûrement qu’une gangue de glace, tandis qu’il réalisait la portée de ce venait de lui révéler cette femme.
– J’ai réussi à persuader Nyarlathotep, continua-t-elle pour enfoncer le clou, que la pire des souffrances qu’il pouvait vous infliger était de vous laisser vous noyer dans vos doutes et votre culpabilité.
– Mais pourquoi ? balbutia Love.
– Mais parce que c’est inéluctable. Cthulhu se réveille, et il marchera bientôt en ce monde. Les forces du Paradis ont décliné voici bien longtemps, et certains pensent même que Dieu est parti. Désormais, rien ne pourra l’empêcher d’accomplir son destin. Ceux qui ne se soumettront pas à Lui serviront de pâture à ses hordes, et leurs âmes deviendront les fantassins de son armée.
– Et où est Philip ?
– A votre place, je ne m’en ferai pas pour lui. Il est en présence de Nyarlathotep, et à l’heure actuelle, je gage même qu’il est son plus fidèle sujet. Le premier soldat de l’armée du Chaos Rampant, qui ouvrira la voie à Cthulhu. Il sera le seul à revoir la Terre, nanti d’une nouvelle mission.
Les quatre survivants de l’Adamantin se regardèrent avec le désespoir absolu que seuls connaissent ceux qui savent qu’ils ne verront pas le soleil se lever. Puis Mac Lane demanda, avec un pragmatisme qui le surprit lui-même :
– Excusez-moi ma petite dame, mais si je comprends bien, vous n’êtes pas un de ces monstres ?
– Non. Je suis seulement celle devant laqu…
Sa phrase fut interrompue par un coup de poing en plein nez. Le craquement qui retentit alors indiqua que, à moins d’une opération, sa beauté ne serait plus jamais parfaite.
– C’est moi qui pose les questions ma petite dame, fit le bosco en se massant la main, d’un ton toujours égal. Et la première est : où est Philip Craft ?
Howard n’en revenait pas, pas plus qu’il ne comprenait ce qu’il venait de se passer.
– Mais vous êtes fou, dit-il. Vous venez de signer notre arrêt de mort !
– Pensez-vous ! répondit le marin. Parce que vous croyez vraiment que le messager de Cthulhu à quelque chose à faire de cette bonne femme ? Si vous voulez mon avis, il n’était même pas au courant de ce qu’elle voulait faire. Mais maintenant, nos chances de retrouver Craft en vie viennent d’augmenter. Ce n’était pas faux. Mac Lane devait certainement avoir raison. Cette Wayland n’avait sans doute pas pu s’empêcher de parader et de fanfaronner. Et le temps que Nyarlathotep réagisse, cela donnerait quelques minutes de répit et le temps de s’organiser.
Pour la première fois depuis qu’il avait posé le pied sur cette île, Howard se prit à espérer.
* * *
Philip contempla le visage de la créature qui se faisait passer pour un homme. Il s’y reflétait pour le moment la seule émotion qui ne semblait pas feinte depuis le début de leur entretien. Une colère pure, à la limite de la fureur.
– Pauvre imbécile ! pestait le Grand Ancien. Je lui avais dit de simplement observer sans interférer. Elle n’a qu’à rester entre les mains de ses ennemis, que cela lui serve de leçon.
– Vos plans ne se déroulent pas comme prévu ?
Craft avait mis toute l’ironie dont il était capable dans le ton de sa voix, et s’il comptait irriter Nyarlathotep, il ne fut pas déçu. Un formidable coup le percuta au menton, et un autre sous le plexus solaire, le laissant au sol à moitié sonné et sans souffle. Nyarlathotep n’avait pas bougé de l’endroit où il se trouvait, et Philip aurait été incapable de dire d’où venaient les coups.
– N’oublie pas, petit être, que je tolère ta présence que parce tu me seras peut-être utile un jour, mais cela ne t’autorise pas à te railler de moi. Il n’y aura pas d’autres avertissements.
Craft roula sur le dos. Ses yeux se fixèrent sur la voute au-dessus de lui. Quand les larmes quittèrent ses yeux et que sa vision redevint normale, il constata que deux feux de Saint-Elme le regardaient de là-haut. Ils ne bougeaient pas, et se contentaient de rester plantés là, à l’observer. Il les observa à son tour. L’un d’eux semblait clignoter selon un certain rythme. Philip se concentra dessus.
Du morse !
Tenez-vous prêt et ayez confiance.
Prêt ? Mais prêt à quoi ?
Chapitre 21
Lumley et Smet se tenaient sur la passerelle du Terreur Nocturne. Les générateurs du Lewiss Carroll avaient enfin terminé leur cycle de préchauffage, et les armes de ses deux conserves étaient prêtes à servir. Il ne manquait plus que le feu vert du capitaine Lumley pour lancer la phase d’ouverture.
Mais il hésitait encore. Il était persuadé qu’un autre navire, appartenant aux derniers fervents du Mékétrex, se trouvait dans les environs. Depuis le temps qu’ils le cherchaient, s’il s’agissait d’un bâtiment de surface, ils l’auraient découvert, même s’il était furtif. Plus le temps passait, plus la probabilité qu’un sous-marin soit en embuscade juste sous leurs pieds embrumait l’esprit du capitaine pourtant aguerri. Toutefois, le sonar restait désespérément silencieux.
– Il faut que nous prenions une décision, dit-il à l’adresse de son ami Henri.
– Fais comme tu veux. Je suis sûr qu’ils les ont déjà tuées.
L’homme était dévasté. Sa confession tardive avait fini de l’anéantir, et il restait désormais apathique, comme si ce qui se passait ne le concernait plus. Pourtant, ce fut lui qui eut la meilleure idée de la soirée.
– Tu n’as qu’à donner l’ordre. Cela les forcera à agir et à se montrer.
Lumley dévisagea longuement son ami en se grattant le bouc. Il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire d’autre désormais.
– C’est exactement ce que je vais faire.
Cette déclaration engendra la première vraie réaction de Smet. Il se dressa subitement sur ses jambes, et agrippa le col de Lumley. Ce dernier, qui s’attendait plus ou moins à ce genre de geste, ne se débattit pas.
– Tu ne peux pas faire ça ! cracha-t-il, le nez à quelques centimètres de celui du capitaine. Tu n’as pas le droit de mettre leurs vies en danger !
– Tiens ? Je croyais qu’elles étaient mortes ? Encore une fois, ressaisis-toi Henri !
Doucement, mais fermement, Lumley ôta les mains de Smet de son col.
– Fais-moi un peu confiance. Je vais le donner cet ordre. Mais avant, nous serons prêts à agir. Nous aurons mis nos embarcations à l’eau et activé nos propres systèmes d’armes. Nous allons neutraliser ce foutu sous-marin dès qu’il montrera le bout de sa coque, et l’aborderons.
– Je serais le premier à monter à bord.
– Ne m’en veux pas, je préfère laisser ça à des spécialistes.
Les deux hommes s’affrontèrent du regard pendant plusieurs secondes. Puis Henri recula en hochant doucement la tête.
– J’ai peur Brian. Ce sont des malades, des fous ! Ils sont capables de n’importe quoi.
– A nous de leur montrer qu’ils ne peuvent pas !
Lumley se tourna vers les hommes qui s’étaient rassemblés autour d’eux. Henri remarqua, un peu gêné, que tous s’étaient rapprochés pour venir prêter main forte à leur capitaine si le besoin s’était fait sentir.
– A partir de maintenant silence radio. Utilisez les signaux lumineux pour communiquer avec les autres bateaux et leur expliquer ce que j’attends d’eux. Vous allez remplir les tubes lance-torpilles et les inonder, mais sans ouvrir les panneaux extérieurs. Je veux deux hommes sur chaque bateau dédiés à l’écoute sonar passive. Que les commandos et les brigades de protection s’équipent pour un abordage. Je veux les voir à l’eau dans dix minutes. Je veux un plongeur sous chaque bateau, prêt à nous signaler le moindre mouvement suspect qui aurait échappé aux sonars. Dès que tout est en place, je donnerai l’ordre de lancer l’ouverture du passage.
* * *
Malgré l’hématome qui commençait à prendre une vilaine couleur violette, et le sang qui dégoulinait sur son menton, Wutani Wayland n’avait pas perdu de sa morgue.
– Alors vous n’avez toujours pas compris où vous étiez ? Pauvres idiots ! Vous vous croyez sur une île ? Naïfs que vous êtes. Cela fait longtemps que Nyarlathotep vous a trouvé : vous êtes dans lui !
Toujours aussi pragmatique, Mac Lane s’avança, ce qui, à la grande satisfaction d’Howard, occasionna chez elle un léger mouvement de panique.
– Ça ne répond pas à ma question ma petite dame. Alors je la répète, des fois que je vous ai estourbie un peu plus que je ne le souhaitais. Où est Philip Craft ?
– Mais vous ne m’avez donc pas écoutée ? L’île est Nyarlathotep. Vous êtes ses jouets. Rien dans cet environnement n’est réel. Votre super médium peut se trouver juste à côté de nous que nous ne le serions pas si le maitre de céans en a décidé ainsi.
Mais pour Howard, quelque chose ne collait pas. Il n’arrivait pas à s’expliquer la présence de cette femme sur cette île. Enfin dans Nyarlathotep…
– Et vous ? Que faites-vous ici ?
– Moi, je suis une invitée ! Je suis venue ici en personne pour assurer mon maitre que le plan se déroulait comme prévu.
– Le plan ? Quel plan ?
– Celui qui verra enfin le triomphe de Cthulhu. Pendant que vous êtes ici, dans notre dimension vos alliés de la Fondation s’apprêtent à ouvrir le passage pour vous secourir. Dès que cela sera fait, nous les anéantirons, et grâce au fragment d’Azatoth que notre traître a gentiment apporté, le passage restera ouvert. Les chiens de Tindalos pourront alors se répandre sur Terre, menés au combat par Nyarlathotep, et les autres Grands Anciens qui attendent leur heure.
– En attendant, nous sommes tous bien vivants, et vous êtes pour l’heure notre prisonnière. Je gage quant à moi que vous omettez volontairement la valeur qu’a Craft aux yeux de cette créature, et que vous savez très bien où il se trouve.
Sur un geste de Love, Mac Lane entrava la femme grâce à une corde qu’il avait emporté. Un bosco sans cordage, c’est comme un écrivain sans Jack Daniel’s. Cela n’existe pas.
Soudain un cri retentit. C’était sans nul doute une gorge humaine qui en était l’origine. En trainant une prisonnière récalcitrante, les quatre survivants se précipitèrent en haut de l’escalier, de là où provenait le cri.
Chapitre 22
Craft était prudemment allongé sur le dos. Non seulement le coup avait porté et il se demandait s’il n’avait pas une côte fêlée, mais en plus il cherchait à comprendre. Les deux âmes au dessus de lui, dissimulées dans la pénombre du haut plafond, avaient un comportement étrange. L’une d’elle clignotait selon une séquence rappelant furieusement un message codé en morse :
Tenez-vous prêt et ayez confiance.
Tandis que l’autre semblait avoir entamé une manoeuvre la rapprochant du dos de Nyarlathotep.
Soudain, l’âme qui communiquait avec lui s’arrêta, pendant que l’autre était arrivée à peine à un mètre de sa cible. Pendant plusieurs secondes, il ne se passa rien, puis les évènements s’emballèrent. Ses yeux s’écarquillèrent quand il vit l’âme au dessus de lui fondre sur son corps, comme un rapace sur sa proie. Elle y pénétra comme s’il était inconsistant, immatériel, et une voix résonna dans sa tête :
Surtout ne luttez pas. Je vais prendre le contrôle pendant un moment.
Mais bien sûr, Philip résista. On n’abandonnait pas son propre corps aussi facilement, et même s’il ne l’avait pas voulu, il aurait résisté. Toutefois, la lutte fut brève. L’effet de surprise joua en faveur de l’âme, et le vivant se retrouva très vite relégué au rang de simple observateur, mais il ne put s’empêcher de crier quand il sentit perdre tout contrôle sur son propre corps, et que son esprit se retrouvait assis sur le siège du passager. C’était une sensation bien étrange, et particulièrement désagréable. Philip regardait ce que voyaient ses yeux comme il aurait regardé la télévision. Et pas forcément un programme qu’il aurait choisi…
Malgré lui, son regard se porta vers l’autre âme. Elle était aux prises avec Nyarlathotep, et le harcelait sans cesse, picorant la chair illusoire de ce corps chimérique. Cela ne risquait pas de lui faire de bien grands dommages, mais le but était d’accaparer toute son attention. Et ça marchait très bien. De l’intérieur, il se vit se relever et il sentit qu’une légère altération venait d’avoir lieu dans son esprit. Son environnement coula, comme s’il s’était agi d’une peinture à l’eau soumise à une trop forte chaleur. La contrainte que maintenait Nyarlathotep sur ses pensées disparaissait comme un voile, un rideau qui se lève sur une nouvelle scène, et il vit où il était en réalité. Philip était toujours sur l’île, à l’intérieur des remparts. Il se vit courir vers la porte géante, mais, même s’il ne contrôlait plus rien, il ressentait la vive douleur de sa côte blessée. Soudain, quelque chose attira son attention. Un détail furtif du coin de l’oeil.
– Attends ! hurla-t-il mentalement.
Il ne s’attendait pas vraiment à ce que cela marche, toutefois, on lui répondit.
– Quoi ?
– Regarde sur la gauche… un peu plus en arrière. Voila ! Tu vois ?
Quatre hommes trainant une femme entravée arrivaient au sommet d’une butte. Philip les reconnut aussitôt, c’était des membres de l’équipage de l’Adamantin, dont Howard. En revanche, il n’avait aucune idée de qui était la femme. Mais il fut horrifié quand il vit une meute d’âmes qui se ruaient dans leur direction. Et elles ne semblaient pas animées des meilleures intentions.
– Il faut que nous fassions quelque chose, ordonna Philip à son hôte temporaire.
– Cela va te mettre en danger.
– Tant pis. On ne peut pas fuir en les laissant se faire dévorer.
– C’est toi qui décides. Après tout c’est ta peau que je risque.
* * *
Howard fut le premier à arriver sur le palier de l’étage. Ce n’était qu’un gigantesque couloir bardé de robustes portes en bois. Il ne voyait aucun signe de Philip, et tendait l’oreille dans l’espoir qu’un nouveau bruit s’élève à nouveau pour le guider. Puis la réalité sembla vaciller. Pendant quelques secondes il crut qu’il se trouvait dans un énorme espace dégagé entre quatre murs titanesques. Puis il se retrouva à nouveau devant le couloir qui semblait sans fin.
– C’était quoi ça ? demanda le bosco, de la peur dans la voix.
– Aucune idée. Wayland ?
Mais la femme se contenta de renifler en guise de réponse. Mais Howard aurait juré voir de la surprise dans son regard avant qu’elle ne se reprenne.
– Là-bas !
Mac Lane montrait du doigt le couloir. Une silhouette venait vers eux en courant. Ils la mirent en joue. Quand ils purent la reconnaître, un vif soulagement les envahit.
– Craft ! lâcha Howard. Je commençais à désespérer de te revoir vivant.
– Nous devons faire très vite. Nous allons nous donner la main, je vous guiderai. Mais en aucun cas vous ne devrez lâcher la main que vous tenez.
– Mais… je ne comprends pas…
– Pas la peine de comprendre : pas le temps pour des explications ! Faites ce que je dis sans discuter si vous voulez avoir une chance de survivre.
Ils s’exécutèrent. Wayland, toujours entravée, finit également par rejoindre la chaîne humaine. Et à leur tour, ils virent réellement leur situation… et la meute qui les avait pris en chasse.
– Courrez maintenant. Courrez sans vous retourner.
* * *
– Tout le monde est prêt capitaine. Nous attendons votre ordre.
– Vous l’avez.
Le capitaine Lumley savait qu’il allait devoir jouer serré. Dès que le passage serait ouvert, le fragment d’Azatoth attirerait les chiens de Tindalos aussi sûrement qu’un phare. Mais dans ses plans, il prévoyait de se servir d’eux.
Au bout de quelques minutes, un grondement sourd emplit l’air, comme une énorme vibration continue. L’accélérateur de particule avait été démarré. Il allait engendrer une anomalie quantique qui, grâce aux particularités de ce lieu, allait ouvrir un passage entre les dimensions. Une lueur, comme une aube naissante, fut visible, quelques dizaines de mètres à la poupe du Lewiss Carroll. Cela venait de commencer.
– Capitaine ! Nous avons un écho sonar. C’est un sous-marin en train de manoeuvrer pour faire surface.
– Que nos hommes lui fassent bon accueil ! Et qu’ils n’oublient pas le colis.
A une cinquantaine de mètres à bâbord, l’eau s’agita et se mit à bouillonner. Une coque noire et lisse surgit au milieu du malstrom d’écume blanche. Le submersible n’avait pas fini de faire surface que la première torpille fut lâchée. Tous ses protocoles de protections avaient été retirés, et sa cible était l’arrière du sous marin. Elle détruirait l’hélice et le gouvernail, rendant ainsi le bateau non manoeuvrant. Elle atteignit sa cible et l’éclat de l’explosion éclaira les zodiacs déjà en route pour donner l’assaut, donnant à l’ensemble de la scène la couleur de l’enfer. Les premiers commandos mirent le pied sur le pont, et se dirigèrent vers le kiosque pour se frayer un passage à l’intérieur de l’engin.
Ils y furent en moins de trois minutes. On entendait des détonations et des coups de feu étouffés. De temps en temps un ordre ou un cri déchirait la nuit. Sept minutes plus tard, les commandos ressortirent. Ils accompagnaient une femme et une fille qu’ils avaient enveloppées dans des couvertures de survie. Deux autres suivirent, transportant avec le plus de précaution possible, ce qui ressemblait à une ogive nucléaire. Le dernier commando qui sortit referma soigneusement la trappe, et la souda le plus rapidement qu’il put à l’aide d’un chalumeau miniature.
Quand ce fut fait, il activa son micro.
Opération terminée. Otages libérés, et colis déposé. L’oeuf est à nouveau étanche.
Henri se précipita sur le pont pour être le premier à accueillir sa femme et sa fille. Puis des cris atténués déchirèrent la nuit. Malgré l’épaisseur de la coque du sous marin, on entendait les cris d’horreur et de désespoir de ceux qui s’y trouvaient. Le colis en question n’était autre que le fragment d’Azatoth. Et les chiens de Tindalos venaient d’arriver.
Lumley brisa à son tour le silence radio.
Que Deimos et Phobos fassent route les premiers. Pas de coups de semonce. Tirez dès que vous avez une solution de tir, mais faites attention, l’Adamantin est dans le coin. Si possible, obtenez-en une localisation précise dès que vous l’avez sur vos écrans.
Il soupira et se tourna vers l’artilleur.
– Coulez-moi ça dès que nous serons de retour avec ceux que nous sommes venus sauver. Inutile de prolonger leur agonie. Un coup direct vers le réacteur devrait suffire à nous débarrasser du fragment d’Azatoth.
– Oui monsieur. Puis-je me permettre une suggestion ?
– Elles sont toutes les bienvenues. Je vous écoute.
– Les commandos sont ressortis avec une ogive nucléaire. Pourquoi ne pas la déposer sur la coque du sous-marin et la programmer pour qu’elle explose plus tard, une fois que le submersible est coulé ? Cela réduirait encore plus les risques, non ?
– Hum… Oui. Bonne idée. Dites aux artificiers qu’ils programment ça pour dans deux heures, mais qu’ils restent à proximité, au cas où l’on ait besoin d’ajuster le timing.
Puis la petite flottille s’engouffra à travers le passage avec l’espoir qu’il n’était pas trop tard pour trouver des survivants.
Chapitre 23
Au début, l’opérateur radio de l’Adamantin crut que ses oreilles lui jouaient un tour. Mais quand le message se répéta, il sut que ce n’était pas le cas. On venait à leur secours.
Adamantin, Adamantin. Ici le Terreur Nocturne. Tenez bon, nous arrivons avec des renforts. Communiquez-nous votre position soit par fusée éclairante, soit par contact radio pour opérer une triangulation.
Le marin se saisit de l’interphone, et en cachant difficilement son enthousiasme, transmit l’info au capitaine John Carter. Ce dernier était sur la passerelle en train de se ronger le peu d’ongles qui lui restait. Encore un peu et il entamait ceux de ses pieds. Il en était à se dire qu’il allait envoyer une deuxième équipe de secours pour sauver la première quand il eut l’info. Il se précipita sur la console radio.
– Brian, c’est toi ?
– Qui d’autre est capable d’arriver pile à l’heure, comme la cavalerie ? Des dégâts sur le bateau ? Des pertes humaines ?
– Le bateau est en parfait état, mais on déplore de nombreuses pertes. J’ai actuellement une équipe en mission. Je dois attendre son retour avant de bouger.
– On a affaire à quoi ? Tu peux m’en dire plus ?
– Nous sommes dans la dimension prison de Nyarlathotep. Ce dernier se sert d’âmes captives pour attaquer. Mais il ne les contrôle que la nuit, la journée nous n’avons eu à nous frotter qu’avec sa garde rapprochée, à proximité d’une île qui semble être son repère. C’est là qu’est mon équipe. Love en fait partie, et il allé secourir Craft.
– Tiens bon. J’ai avec moi le Deimos et le Phobos. Ils sont équipés de la lumière de Saint-Michel. Combien de temps avant que la nuit tombe ?
– Deux ou trois heures, pas plus. Brian, armez-vous avec des munitions EMP, elles sont efficaces contre les âmes possédées. Les UV aussi, à condition que l’âme soit vraiment prisonnière, c’est-à-dire pas avant la nuit tombée. Ils sont inefficaces contre les âmes servant Nyarlathotep volontairement.
– Reçu. On arrive.
Pour la première fois depuis bien longtemps, John Carter se prit à espérer qu’ils allaient s’en sortir. Ce fut à ce moment que la vigie le contacta.
– Monsieur ! La brume autour de l’île se lève. Il y a du mouvement !
* * *
Le groupe de rescapés arrivait en vue de leur embarcation. Mais, inexorablement, leurs poursuivants gagnaient du terrain. Le temps qu’ils mettent le canot à l’eau et qu’ils embarquent, ils les auraient rejoints. Le timing allait être serré. L’âme qui occupait toujours le corps de Craft énonça l’évidence.
– Nous n’allons pas y arriver si nous continuons ainsi.
Soudain surgi de nulle part, un feu de Saint-Elme les rejoignit et se mit à voler à leur hauteur et à la même vitesse qu’eux.
– J’ai réussi à m’échapper, mais Nyarlathotep est vraiment fou de rage. M’est avis que lui aussi va rappliquer assez rapidement.
L’effet de surprise passé, Howard demanda, d’une voix qui trahissait qu’il était à bout de souffle :
– Vous voyez un moyen de nous en sortir ?
– Peut-être. Avant de vous rejoindre, je suis passé là où il retient prisonniers ceux qu’il asservit. Et comme tous les gardes sont occupés à vous courir après…
Ses dires furent confirmés quand une vague d’âmes scintillantes surgit de derrière les remparts sur leur gauche et se dirigèrent vers ceux qui les poursuivaient. Les âmes, enfin libérées, n’avaient qu’une idée en tête : se venger de l’éternité de tourments que leur avaient infligée leurs geôliers.
– Cela va nous donner le répit dont nous avions besoin, dit le bosco. En espérant que Nyarlathotep ne débarque pas !
– Pauvres fous ! éructa Wayland. Il ne vous laissera jamais partir. Votre destin est scellé, cet endroit sera votre tombe !
Ignorant complètement cette sortie, Howard donna ses instructions.
– Nous arrivons au bateau. Dès que nous l’aurons atteint, tout le monde le pousse pour le mettre à l’eau. Plus vite nous serons à bord, plus grandes serons nos chances de rejoindre l’Adamantin.
Ils exécutèrent l’ordre le plus rapidement possible. Quand ils furent à bord, ils purent enfin regarder derrière eux. Pour eux qui n’avaient jamais vu d’âmes se combattre, le spectacle était inimaginable. Des éclairs d’énergie fusaient dans tous les sens, éclairant les cieux d’une lumière multicolore et mortelle. Les âmes blessées chutaient lourdement sur le sol, tandis que d’autres explosaient en plein vol dans un hurlement propre à déchirer les tympans.
Celle qui occupait le corps de Philip le libéra. Il tomba comme une marionnette désarticulée.
– Il va bien, assura t’elle. Il va reprendre ses esprits dans quelques secondes.
Mais elle n’eut pas l’occasion de continuer ses explications plus longtemps. Devant eux, à quelques dizaines de mètres, l’eau s’était mise à bouillonner furieusement. Une créature immense en surgit et se dressa devant eux. Une vague de trois mètres les atteignit et manqua de les faire chavirer. Abasourdi, Howard regarda la créature qui avait dévoré l’équipage du Perle de l’Orient. Un rire sauvage déchira l’air. Un rire qui signifiait la fin de tout espoir et leur mort prochaine.
– Pathétiques créatures, votre arrogance me surprendra toujours. Comment avez-vous pu seulement imaginer que vous alliez m’échapper ?
Chapitre 24
– Ça y est nous les avons sur le radar ! Mais la lecture est difficile. J’ai des signaux multiples.
Surpris, le capitaine Lumley haussa un sourcil.
– Multiples ? Comment cela ?
– Ben pour parler franchement, monsieur, j’ai l’impression qu’il y a un beau bordel là-bas !
N’estimant pas la description de l’opérateur assez précise pour se faire une idée, il alla voir en personne, non sans jeter un regard assassin au pauvre marin dépassé… et fut dépité de constater que « beau bordel » constituait finalement une description assez fidèle de l’affichage du radar. Le point le plus proche correspondait sans aucun doute à l’Adamantin. Un autre, très gros, devait être la fameuse île sur laquelle s’était rendus Love et les hommes à la recherche de Craft. Un troisième, assez gros lui aussi, était indéterminé, tout comme la myriade d’autres qui se déplaçaient sans cesse. Le point le plus proche, l’Adamantin, serait rejoint en une quinzaine de minutes.
Tout semblait indiquer qu’ils allaient tomber en plein milieu d’une bataille rangée. Lumley décrocha le micro pour une diffusion générale.
Tous les hommes aux postes de combat. Situation d’étanchéité niveau N.B.C.. Assurez-vous d’être munis des bonnes munitions et de votre sceau de Gabriel. Préparez les projecteurs avec les filtres à UV et servez-vous en comme de canons si besoin. Mettez les canots d’intervention rapide à l’eau. Messieurs, je vous souhaite à tous bonne chance.
Il s’assura que son ordre était bien relayé sur les deux autres navires et contacta Carter pour comprendre ce qui était en train de se passer. Seuls des parasites lui répondirent. Soit qu’il ne voulait pas communiquer, soit qu’il ne pouvait pas. Dans les deux cas, c’était mauvais signe. Apparemment l’extraction allait se faire dans le feu et le sang.
* * *
Craft fut le premier à réagir devant l’abomination qui venait de surgir des eaux.
– Nyarlathotep ! C’est moi que tu veux et je suis à toi. Mais laisse les partir. Ils ne sont rien pour toi.
– Tu as raison. Ils ne sont rien. Rien d’autres que des insectes que je vais écraser. Cela étanchera peut-être ma colère.
Howard mis la main sur l’épaule de son jeune ami et le regarda droit dans les yeux.
– Il est trop en rogne pour négocier quoi que ce soit. Promets-moi de ne pas le laisser t’utiliser. Si tu retournes sur Terre alors qu’il te contrôle, il aura accès à tout ce qu’il a besoin pour finir de libérer Cthulhu. Il ne faut pas que cela soit.
Howard était en train de demander à Philip de se suicider plutôt que de se laisser capturer. Il considérait sa mort ainsi que celles des autres comme acquises, mais ne pouvait se résoudre à commettre un acte aussi horrible qu’un meurtre de sang froid, même si cela était nécessaire.
Doucement et sans le quitter des yeux, Craft fit glisser sa main jusqu’à sa ceinture, où était toujours accrochée l’Ankh, la Tueuse d’âmes. S’il s’en servait pour mettre fin à ses jours, la défaite de Nyarlathotep serait totale. Le Grand Ancien n’aurait même pas le plaisir de torturer son âme pour l’éternité. Il lui échapperait à jamais.
Le contact de l’arme contre sa paume était froid, et elle semblait plus lourde que d’habitude. L’horrible voix de Nyarlathotep résonna à nouveau.
– N’y songe même pas petit être !
Comme il disait cela, le bras de Philip se figea. Il voulut dire à Howard que la créature avait pris le contrôle de son corps, qu’il l’empêchait d’aller jusqu’au bout, mais ses lèvres restèrent scellées par une volonté autrement plus forte que la sienne.
– Tu ne peux pas m’échapper. Tu es à moi !
Les deux âmes qui les accompagnaient semblèrent avoir compris ce qui était en train de se passer car elles filèrent droit sur le géant, telles deux mouches lumineuses. Elles l’agressèrent et esquivèrent ses répliques, mais Nyarlathotep semblait plus agacé que véritablement gêné. Leur tactique fonctionna pendant un petit moment, jusqu’à ce que le poing de la créature ne se referme sur l’une d’elle. On entendit alors distinctement ses cris de terreur lorsque Nyarlathotep la porta à sa bouche. Tous étaient figés devant l’horrible spectacle, même Philip, qui grâce à l’effort des deux âmes, avait eu le temps de retrouver le contrôle.
Les affreuses mâchoires s’ouvrirent, laissant voir des dents effilées et meurtrières… et se refermèrent sur la malheureuse qui cessa aussitôt de hurler. L’âme survivante cessa son assaut et rejoignit les autres survivants.
– Je suis désolé, dit-elle. Seul, je ne peux rien faire.
– C’est la fin ! cria Howard, tandis qu’une main gigantesque se tendait vers eux pour les saisir.
– Non ! hurla Craft.
Dans le même temps, il dressa son Ankh droit sur l’appendice monstrueux et tira. Un hurlement semblable aux déchirements des cieux retentit si fort, que tous furent couchés au sol. Même les âmes en train de se battre cessèrent leurs hostilités pour voir ce qui se passait.
Nyarlathotep était blessé ! Ce qui semblait être son bras pendait lamentablement le long de son corps tandis qu’il rugissait sa rage et sa douleur.
Son oeil unique se braqua sur le bateau, et il marcha sur lui. Tous à bord paniquèrent, et la plupart cherchèrent le salut dans les eaux inconnues en se jetant par-dessus-bord. C’est alors que deux coups de tonnerre retentirent presque simultanément.
Cette fois, Nyarlathotep ne hurla pas. Il n’en eut pas le temps. Il fut couché par deux rayons de lumière intense. Lorsque son corps frappa la surface des flots, cela engendra une vague immense qui déferla et fit chavirer la frêle embarcation, finissant de vider sa vivante cargaison dans les flots en furie.
Quand Howard parvint à rejoindre la surface, il constata que tous les autres étaient là aussi, à l’exception de Wutani Wayland, qui avait certainement dû profiter du chaos pour s’enfuir.
– C’était quoi ça ? hurla-t-il.
– La cavalerie, mon ami, la cavalerie !
Craft désignait du doigt un point derrière Love. Quand il se retourna, son coeur faillit s’arrêter de battre tant son soulagement fut grand. Trois navires battant pavillon de la Fondation faisaient route vers eux. Les deux de chaque côté possédaient un canon tel qu’il n’en avait jamais vus. Ils étaient tellement grands, que les navires semblaient n’être que les extensions de ces derniers.
De la petite flottille, la voix d’un homme se faisait entendre, donnant ses instructions.
Hommes à la mer ! Hommes à la mer sur tribord avant ! Stoppez les machines et envoyez un canot !
Chapitre 25
– Ils sont à bord, monsieur !
– Parfait. Tribord toutes ! On rentre !
Lumley s’empara de la radio.
– Carter nous avons vos hommes. Faites route aux mêmes coordonnées que nous.
– Je vous vois Brian. J’ai déjà donné les ordres. Nous arrivons.
Il posa le micro sur son socle et regarda vers l’île. Cette dernière ne semblait pas diminuer, ce qui aurait dû être le cas s’ils s’en éloignaient.
C’est quoi cette embrouille ?
– Télémétrie, distance de l’île ?
– 894 mètres, monsieur. En diminution constante.
Diminution ? C’est impossible.
– Radar, confirmez l’information.
Un long silence, puis :
– Information confirmée. L’île se déplace dans notre direction.
M’aurait étonné qu’on s’en sorte aussi bien !
L’île arriva à l’endroit où s’était affalé le corps de Nyarlathotep. Ce dernier fut purement et simplement absorbé, comme s’il en avait toujours fait partie. Howard, Philip et les autres survivants arrivèrent sur la passerelle à ce moment.
– Merci Brian, fit Howard, on te doit une fière chandelle !
– Attendez que ce soit fini pour me remercier.
En disant cela, il fit un signe du menton en direction de l’île.
– Que se passe t’il ? demanda Philip.
– Il se passe que l’île nous suit, et qu’elle va plus vite que nous. Navigation, calculez le temps qu’il nous faudra pour rejoindre le portail à cette allure, et celui que mettra l’île à nous rejoindre.
– C’est déjà fait capitaine. Nous aurons traversé le passage dans 16 minutes. L’île sera sur nous dans 18. L’Adamantin, s’il fait route directement sera passé dans 15.
– Ça va être juste, fit Howard.
– Trop, confirma Lumley. Le tout n’est pas de passer, mais de passer et de détruire le sous-marin dans lequel nous avons laissé le fragment d’Azatoth.
– Va falloir expliquer, là.
– Tout cela n’était qu’un plan ourdi par les fervents du Mékétrex pour que nous ouvrions un passage vers la dimension prison de Nyarlathotep. Ils ont kidnappé la famille de Smet pour s’assurer qu’il apporterait bien le fragment à bord. Pour être certains que nous ne leur mettrions pas des bâtons dans les roues, ils nous attendaient aux coordonnées de la balise et comptaient nous aborder dès que nous aurions activé le passage. Mais Smet a craqué et m’a tout raconté. Il est à présent sur le Lewis Carroll qui nous attend de l’autre côté. La mauvaise nouvelle, c’est que le fragment est sur le sous-marin. Nous comptions le couler et le faire exploser à l’aide d’un engin nucléaire que nous avons trouvé à son bord. C’est le seul moyen de le renvoyer au chaos originel d’où il provient.
– Mais pour faire cela il faut que nous soyons à bonne distance, conclut Howard. Et avec Nyarlathotep qui nous talonne nous n’en aurons pas le temps.
– Exactement ! Un tour d’hélicoptère ça te branche ?
– Je ne comprends pas.
– Tu vas prendre l’hélico de Smet et prévenir le Lewis Carroll qu’il doit tracter le sous-marin dans la dimension prison. Nous le ferons péter ici sans attendre de le couler, dès que nous serons passés. Cela refermera la brèche, et avec un peu de veine, l’explosion ne nous atteindra pas. J’ai dit aux artificiers qu’ils restent à proximité de la bombe, justement au cas nous devrions modifier le compte-à-rebours. Dis-leur de laisser tomber, on va la déclencher à distance.
– Pourquoi on ne se sert pas du Deimos et du Phobos pour le ralentir ? demanda Philip. Ça a bien marché la première fois.
– Parce qu’ils ne peuvent tirer que vers l’avant, avec une marge de manoeuvre d’à peine trente degrés de chaque côté. Et rien ne dit que cela va marcher. La première fois on l’a eu par surprise. Cette fois il doit il s’y attendre et il a dû s’y préparer.
Lumley allait sortir de la passerelle pour accompagner Howard à l’Hélico lorsqu’il remarqua quelque chose qui le fit bondir et dégainer son arme.
– Attention !
– Non ! s’interposa Philip. Ce n’est pas un agent de Nyarlathotep. Il est avec nous.
Méfiant, le capitaine rengaina doucement son arme.
– Faites lui confiance, insista Craft. Si nous sommes ici, c’est grâce à lui.
– Si vous le dites. Qu’il se mette dans un coin et qu’il ne gène pas la manoeuvre. C’est tout ce que je lui demande.
– Il est avec moi. Il ira où j’irai.
– Très bien. Donc vous en êtes responsable.
* * *
Quelques instants plus tard, Love décollait à bord de l’hélicoptère de Smet. Il rejoignit le Lewis Carroll en moins de cinq minutes, mais il avait anticipé car dès qu’il avait franchi le passage, il avait donné ses instructions. C’était Smet en personne qui lui avait répondu. Aussi, quand il se posa sur l’Héli-pont, le sous-marin était-il déjà à la remorque, et l’équipe d’artificiers venait tout juste de terminer la modification du détonateur.
Ils franchirent le passage vers la dimension prison, larguèrent leur remorque, firent demi-tour pour retraverser, et se tinrent prêts, juste à la limite du passage.
– Je les vois ! fit Smet depuis la passerelle. L’île est presque sur eux.
– Je vois aussi. Ce serait dur de les louper. C’est quoi ça ?
Howard désignait plusieurs points lumineux qui étaient presque à la hauteur des bateaux. Puis il répondit lui-même à sa question.
– Des âmes. Des serviteurs de Nyarlathotep. Ils vont tenter de les arrêter ou de les ralentir.
Comme pour confirmer ses dires, des coups de feu résonnèrent au loin.
* * *
– Tirez à vue. Il ne faut pas qu’ils rentrent sur la passerelle.
Des rafales d’armes automatiques saturaient les oreilles, et les cris de ceux qui étaient blessés se mêlaient aux hurlements des âmes touchées par les impulsions électromagnétiques des impacts.
– On y est presque ! Craft ! Protégez le panneau bâbord. Il va lâcher.
Philip se précipita mais le panneau s’ouvrit, et avant qu’il ne puisse réagir, une âme maléfique eut le temps de rentrer sur la passerelle. Craft pointa l’ankh sur l’ouverture et tira. Même si la charge n’était pas complète, elle fut suffisante pour déclencher le tir. Les autres âmes, celles qui s’étaient engouffrées à la suite de la première, furent touchées. Elles rejoignirent le néant. Philip laissa tomber cette arme venue d’ailleurs, pour se saisir de son 9 mm. Mais l’âme qui l’avait sauvé sur l’île réagit avant lui et se précipita sur l’ennemi. Leur « empoignade » sema le chaos sur la passerelle. Des éclairs d’énergie voltigèrent, et l’air s’emplit d’ozone. Tout le monde se coucha à plat ventre, et laissèrent les deux entités surnaturelles en découdre. Le timonier faisait de son mieux pour ne pas lâcher la barre et maintenir le navire dans la bonne direction.
Au bout de quelques secondes, le silence se fit. Philip releva la tête et constata avec une certaine angoisse qu’il ne restait qu’une seule âme. Il pointa son arme dans sa direction, car il était bien incapable de dire si la survivante était l’agresseur ou le sauveur. Son éclat était terne, comme si la bagarre l’avait vidée de son énergie.
– Tout va bien, fit faiblement la sphère lumineuse. C’est moi. Mais je ne tiendrai pas face à un deuxième assaut.
– Merci !
Le merci venait de Lumley. Il surprit Craft, et il semblait sincère.
– Merci vraiment. Nous y sommes presque, si nous passons ce sera grâce à vous.
Il prit le micro.
– Henri ? L’Adamantin est là ?
– Oui. Il est passé il y a deux minutes.
– Dès que la poupe du Terreur nocturne a franchi le seuil, fais péter le sous-marin. Nyarlathotep est presque sur nous.
En effet, l’île n’était qu’à une dizaine de mètres. Si jamais ils s’échouaient dessus, il ne resterait plus qu’à déclencher la bombe sans attendre. Il ne fallait en aucun cas que Nyarlathotep ne quitte la prison dans laquelle les forces du Paradis l’avaient enfermé une éternité plus tôt.
Lumley bascula en diffusion générale.
– Mettez-vous à l’abri. Que personne ne regarde en arrière. Il va y avoir un flash nucléaire.
De longues secondes passèrent, chacune semblant durer des heures. Ils avaient l’impression d’être englués dans le temps, sans aucun espoir de sortir de la boucle temporelle dans laquelle ils étaient enfermés. Même les rafales à l’extérieur semblaient étouffées, comme lointaines.
Puis il y eut un éclat d’une lumière blanche et intense. Cela dura une fraction de seconde. Puis plus rien. Aveuglés, les larmes aux yeux, personne ne réagit. Ils n’osaient pas bouger, de crainte que cela ne confirme leur mort. Le haut parleur de la radio brisa le silence en crachotant.
– Bienvenue chez vous !
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Rapport confidentiel à ne remettre qu’aux personnes autorisées.
L’incident impliquant l’entité 147 a confirmé le réveil proche de Cthulhu. Devant notre incapacité à joindre le Paradis pour leur demander de l’aide, et notre incertitude de plus en plus grande quant à sa réelle existence, le Conseil recommande de maintenir la conduite qui était celle de la Fondation jusqu’à maintenant : recruter des alliés potentiels chez l’ennemi.
Les autres recommandations sont les suivantes :
– Garder sous surveillance et en confinement l’entité revenue de la dimension prison de Nyarlathotep. Son étude approfondie doit nous apporter des avancées à même de travailler sur de nouveaux systèmes d’armes.
– Maintenir sous étroite mais discrète surveillance l’exécuteur Philip Craft. L’altération de ses facultés médiumniques, ses cauchemars récurrents, et l’aliénation qui l’éloigne de ses plus proches camarades peuvent être des signes que Nyarlathotep est actif sur sa psyché.
– Les capitaines Lumley et Carter, le directeur Smet et sa famille, le professeur Love ainsi que tous les survivants de l’incident doivent être tenus au secret et doivent bénéficier du programme de protection des témoins de la Fondation aussi longtemps que nécessaire.
– Aucune trace d’une soi-disant nommée Wutani Wayland malgré nos recherches approfondies. Il peut s’agir d’un pseudonyme. Les derniers fervents du Mékétrex doivent être retrouvés, surveillés, étudiés, et éliminés par n’importe quelle méthode. De préférence dans cet ordre, mais ce n’est pas une obligation.
La zone dite du « triangle des Bermudes » doit faire l’objet d’une constante surveillance. L’entité 147 n’a pas fini de faire parler d’elle.