La descente

petisaintleu

Je ne serai jamais en mesure de vous expliquer ce qui me poussa à prendre la tangente. A priori, rien ne m'y prédestinait. Tout était au vert dans ma vie professionnelle et familiale.

Au fond de moi, je le savais. Il est vrai que j'avais pris mon temps pour atteindre le point d'équilibre. Cela demanda plusieurs décennies pour admettre que je n'étais pas le moins que rien dont m'affublèrent mes parents durant toute ma jeunesse. Il en fallut des efforts pour que mon épouse, mes enfants, mes amis ou mes collègues de travail me missent sur les rails de la sérénité.

Mais chassez le naturel et il revient au galop. Enfant, j'avais passé trop de temps plongé dans Jules Verne, les aventures de Tom Sawyer ou auprès de Bilbo le Hobbit sans qu'un jour ils ne me rattrapassent pas. Mes nuits étaient hantées à tel point de gorges profondes, de buissons ardents ou de courbes menant vers les sommets que j'en oubliai ma moitié. Je voulais saisir le globe tout entier, embrasser, ne fut-ce que du regard, des zones humides et pénétrer les plus mystérieuses des contrées.

Je ne m'encombrai pas. En plus de ma boussole, je pris Les Confessions de Saint Augustin et Les Pensées de Marc Aurèle. Pourquoi me serais-je embarrassé du superflu qui n'aurait pu que me gêner dans ma quête de dépouillement ?

Je dois vous l'avouer. Les premières semaines furent compliquées. Mon estomac me reprochait de ne pas le nourrir suffisamment et aux heures auxquelles il était habitué. Rapidement, mes pieds se transformèrent en plaies. Et dormir à la belle étoile n'est pas une sinécure. J'aurais pu chanceler. Heureusement, j'évitais les tentations grâce aux chemins de traverse. J'y trouvai des compensations, me régalant de baies et de champignons. Plus d'une fois ma méconnaissance mycologique eut raison de moi. Crispé de douleur, les esprits de la forêt vinrent m'habiter et m'halluciner. Il me fallut plus d'un essai pour enfin maîtriser l'art de faire du feu. Il fut sans doute le meilleur des alliés pour entamer ma métamorphose.

Oui, je me transformais. Je puais. Ça ne m'importunait plus. Les odeurs musquées de mon corps étaient plus que compensées par les senteurs nouvelles qui à chaque croisement venaient déflorer mes sinus. Je me surprenais de découvrir l'odeur de l'herbe mouillée, de la décomposition des feuilles ou du parfum d'une fougère. Je m'ensauvageais au point de fuir les routes vicinales, les voies communales, jusqu'au moindre indice qui laissait à supposer qu'un individu ait pu s'aventurer sur les destinations que j'empruntais. J'appris à reconnaître les traces d'un chevreuil ou d'un sanglier. Ils devinrent mes guides pour apprivoiser ma nouvelle nature.

Un jour, mes pas me menèrent aux pieds de la montagne. Nous étions au cœur de l'automne. C'était l'assurance de ne croiser aucun membre de mon espèce, d'autant plus que je ne choisis pas la facilité. J'aurais pu me contenter des alpages et me réfugier dans un abri de berger. J'optai pour la difficulté.

Ce n'est que plus tard que je pus mettre des mots sur les étrangetés géologiques que je croisais. C'était mieux ainsi. Je construisis ma propre cosmologie. Je me persuadai que des conifères me chuchotaient leur connexion à l'univers. Le vol d'un rapace saluait mon retour aux éléments. La vue d'un glacier réchauffait mes entrailles.

La liberté a un prix. J'avais beau m'acculturer, je n'en restais pas moins un être dont des centaines de générations d'ancêtres avaient piétiné leur environnement, se croyant les plus forts ou les plus malins. Ma carcasse, malgré tous ses efforts pour rejoindre l'originel, en prenait plein la gueule.

Le destin est-il le fruit du hasard ? Un matin, je débouchai sur un escarpement où un monastère s'accrochait aux parois, comme par miracle. Je fis œuvre de faiblesse en réclamant l'hospitalité. On me recueillit, en toute humanité. Je me suis rapproché de mon prochain. J'ai même réappris à rire ; c'est tout dire. Heureux les simples d'esprits, si proches du mystère.

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