La dernière valse de Levon

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Les kilomètres de route, les piles de disques vendus et le nombre de concerts donnés n’y ont rien fait. Levon Helm n’a jamais oublié ce petit gars natif de l’Arkansas qui, à l’âge de sept ans, trimballait des seaux d’eau pour que ses parents et leurs ouvriers, occupés sur les champs de coton familiaux, puissent étancher une soif décuplée par un soleil de plomb.

C’était les années 40. Dans le livre qu’il a écrit avec Stephen Davis, The Wheel’s On Fire, Helm parle d’une époque où le coton était roi et où le rock’n’roll n’existait pas encore. Un temps ancien, teinté de blues, de guitare et d’harmonica, narré avec une affection communicative.

Adulte, l’homme chanterait cette Amérique aux traits désuets à travers les mots et la musique du guitariste Robbie Robertson. Mais il n’aurait pas mieux interprété les Rag Mama Rag et autres The Weight s’il les avait écrites lui-même.

Des cinq membres de The Band, Levon Helm était le seul américain. Robbie Robertson, principal compositeur du groupe, le bassiste Rick Danko, le pianiste Richard Manuel et l’organiste Garth Hudson étaient Canadiens.

Les cinq hommes se sont rencontrés à la fin des années 50. Ils accompagnent alors le musicien de rockabilly, Ronnie Hawkins avec lequel ils enregistrent, entre 1959 et 1963, quelques 45 tours. Tour à tour baptisé The Hawks, Canadians Squires ou encore Levon and The Hawks, le groupe est repéré par le bluesman John Hammond qui les met en relation avec Bob Dylan. Le destin du quintet se lie désormais à celui de l’auteur de Like a Rolling Stone. Leur collaboration sera fructueuse (The Basement Tapes) même si les chemins se séparent, laissant derrière eux une solide amitié.

En 1968, conscients de n’avoir été jusque-là qu’un groupe d’accompagnement au service d’un artiste, les musiciens se rebaptisent simplement The Band et sortent un premier album, Music From Big Pink.

Dans une fin des sixties chamarrée, le combo fait office d’extra terrestre avec un répertoire profondément ancré dans le rhythm’n’blues, le rock’n’roll et la musique traditionnelle américaine. La tendance se confirme lorsque le groupe accouche d’un deuxième album complètement hors contexte.

Nous sommes en 1969. Et pendant que l’homme pose un pied sur la lune, The Band chante le temps des récoltes et les éoliennes en mouvement. Comme l’explique Barney Hopkins, biographe du groupe, « l’album transmet une impression de l’Amérique rurale dans toute sa diversité, même, s’il est surtout question du Sud ».

Véritable voyage dans le temps, ce chef-d’œuvre également connu sous le nom de Brown Album évoque notamment un épisode imaginaire de la guerre de Sécession à travers le point de vue d’un personnage sudiste, Virgil Kane, particulièrement éprouvé par la guerre civile (The night drove old Dixie Down) : « Cela m’a pris huit mois pour l’écrire », explique Robbie Robertson dans le documentaire Classic Album – The Band. « Je n’avais que la musique et je ne savais pas de quoi elle allait parler. Je m’asseyais au piano et je jouais les accords sans arrêt. Et puis un jour, le reste est venu. Parfois, il faut laisser une chanson venir à vous et je suis bien content d’avoir attendu celle-ci. »

The night drove old Dixie Down permet à Levon Helm de s’illustrer. En laissant ses racines sudistes parler pour lui, le batteur livre une interprétation parfaite et fait du morceau un classique au charme intact.

Mythologie nord-américaine

L’album est à ce point un condensé de la mythologie nord américain qu’il aurait pu, selon l’aveu des membres du groupe, s’appeler America : King Harverst has surely come relate, par exemple, les malheurs d’un fermier dont l’affaire part en ruine, Rockin’ Chair décrit le retour au foyer d’un vieux marin après des années passées loin de sa Virginie natale. « The Band n’est pas un cours d’histoire mais plutôt un billet retour à destination des Etats-Unis offert à ceux qui s’étaient si éloignés de ce pays qu’ils se sentaient des étrangers dans leur patrie », confie l’écrivain Greil Marcus.

L’album compte, par ailleurs, dans ses rangs l’un des plus beaux morceaux de tous les temps : Whispering Pines, une superbe ballade à faire passer le Whiter Shade of Pale de Procol Harum pour une guimauve aseptisée. Un moment de grâce qui doit, une nouvelle fois, beaucoup au mariage des voix. Celle de Richard Manuel, délicate et plaintive, et celle de Levon Helm, chaude et assurée.

Après ce disque, The Band n’atteindra jamais une telle qualité. Quelques albums plus ou moins réussis sortiront après quoi Robbie Robertson décide de saborder le groupe, provoquant chez Levon Helm une rancœur qu’il emmènera dans sa tombe.

Le dernier concert du groupe dans sa formation d’origine est donné le jour de Thanksgiving 1976. Pour l’occasion, Bob Dylan, Eric Clapton, Van Morrison et une pléiade d’artistes rejoignent le quintet sur scène. L’événement est filmé par Martin Scorcese et sort en 1978 sous le nom de The Last Waltz.

Helm, Manuel, Danko et Hudson tenteront, dans les années 80, de faire revivre la légende, mais l’absence de Robertson confinera le projet à l’échec. The Band semble à jamais appartenir à cette fin des sixties. A ce célèbre cliché pris par Elliott Landy sur John Joy road, à Woodstock, et qui illustre la pochette du Brown Album. Les musiciens affichent des mines graves. Le noir et blanc renforce les traits fermés si bien qu’à grand renfort d’imagination, on pourrait presque sentir l’odeur de la terre humide s’échapper de la photo.

Des cinq bonshommes prenant la pose, deux ne faisaient déjà plus partie de ce monde quand Levon Helm s’est éteint, entouré des siens, le 19 avril dernier. Richard Manuel s’est pendu dans la salle de bain de sa chambre d’hôtel, le 3 mars 1986, et Rick Danko s’est éteint dans son sommeil, le 10 décembre 1999. Ironie du sort, sur la pochette de l’album, les deux hommes entourent le batteur.

Désormais, le trio de chanteurs du Band est à nouveau réuni. Le compositeur de la bande-son du paradis va pouvoir achever la partition des voix. Imaginez donc. Le pauvre a dû patienter plus de dix ans. Le temps qu’il a fallu à cette saleté de crabe pour venir à bout de ce bon vieux Levon.

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