LA DETTE

hector-ludo

LA DETTE

_ Regarde ! Il y a un truc qui brille là bas.

C’est comme ça que tout a commencé. C’était le vingt septembre mille neuf cent dix

Huit. Après des mois d’immobilité dans les tranchées, nous courrions au cul des

Allemands. Ce jour là ils s’étaient rebiffés. Tout le régiment avait dû se replier autour

d’un petit village dévasté. Jacques et moi étions planqués dans ce qui restait d’une maison, le sous sol. En face de nous le cimetière, aussi labouré par les obus que le reste. Jacques avait repéré un scintillement au pied d’un cyprès brisé. Depuis plus de vingt minutes, il me tannait en me demandant mon avis sur ce que cela pouvait être. Je m’en foutais comme de ma première chemise. Au moment ou il m’a dit : «  je vais voir » j’ai senti que quelque chose clochait, un pressentiment peut être. Je protestais :

_ Pas question, je ne veux pas y aller, donc tu n’y vas pas.

C’était clair entre nous, nous devions toujours faire les choses ensemble. Nous l’avions compris lors de notre première participation à une attaque au chemin des Dames. Nous nous tenions côte à côte dans la tranchée. Au coup de sifflet, nous avons grimpé ensemble l’échelle, la tranchée allemande était à trois cent mètres devant. Nous avons couru en hurlant notre peur. Ca pétait de partout. Nous nous sommes pris dans les barbelés et étalés dans un trou plein d’eau boueuse à quarante pas de la tranchée ennemie. Les tirs ont cessé. Notre artillerie a pilonné de nouveau. Un nouvel assaut a eu lieu, il a emporté la tranchée. Nous avions repris le combat à leur arrivée. Nous étions les seuls survivants de la compagnie qui avait fait le premier assaut. Toutes les attaques et les contre attaques sur la Marne ou en Champagne nous avaient conforté dans cette certitude ; ensemble nous étions protégés.

_ Je ne vais pas au casse pipe, bon sang ! Je vais juste voir. Râla Jacques.

_ Fait pas le con ! Avec tous les Chleuhs qui traînent encore dans le coin c’est trop risqué.

_ Tu m’emmerdes mon vieux !

Là-dessus il se leva et partit ventre à terre. Il venait juste d’arriver au pied de l’arbre quand les Allemands décidèrent de nous envoyer une petite giclée. L’affaire ne dura pas plus de dix minutes. Les Teutons ne tenaient plus la distance. Quand le calme fut revenu, j’ai relevé la tête. A la place du cyprès il y avait un trou. Je me suis précipité. Je l’ai trouvé. Il avait été projeté contre une stèle aussi abîmée que lui. Il lui manquait la moitié du visage et un bras. Je tombais à genoux et vomi. Le lieutenant arriva, il gueula,

_ Qu’est qu’il est venu faire là cet abruti au lieu de resté planqué ? C’était ton pote ?

Bon, alors ramasse toutes ses affaires, tu écriras à sa famille. Dès que la charrette l’aura ramassé tu nous rejoins vite fait.

Sur cette succincte oraison funèbre, je ramassais la besace de Jacques. Bon dieu qu’elle était lourde. Je dégageais les deux lanières de cuir et soulevais le rabat de toile. Jacques avait eu le temps de ramasser ce qui l’avait irrésistiblement et fatalement attiré. Dans ce vulgaire sac de toile grossière reposait une quantité impressionnante de pièces d’or. Des napoléons, comme celui que mon grand père m’avait offert pour ma communion.

Trois jours plus tard, je prenais une balle dans le mollet.

Pendant tous les jours que je passais à l’infirmerie de campagne et ensuite en convalescence je pensais à Jacques. Une infinie tristesse se mêlait à la colère. Je me reprochais de ne pas avoir sût le retenir. Je le maudissais de m’avoir trahi en ne respectant pas le pacte sacré qui nous protégeait. La dernière vision que j’avais eu de lui me hantait. Jacques et moi c’était déjà une longue histoire. Nous étions nés à dix jours d’intervalle à peine vingt ans plutôt. Dans le même village à distance de quelques maisons seulement.

Nous avions été baptisés le même jour et nos jeunes vies avaient été marquées par la présence de l’autre. L’école, le catéchisme, les filles, le conseil de révision, la conscription, l’armée enfin. Elle-même, n’avait pu nous séparer qu’aux derniers instants de la guerre. Le onze novembre, elle se terminait sans moi et sans Jacques. Je fus libéré cinq jours avant noël. J’arrivais au village trois heures avant la messe de minuit.

A mon arrivée, je faillis me noyer dans les larmes de joies des cinq femmes de la famille.

Ma mère et mes quatre sœurs. Mon père, à son habitude, feignit l’impassibilité. Après avoir chassé toutes ces volailles, comme il nommait mes sœurs, il concéda,

_ Je suis content de te voir, fils. Puis, après une pause, il y a du travail à l’atelier.

Cette soirée de Noël, après les souffrances endurées et les visions d’horreurs de la guerre, aurait pu être une des plus belles de ma vie. Nous nous rendîmes tous ensemble à l’église. C’est en passant devant le bénitier que ma joie s’envola. Jacques et moi, nous avions onze ans, c’était dimanche, nous versions du jus de purin dans l’eau bénite juste avant la grand- messe.

C’est dans un brouillard, que je répondis à tous ces gens qui me félicitaient de mon retour. Après la messe je prétextais la fatigue du voyage pour filer me coucher. Arrivé dans ma chambre, droit uniquement réservé au seul garçon de la famille, je me jetais sur le lit espérant ne pas voir défiler inlassablement la dernière image de Jacques, lorsque son corps fut balancé, sans ménagement, dans la charrette au dessus d’autres corps.

Au matin, j’aperçu la besace que j’avais négligemment posé sur une chaise. L’or de Jacques. J’avais décidé de l’apporter à ses parents. A onze heures je me présentais, Une vieille femme m’ouvrit. J’eus du mal à reconnaître

sa mère tant elle avait vieilli en quelques mois. Elle me fixa sans rien dire d’un air bizarre.

Des larmes se mirent à couler, je ne savais que faire. Enfin elle parla. D’une voix basse elle me récita,

_ Paul est mort, Émile est mort, jacques est mort. Tous mes fils sont morts et toi tu es vivant. Pourquoi ? Va t’en, te voir me fais plus de mal encore.

La porte se referma, je restais là planté, perdu. Dans cette maison j’avais toujours été le bienvenu. Considéré comme le quatrième enfant. Sur la table de bois de la cuisine j’avais partagé des dizaines de gâteaux avec jacques. C’est dans le cerisier de leur jardin que nous grimpions à la saison. Jacques s’accrochait toujours des cerises sur les oreilles et nous crachions les noyaux sur les poules qui passaient en dessous.

Je rangeais la besace sous mon lit. Mon père était cordonnier, il m’avait appris le métier pour que je prenne sa suite plus tard. J’aimais bien ce travail. L’odeur du cuir, des colles, des cirages me plaisait. Je fus content de m’y remettre.

Quelques jours plus tard, une jeune femme se présenta, je devrai dire une autre jeune femme se présenta. Le village semblait peuplé de femmes. De femmes, de gamins et de vieillards. De veuves, d’orphelins et de vieux. Des jeunes filles à marier sans prétendants, des femmes mariées n’ayant plus d’homme. La guerre avait semé la mort, les femmes récoltaient la solitude.

J’étais devenu, avec quelques autres qui n’avaient pas trop la gueule cassée, une sorte de curiosité. Un exemplaire d’une espèce en voie de disparition. Un espoir, surtout, pour beaucoup d’entre elles.

_ La chasse est ouverte, me dit mon père. Claque des doigts et choisit. Vraiment tu as toutes les chances.

Mais quand cette fille là arriva, je reçu un coup au cœur. Je savais que tôt ou tard je la rencontrerai dans le village, j’avais essayé de me préparer, peine perdue. Je redoutais les questions qu’elle pourrait me poser. C’était la promise de Jacques. Marie Sertal.

Je les revoyais danser au bal du quatorze juillet, Jacques était bon danseur, elle le suivait sans effort. Toute petite, elle avait été une de nos souffres douleurs. Plus tard, lorsqu’elle allait se baigner avec d’autres filles dans la rivière, jacques et moi, cachés dans les buissons, nous avions ressenti les prémices de bonheurs futurs. Un jour, Jacques me déclara qu’elle serait sa femme. C’était pour lui un fait acquit, il le fut pour moi.

Elle ne me posa pas de question sur Jacques. Elle dit simplement,

_ Je suis heureuse de te voir avant de partir. Toi et Jacques étiez tellement inséparables que j’ai l’impression de sentir sa présence au près de toi.

_ Pourquoi tu t’en vas ? Pas pour longtemps ?

_ Je peux te l’avouer à toi, fin août, lors de votre dernière permission, j’ai cédé à Jacques. Je suis enceinte. Cela ne se voit pas encore sous les grands vêtements d’hivers.

Je dois partir avant de faire honte à mes parents.

Elle se retourna et s’enfuit. J’étais pétrifié. Elle portait l’enfant de Jacques. Elle portait une partie de Jacques. Elle était un peu Jacques.

Moi, qui d’habitude, met un temps infini avant de prendre une décision, sût immédiatement la conduite à tenir. J’appelais mon père,

_ Nous fermons l’atelier cette après midi, Tu mets ton costume du dimanche et nous allons à la ferme des Servat.

_ Qu’est que tu veux aller faire chez le maire ?

_ Demander sa fille en mariage.

_ Tu veux marier la Servat ? Pauvre de toi ! Tu crois qu’il va donner sa fille à un savetier qui n’a pas de dot ?

Tout deux endimanchés, il nous fallut vingt minutes pour aller à pieds jusqu’à la ferme. Ce chemin menait aussi dans la forêt ou à chaque automne, Jacques et moi ramassions des châtaignes et des champignons. Je me rappelai le mal que nous nous donnions pour semer les autres gamins afin de garder pour nous les meilleurs coins.

Quoique un peu surpris, le père Servat nous salua aimablement, me félicita de m’en être sorti indemne et nous invita à entrer. Marie se trouvait là en train de broder. Il appela sa femme, lui demanda de nous servir du café et un petit verre d’alcool. Nous bûmes en silence. Servat fis claquer sa langue et s’enquit du but de notre visite. Mon père se racla la gorge, me jeta un regard inquiet et déclara tout à trac,

_ Monsieur le Maire, j’ai l’honneur de vous demandé la main de votre fille Marie, pour mon fils ici présent.

Le père Servat changea de couleur pendant que sa femme disait : « mon dieu ! » et que Marie laissait tomber son ouvrage.

_ Voyons, mon ami, repris le Maire, vous parlez de ma fille unique. Vous pensez bien que je lui réserve un des meilleurs et des plus riche parti de la région. J’apprécie votre fils mais il ne correspond pas à cette définition. Désolé mon garçon, mais tu est jeune et il y a plein d’autre jeunes fille à épouser.

A l’évidence le père Servat ignorait l’état de sa fille.

_ Excusez moi, monsieur Servat, mais c’est Marie que je veux. Quand à la question financière, regardez dans cette boite.

Je déposais devant lui un coffret dans lequel j’avais mis la moitié des napoléons de Jacques. Quand il l’ouvrit tous se penchèrent en avant. Personne n’osa reprendre la parole. Mon père me jetais des regards ahuris, le couple Servat avait les yeux hors de la tète et Marie pleurait en silence. Je précisais qu’il devait y en avoir trois cent. J’ajoutais,

_ Je veux que le mariage se fasse dans un mois au plus tard.

Sur le chemin du retour, affaire conclue, j’essuyais la plus grosse colère que mon père ait faite de sa vie. Cet or ne pouvait être que sale. On ne revient pas riche de la guerre.

Pour regagner son estime je lui avouais tout. Il resta froid jusqu’au mariage.

La mariée était belle, trop belle pour moi je pensais. Le banquet se déroula dans La halle du foirail. A cet endroit tous les samedis matins, se rencontraient maquignons et paysans qui amenaient leurs bêtes. Jacques et moi adorions nous mêler à cette activité intense et bruyante. Ce soir des dizaines de lampions et de guirlande en papier transformaient les lieus. Toutes les ouvertures avaient été masquées par des toiles et de nombreux braseros dispensaient un peu de chaleur aux invités. Un mariage en février faisait beaucoup jasé, mais Servat mis au courant de l’état de sa fille, préférait voir ses invités se réchauffer en buvant son vin plutôt que d’être couvert de ridicule.

J’appréhendais la nuit de noce. Non pas que je fus ignorant ou vierge, mais, pendant nos courtes fiançailles, j’avais expliqué à Marie ce qu’elle et l’enfant à venir représentaient pour moi par rapport à Jacques. La jeune mariée allait recevoir dans son lit un homme

qui épousait un souvenir. Nous finîmes par échapper à la troupe éméchée et aux blagues grivoises. Allongés côte à côte dans le lit nuptial, juste éclairés par la bougie, nous n’osions bouger. Marie rompit le silence,

_ Je suis heureuse. Je suis ta femme. Ne crois surtout pas que cela ai un rapport quelconque avec de la reconnaissance. Jacques avait décidé que je serais sa promise et tu l’avais accepté. Si à ce moment là tu m’avais demandé, c’est toi que j’aurais choisi.

Elle se tourna vers moi, posa sa main sur ma poitrine. Que sa main était douce et chaude. Elle ajouta en se collant à moi,

_ Et puis, n’oublie pas que si nous faisons l’amour je ne risque pas de tomber enceinte !

Longtemps après, les yeux ouverts dans le noir, je me demandais si à mon tour je n’avais pas trahi mon ami.

Les jours passèrent, l’ombre de Jacques s’estompait légèrement. En mai n’acquit son fils. Il porta son prénom. Lorsque je regardais ce bébé je cherchais les ressemblances.

Avec les sous de Jacques, nous avions acheté la maison de l’ancien instituteur. Il y avait vécu avec sa femme pendant plus de trente ans avant de partir à la retraite dans son pays de naissance. J’eus le cœur serré en pénétrant dans le salon, ou bien des fois, l’instituteur nous avait reçu pour nous faire copier, à Jacques et moi, des : « je ne lancerai plus de boulettes dans la classe » ou « à méchant ouvrier point de bons outils ».

Le petit Jacques grandit. Pour ses trois ans lui vint une petite sœur. Le dimanche, aux beaux jours, je promenais ma petite famille du coté des étangs. Nous mangions sur l’herbe. Ensuite je commençais à apprendre les rudiments de la pèche au petit Jacques.

Je lui expliquais comment j’avais ferré un énorme brochet et qu’un autre Jacques avait sauté dans l’eau pour le sortir parce que nous n’avions pas d’épuisette.

Si les lieus me parlaient toujours autant, mes nuits étaient maintenant paisibles. Les images les plus affreuses ne venaient plus me hanter. A leurs places en défilaient d’autres plus ou moins distinctes et sautillantes comme celles des films du cinématographe.

Marie qui était instruite et savait gérer l’argent de Jacques eut l’idée d’ouvrir un magasin de vente de chaussures. Je cessais de fabriquer et de réparer pour faire du commerce. En mille neuf cent trente, nous avions trois magasins et j’achetais ma première automobile.

Je roulais en ville avec petit Jacques près de moi. Les gens nous regardaient passer. Nous étions plus fiers que le grand sultan Turc. Dans ces instants le visage bien vivant de Jacques m’apparaissait, le visage des jours heureux. Un Jacques toujours jeune. J’essayais, parfois, d’imaginer quelle aurait été notre vie si nous étions revenus tous les deux. Jacques avec son or et moi en petit savetier. A chaque fois je frissonnais, soit je serrais plus fort la main de Marie, soit j’embrassais mes enfants. Que d’évènements et de choses je n’aurais pas vécu, quel amour aurais je eu ? Dans ces moments, le poids de ma dette m’effrayait. Le soir, un cauchemar m’assaillait. Je le voyais me montrer du doigt et me dire,

_ Tu me dois tout !

Petit Jacques passa le conseil de révision. Je vis monter dans le train un enfant déguisé en guerrier. Il eut vingt ans en mille neuf cent trente neuf. Petit Jacques les fêta à l’abri dans les souterrains de la ligne Maginot.

Je commençais à peine à envisager une nouvelle boucherie dans des tranchées que je n’avais jamais oubliées, que les Allemands avaient envahi la France et arrivaient dans le village. La mort de tous mes camarades et de Jacques vingt ans plutôt n’avait servi à rien. Nous connûmes la même attente que nos parents. Qu’étaient devenus nos fils ?

Après cinq longs mois, un courrier nous parvint, il était vivant, prisonnier mais vivant.

Les années passèrent, je ne fut pas un résistant, je n’avais en tête que ma dette. Je me devais de protéger Marie, celle qu’il avait aimé. Quand à son fils je ne pouvais que m’en remettre à Dieu. Petit Jacques revint pour mes quarante cinq ans. Lorsque je vins l’accueillir à la gare, perdu dans la foule, je me demandais un instant si j’allais le reconnaître après ces cinq années. Et soudain, il fut la, devant moi, un homme, un homme surgit du passé, j’avais devant moi mon ami, mon frère, Jacques m’était revenu. J’étreignait cet homme si longtemps absent qui me disait papa en pleurant. Que la vie est belle lorsque l’on a payé sa dette.

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