La dette honorée
Mathilde Pradier
A Venise, un soir de mai. Daniel Pennac entre dans le restaurant où nous nous trouvons. Le précède une femme simple, sa compagne sans doute, bien en chair sans embonpoint, dont le pull violet foncé rehaussé d'un chèche blanc illumine le visage. Allure sobre et bobo.
Il s'assoit de 3/4 par rapport à notre table, une veste en lin, un jean, une chemise à carreaux discrets, l'équivalent vestimentaire de son épouse. Je ne peux voir l'expression de son visage que lorsqu'il se tourne vers la jolie serveuse et comme je m'y attendais, en tout cas ça ne m'étonne en rien, il se montre souriant, affable, presque attentionné pour cette inconnue qui le sert.
Cet homme de trois-quart, je lui dois des plaisirs de lecture inoubliables dans les premières années de mon âge adulte. Avec "Monsieur Malaussène", "la Fée carabine", c'est à lui que je dois d'avoir découvert que la littérature peut être humoristique et humaniste de la première à la dernière page.
Je me retiens de me lever pour le lui dire. Pour le remercier. Mais la peur de l'importuner dans son moment d'intimité me retient sur ma chaise.
C'est à lui aussi que je dois les plus jolis moments de partages avec mes enfants quand je leur lisais une histoire tous les soirs, une histoire, puis une autre histoire, puis des livres que nous reprenions les soirs suivants, mes deux enfants collées contre moi comme des mammifères dans la transmission inconsciente d'un goût pour la littérature.
C'est à lui que je dois ces moments de grâce avec mes deux amours, lui qui dit qu'il faut lire avec les enfants pour leur transmettre le goût de la lecture, des mots et des histoires, et continuer de lire avec eux l'adolescence passée, si bien qu'aujourd'hui l'une comme l'autre s'engagent dans des voies où les mots sont des royaumes.
Le diner avance. La jolie serveuse apporte leur commande. Il se retourne toujours avec un large sourire, comme si l'arrivée du plat constituait une nouveauté remarquable.
Tandis qu'ils dégustent, je me demande si, comme dans son dernier livre, Daniel Pennac écoute les bruits de son propre corps, l'ingestion, la mastication, la déglutition, la digestion, ou bien si comme tout le monde, et comme moi, il ne pense à rien d'autre qu'au temps présent, au plaisir raffiné de diner à Venise en tête-à-tête avec une personne aimée.
En d'autres temps, avant que j'aie pris le temps de réfléchir à ce qui me lie aux gens, j'aurais été très troublée par ce moment. J'aurais envié cet homme, son talent, sa notoriété. Dans un même mouvement, je me serais projetée comme son épouse et déjà j'aurais ressenti le malaise d'être aux côtés d'un homme très connu et très talentueux, blessée par l'abnégation nécessaire à la situation : celle de devoir m'effacer, passer au second plan.
Mais je ne ressens rien de tout cela. Tout ce que je dois à cet homme, je l'ai déjà transmis. C'est fait. Mes tiroirs intérieurs sont remplis d'histoires qui, si elles ne sont pas écrites un jour, suffisent à me nourrir, et je les partagerai encore et encore avec ceux qui m'aiment.
Il y a celle qui dine à Venise dans le même restaurant que Daniel Pennac et celle qui a bâti une vie intérieure qui n'appelle aucune comparaison.
J'en ressens une joie profonde.
Daniel Pennac se lève. Ils ont fini de dîner. Elle le précède vers la sortie. Il se dégage une douce sérénité de ce couple qui dine en face à face et va rejoindre les canaux de la Sérénissime. Il se tourne une dernière fois vers le personnel du restaurant et envoie un salut amical. Il est profondément sympathique, cet homme. Je le savais, avant de le voir "en vrai".
Je le remercie, en silence, et ma vie reprend.
Il est des moments si forts dans l'imagination, que le réel en devient en dessous de celle-ci... très jolie poésie de l'amour !
· Il y a plus de 9 ans ·effect