La Deuxième Guerre mondiale
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Il fallut procéder dans l'urgence à une nouvelle version des manuels scolaires. Pour les ouvrages historiques, ça prit un peu plus de temps, tant ils étaient nombreux. Et, on avait estimé, sous la pression de l'ultra-gauche – il avait été nécessaire de procéder à des concessions pour l'engagement militaire de la France et faire voter les budgets nécessaires – qu'il était plus opportun de traiter d'abord les livres qui à leurs yeux insultaient leurs idéaux égalitaires.
La notion de guerre totale qui caractérisait le premier conflit mondial prit un air suranné. L'espace était lui-même un front, tout comme les abysses ou l'Antarctique. Avec les températures qui avaient grimpé de 4°c en un siècle, les enjeux écologiques n'étaient plus une priorité depuis longtemps. Les scientifiques avaient été expulsés de leurs stations de recherche, les manchots avaient disparu tout comme l'immense majorité des plateformes glacières. L'île de l'Éléphant qui en 1914 avait accueilli l'incroyable épopée d'Ernest Shackleton et du navire l'Endurance était devenue une base militaire stratégique pour les Britanniques. Ils avaient quasiment annexé le cap Horn grâce à leur domination sur la péninsule du Continent blanc (on avait gardé ce terme devenu impropre), les Falkland ou les Orcades du sud.
Les déplacements de masse qu'avait connu l'Europe jusqu'au milieu du 20e siècle n'étaient rien au regard des centaines de millions d'individus qui arpentaient l'ensemble de la planète. Les affrontements n'en étaient à vrai dire pas la principale cause. Le réchauffement climatique avait remplacé la politique de la terre brûlée. De même, il n'avait pas été nécessaire de faire usage des armes nucléaires. Les nouvelles technologies basées sur le laser avaient démontré leur efficacité. Les salles d'état-major avaient abandonné Clausewitz et les stratégies sur le terrain au profit des ordinateurs quantiques. On privilégiait le piratage informatique et toutes les formes de destruction qui permettaient la déstabilisation économique de l'ennemi.
Sébastien avait quitté la Région parisienne vers la quarantaine. Il sentait qu'il ne tarderait pas à être mis sur la touche, tout comme il le fit deux décennies plus tôt avec la génération précédente. Son pragmatisme prit le pas sur son cynisme. À l'époque, bien que l'on s'inquiétât déjà des tensions qui alimentaient les grandes puissances et leurs satellites, on n'en était pas encore à la panique et à l'exode dans les métropoles. Migrer ne lui posa pas de problème majeur. Comme un nombre croissant de ses concitoyens, il avait préféré opter pour le célibat, ses gonades étant restées stériles sous les coups de boutoir de l'agrochimie. Par un restant de foi catholique, il s'était toujours opposé au coït contre nature. Il ne lui fallut guère qu'un semestre pour se débarrasser de son studio et de ses meubles et pour trouver son bonheur, une petite propriété perdue sur les hauteurs, non loin du Chambon-sur-Lignon.
Il ne rencontra pas vraiment l'hostilité, la jalousie ou les potins de la population qui depuis les guerres de Religion se montrait particulièrement méfiante envers l'étranger, hormis les réfractaires au STO et les juifs. Il avait longuement mûri son projet pour l'autosuffisance, ne descendant au village que pour s'acheter du sel. Il lui revint en tête son héros de jeunesse, Robinson Crusoé. S'il avait pu subsister seul sans le soutien de la civilisation, vivre en autarcie à quelques encablures d'une bourgade, aussi paumée qu'elle fût, ne devait pas être un obstacle insurmontable. Et comme il avait toujours eu faim de littérature, la frugalité ne l'effrayait pas, tant qu'il se plongeait dans les œuvres des centaines d'auteurs qu'il avait pris soin d'emmener dans sa nouvelle existence.
Quand les hostilités apparurent, il ne se trouva pas fort dépourvu. Le soir, allongé dans un transat sur sa terrasse, il pouvait admirer le ciel qui se constellait des faisceaux des combats intergalactiques. Ils se mariaient avec le frôlement des chauve-souris, le croassement venu d'une mare voisine et le chant des criquets. On aurait pu penser que la nature avait baissé la garde, s'acculturant à l'anthropocène. Il fut sans doute l'un des derniers survivants. Qu'importe, puisque dans son refuge frisant l'ascèse, il n'avait rien à transmettre de son humanité.