la face cachée de la bête

Bernadette Dubus

les caprices du vent Recueil de nouvelles sur le « pétage de plombs » un jour de grand vent. Ou la folie au quotidien. Pour rire et grincer des dents

 

NOTE DE L'AUTEUR

 

 

 

Toute ressemblance avec des individus vivants ou décédés serait purement fortuite, je dirais même saugrenue. Si le lecteur à l'esprit retors et malsain y voit quelque similitude avec des gens de son entourage, je ne peux pas l'en empêcher, mais cela n'engage que lui. Personnellement, je n'en connais pas, mais il traîne tellement de gens bizarres dans ce bas monde que tout est possible. Je vous rapporte des racontars, des « ouï-dire », de personnes qui en ont rencontré d'autres qui ont elles-mêmes entendu parler de cas similaires par des connaissances, toujours à l'affût des potins... D'ailleurs, tout cela, c'est à cause du vent.

Il paraît que le vent rend fou. Si, si, c'est ce qu'on dit traditionnellement. D'ailleurs, ne dit-on pas « il souffle un vent de folie » ? Vous voyez bien.

Donc, le jour où souffle la Tramontane, il se passe des choses bizarres chez des gens honnêtes, habituellement sains d'esprit. Cela dure au moins trois jours. Le temps que le vent se calme. Après, plus rien n'est comme avant. Certains s'en sortent et survivent. D'autres pas.

Attention ! La folie guette n'importe qui. Cela pourrait être vous, cela pourrait être moi. Alors vigilance et écoutez les histoires, racontées de bouche à oreille, de pauvres diables qui ne se sont pas méfiés.

Que ces récits vous servent de leçon. Un humain peut en cacher un autre.

 

          L'auteur (je ne me rappelle plus mon nom)...




LA FACE CACHEE DE LA BETE

 

 

Nous nous sommes connus sur le trottoir...

Mais non ! Ce n'est pas ce que vous pensez... C'était il y a vingt ans, presque jour pour jour. Je me revois encore dans mon jeans délavé troué aux fesses... J'avais les cheveux longs frisés, je portais des sabots qui m'écorchaient les pieds. Je devais faire pitié. J'avais vingt trois ans, l'air d'une pauvre adolescente rejetée par sa famille et obligée de faire la manche sur le trottoir. Sauf que je n'étais pas rejetée par ma famille et que si j'étais là, c'était par choix. Je vivais avec deux copains aux cheveux longs eux aussi, et nous jouions de la guitare pour gagner notre vie. Moi je chantais et j'écrivais mes textes. Nous étions tous en possession d'une licence de philosophie et nous voulions refaire le monde. C'était l'époque hippie, on chantait l'amour pas la guerre, il était interdit d'interdire, on vivait en communauté.

Lui, il était impeccable dans son petit costume « Mao » très strict, les cheveux bien coupés, le style vieille France. Il avait l'air gentil, il était poli, il faisait chimie. Dans la recherche, s'il vous plaît !

Je me suis laissé subjuguer par ses yeux de chien battu qui me regardaient d'un air triste. Déjà, à l'époque, j'aimais les animaux. Surtout les chats. Mais j'avais un cœur gros comme ça et plein de place pour aimer un toutou.

Il venait tous les jours me contempler en silence. J'étais sa muse. Je me voyais habillée en statue grecque avec le monde à mes pieds...

Si vous voyiez la tête de la statue grecque à présent !

Je l'ai épousé au grand désespoir de mes deux copains qui partageaient mon lit et mes délires.

Je n'ai plus jamais chanté. J'écris en cachette.

J'ai épousé un trousseau de linge brodé.

 

                              ***

 

Cela fait vingt ans (ça je crois vous l'avoir déjà dit). Je n'arrive pas à oublier. J'ai trois filles, nées à deux ans d'intervalle chacune. C'était réglé comme du papier à musique. La dernière a seize ans.

Je suis assise à la table de la cuisine et je regarde le soleil arroser les murs. Par la fenêtre ouverte, le printemps me fait des clins d'œil. Sœur Anne ma sœur Anne ne vois-tu rien venir ? Une mésange s'est posée sur le lilas, je lui ai donné du pain. Le repas du soir n'est pas prêt. Je n'arrive pas à écosser mes haricots. J'ai perdu mes poèmes. A force de les cacher, je ne sais plus où je les fourre... Je n'ai pas fait les lits, je n'ai pas nettoyé la salle de bain. J'ai la nausée quand je rentre dans la chambre.

Cela m'a pris tôt ce matin. J'ai vomi sur le tapis. J'ai encore vomi dans la salle de bain. J'ai l'estomac à l'envers. Le plus terrible, c'est que j'ai vomi des bouts de papier... J'ai une terrible angoisse qui me ronge. Est-ce que j'ai mangé mes poèmes ? Cela s'est déjà passé une fois. Louis est arrivé à l'improviste. J'étais en train d'écrire sur un coin de table. J'ai tout avalé. Ce fut très dur. Je n'ai pas eu le temps de mâcher.

Mais cette fois-ci, je ne m'en suis pas rendue compte. J'ai mangé mes poèmes sans le vouloir. Je fais de « l'autophagie ». Manger mes écrits, c'est un peu me manger moi-même. Que vais-je devenir ?

Je n'ai pas le temps de me poser plus de questions. Un bruit d'eau me précipite dans la buanderie. La machine à laver semble prise de folie. Le tambour tourne à toute vitesse. On dirait que la machine va décoller. Attachez vos ceintures ! Tout le monde sur le pont ! Les femmes et les enfants d'abord ! Que faire ? Que faire ? Je saute à droite, je saute à gauche. Je tape des pieds, je crie. Dans un bruit de carlingue à l'agonie, le moteur s'arrête. La porte s'ouvre toute seule et l'eau dégouline sur le pavé. Je n'imaginais pas qu'il puisse y avoir autant d'eau dans une machine à laver ! C'est une vraie rivière. Je ramasse deux ou trois têtards. On dirait des spermatozoïdes. Non, je ne ferai pas un quatrième enfant ! Pour faire un garçon ! Avec des petites lunettes de savant et un ordinateur greffé à la naissance ! Non !

 

Te bile pas ma cocotte, ça fait quelques années déjà qu'il ne te demande plus rien, ton époux. T'es trop vieille. Ouf...

 

Je n'ai jamais eu à travailler. On ne travaille pas, chez les de la Butte du Couchant. On élève du bébé. On fait de l'éducation. Elle est belle l'éducation des spermatozoïdes femelles de la famille ! Trois filles : la première, Amélie, elle dessine des nus à l'école des beaux-arts et elle est homosexuelle, c'est la plus intelligente. La deuxième se drogue. Cela ne m'étonne pas avec le prénom qu'on lui a collé, la pauvre, à sa place j'aurais fait pareil. Marie-Neige... Ça vous parle ? C'était le prénom de l'arrière-grand-mère de la Butte du Couchant. Marie-Neige de la Butte du Couchant. Saquée dès la naissance ! Handicapée dès le berceau ! C'est pire qu'un accident de poussette, un nom pareil ! Ca ne pardonne pas. D'ailleurs, elle ne nous le pardonnera jamais. Elle s'habille de loques (un peu comme moi à son âge mais ça, elle ne le sait pas), fréquente des rappeurs qui ont monté un orchestre dans un vieux hangar et prend de l'extasia dans des « Raves Parties». Elle a un CAP de coiffure. C'est la honte de la famille. Quant à la dernière, mazette, elle fait dans la fesse. Elle couche déjà à seize ans. Oh, mais pas avec n'importe qui, s'il vous plaît ! Rien que des noirs et des arabes. Elle fait du racisme à l'envers. C'est son beau blond de père qui la « débecte », dit-elle. Elle veut du basané, pour oublier ses origines de noble bien française. C'est Claudia. Elle, elle est encore au lycée.

Donc, je n'ai jamais travaillé. Au début, j'ai trouvé ça marrant. Plus maintenant. Mais quand je parle de trouver du boulot, j'entends :

- Pour quoi faire ? Tu n'as pas assez d'argent ? Tu as vu tous ces chômeurs ? Tu n'as pas le droit au travail. Le travail, c'est le bien des pauvres. Laisse-le-leur.

Alors j'enfonce la tête dans ma robe de chambre et je ravale mes envies honteuses.

Les petits têtards spermatozoïdes agonisent sur le carrelage. Encore quelques-uns uns qui ne m'auront pas. Je les regarde mourir sans état d'âme. Mais qu'est-ce que j'ai bien pu mettre dans cette machine ! Cette fois-ci, pas de panique. Je la démonte. Armée d'un tournevis, je défais chaque morceau avec une jouissance inconnue jusqu'à présent. A chaque vis déboulonnée j'exulte. La buanderie ressemble à un garage. J'ai essayé de bien ranger les morceaux mais je ne suis pas certaine de tous les retrouver. Tant pis. Il n'y a plus de machine à laver, sauf des plaques éparses et le tambour. Je découvre mes poèmes coincés dans le moteur. Entiers, à peine mouillés. Je suis heureuse. Je les cache dans le double fond du panier à linge là où personne ne viendra jamais mettre son nez. Il n'y a pas de danger. Il est à moi, le panier à linge, rien qu'à moi. J'entreprends de remonter la machine. Cela me prend une bonne demi-heure et au bout du compte il me reste des tas de vis et de pièces inconnues. La machine semble sortie de l'imagination de Jules Vernes. Elle a des ailes et le moteur fait un bruit d'avion.

Je retourne à la cuisine. Bientôt midi. Qu'est-ce que ça peut faire, après tout ? Je ne verrai personne avant ce soir.

Je m'assois et je prends une feuille et un crayon.

Je pense à Louis, le nez dans ses éprouvettes à la lumière des néons. Il neutralise des virus. C'est un savant. Il est dans la recherche. A mon avis, à force de regarder l'infiniment petit, il ne voit pas le normalement grand. Ce soir, je mets une jupe sexy et un porte-jarretières. Mais au fait ? Pourquoi pas maintenant ?

Dans la salle de bain, je trouve le maquillage des filles. Il fera l'affaire. Un peu de noir par-ci, du vert par-là. Je me farde les joues et mets du rouge à lèvres bien saignant. Je déniche des bas résilles qui doivent dater de notre dernière sortie pour la Saint Valentin, c'est à dire il y a dix ans. Je fauche les souliers à talons de Claudia et la minijupe d'Amélie. J'ai du mal à descendre les escaliers avec ces trucs aux pieds et la jupe me moule les fesses. J'ai l'air d'un haricot blanc sur des échasses. Rentre ton ventre, ma fille.

Pour laver le sol, ça va être coton. Je m'arme de l'aspirateur. Elle doit être jolie en tenue de péripatéticienne, l'aspirateur à la main, la mère au foyer ! Je m'en fous. Personne ne me voit. Quoique... Dans le salon, j'ai l'impression que quelqu'un m'observe. Je me retourne précipitamment mais il n'y a rien. Pourtant j'aurais juré qu'on me regardait dans la glace. C'est un miroir du dix huitième siècle, une vraie antiquité. Une antiquité chère. Il est immense avec une large bordure dorée et des anges au-dessus. Il me faut plus d'une heure pour l'astiquer. Moi j'aurais mis un tableau de Dali à la place, mais Dali ce n'est pas assez noble. Nous n'avons que des Rembrandt et des Delacroix... Et même un Le Caravagio ! Vous me direz que c'est un peu osé comme peinture, un Caravagio... Mais c'est Renaissance italienne, ça, mes amies ! C'est accepté par la gent huppée. Ca donne un petit côté coquin très bon chic bon genre. Mais Dali ! Même une reproduction - parce que nous n'avons que des reproductions bien entendu... quand même... -  ce serait indécent.

Donc le miroir me regarde. Je vous jure. J'essaye de feinter. Je fais semblant de rien et je me retourne précipitamment. Gagné ! L'ancêtre Marie-Neige jette sur moi un regard courroucé, je dirais même méprisant. Qu'est-ce qu'elle me veut, la vieille peau ? Cela ne lui suffit pas de trôner dans un cadre sur la commode de la chambre ? Elle a dû oublier qu'elle fut roturière elle aussi. Mais attention ! Pas n'importe qu'elle roturière ! C'était l'intendante, elle. Elle a épousé le maître et brodé tout ce fichu linge impossible à repasser. Je la déteste. Elle me regarde d'un air réprobateur.

Je lui demande sans me démonter :

- T'aimes pas mes frous-frous, la vioque ?

Mon ton ne lui plaît pas du tout, mon accent non plus, d'ailleurs. Elle pince les lèvres et articule d'une voix aigre, avec un accent pas de chez nous, c'est normal puisqu'elle est d'ailleurs:

- Madame vous déshonorez la famille.

- Je quoi ? Je déshonore la famille ? Tu sais ce qu'il te dit le déshonneur ? Ta gueule vieille peau.

Je n'ai jamais aussi mal parlé de ma vie. Ou alors, il y a très longtemps. J'avais oublié à quel point ça faisait du bien de jurer. J'ai l'impression qu'un poids quitte ma poitrine. Je crache deux ou trois bouts de papiers remplis d'encre. Je n'ai pas digéré mes derniers poèmes.

A partir d'aujourd'hui, je vais écrire un livre cochon. Et je le dédierai à l'ancêtre.

Du coup, elle disparaît. Elle ne doit pas aimer la lecture. Ou alors, elle ne supporte pas le vomis. Il y a des gens comme ça. En tout cas, elle ne devait pas nettoyer celui de ses enfants, elle ! Elle avait une nourrice. Les nuits au chevet des gastros, elle ne sait pas ce que c'est.

Quand je pense à tout ce linge à repasser qui m'attend dans le panier !

Chaque fois que la belle-famille vient manger, il faut mettre la nappe blanche et les serviettes brodées qui ne passent pas au sèche-linge. Ca les fait rétrécir. Il faut les étendre dans le jardin, au grand air. Nous avons aussi le service en porcelaine et les verres en cristal qui ne vont pas au lave-vaisselle. J'ai la phobie de la porcelaine. Je fais comme une allergie, j'attrape des boutons. Louis dit que c'est le produit à vaisselle. Je t'en fiche, du produit à vaisselle ! C'est la porcelaine, un point c'est tout.

Justement, le week-end passé, ils sont venus déjeuner les beaux-parents ! Et le beau linge brodé dort dans la corbeille.

J'ai la nausée rien que de penser au fer à repasser.

Bon, ce n'est pas tout. Il faut que j'aille voir où en est ma machine volante.

Dans les escaliers qui mènent à la buanderie, j'aperçois quelque chose de blanc. J'ai dû tomber du linge en route. Je vous fiche mon billet que c'est une de ces saletés de serviettes !

C'est une saleté de serviette... Sauf qu'il y en a plein les escaliers. Et elles bougent. Elles ondulent d'un mouvement rythmé. On dirait des vagues. Elles déferlent sur moi sans que j'aie le temps de dire ouf ou d'appeler au secours. Une d'entre elle se met sur ma bouche et me bâillonne. Une autre me saisit un pied et me fait tomber. Je me sens agressée de toutes parts. La nappe se rue sur moi et me recouvre totalement. J'étouffe. Je me débats de toutes mes forces. Au loin, à travers le tissu qui filtre les bruits, j'entends le rire de la vieille sorcière. Je me suis cogné le genou dans la chute. C'est l'apocalypse. La fin du monde est proche. Je pense aux enfants qui vont me trouver ce soir asphyxiée par le linge de grand-maman.

Je pense à Louis. Il risque de broncher sur moi sans me voir. Je ne veux pas mourir. La colère me prend. Je suis révoltée. Dire que les femmes se sont battues pour avoir le droit de vote, le droit d'exister, le droit d'avoir le droit ! Le droit au travail, le droit à la libération sexuelle ! Je ne me laisserai pas assassiner ainsi ! Je ne laisserai pas la bêtise et l'obscurantisme gagner la partie. J'ai tellement de haine que la nappe se déchire et je passe la tête par le trou. Je déchire le tissu, je mets en pièce le beau linge brodé qui bat en retraite, je griffe, je mords. J'ai gagné ! J'ai gagné !

Le rire de l'ancêtre s'est tu. Celle-là, je vais lui faire sa fête sur la commode ! Elle ne perd rien pour attendre.

J'achève d'abord le carnage. Plus de nappe, plus de serviettes. Rien que de vulgaires « peilles » ! Pas des chiffons, des « peilles », comme on dit chez nous ! Ce mot doit défriser la mamé. Je le répète en sautant à cloche pied. Peilles ! peilles ! peilles ! Grand maman. Chez moi, c'est la mamé. Mais cette vieille-là ne mérite pas ce nom. Ma mamé à moi, elle avait un air doux, elle pardonnait tout et elle faisait des oreillettes pour le carnaval. Je n'ai pas de photo d'elle mais je vois toujours son visage.

 Mince alors ! C'est elle dans le miroir !

Elle ne me dit rien, elle me sourit. J'ai gagné une bataille mais pas la guerre.

Elle va voir grand-maman de la Butte du Couchant, de quel bois je me chauffe !

D'abord je vais chercher une arme. Une paire de ciseaux bien affûtée. Je découpe le beau linge en morceaux. Tout y passe, y compris les serviettes de bain et les draps. Je dissèque les napperons, je scalpèle les mouchoirs en soie. Je cache tout dans le panier à linge.

Je suis très fatiguée et j'ai faim. Cette bagarre m'a aiguisé l'appétit. J'ouvre une boîte de sardines et je les mange dans la boîte. Je sauce l'huile d'olive avec délectation. Puis j'engouffre deux pots de crème au chocolat. Terminé le régime bidon à base de petits sachets insipides !

J'ai le maquillage un peu destroy. Le rouge s'est répandu autour de ma bouche et j'ai du noir sur le menton. Les bas résilles n'ont pas résisté au choc.

Je vais me changer. J'enfile une petite culotte sexy et je mets mon tablier à fleurs. Peut-être Louis va-t-il aimer ? Pas de soutient gorge. Je ne suis pas si moche que ça, pour mon âge...

De me promener nue dans la maison, ça m'excite. Vivement ce soir. Les filles ne rentrent pas. Amélie dort chez sa copine, Marie-Neige va à un concert de techno et Claudia couche chez son Sénégalais. Il va voir ce qu'il va voir le noble voyeur d'éprouvettes ! Je lui ferai oublier ses virus et la vieille va en crever une deuxième fois !

 

Au fait : pour les filles, ne le lui dites pas à Louis. Il ne sait rien de tout cela.

J'espère que la vieille le sait, elle, ça doit la rendre malade de honte...

 

Le soir tombe sur ma victoire. Il est déjà sept heures. J'ai mitonné un bon petit plat. Dans ma tenue, c'était galère, mais je n'ai pas trop mal réussi. J'ai ressorti une vieille nappe que j'avais achetée au Maroc à l'époque de ma folle jeunesse. Les mites l'ont un peu grignotée, mais en mettant les assiettes et les couverts aux endroits stratégiques on n'y verra que du feu.

Il est en retard, comme d'habitude. J'avais un peu froid, j'ai monté le chauffage à fond. On se croirait en Afrique, sous les tropiques. Il ne manque que le gros ventilateur au plafond, les cris des bêtes sauvages et le tam-tam. Je mets un disque d'Evangélis « la fête sauvage », ça fera l'affaire.

Je m'attends à le voir arriver en slip léopard comme Tarzan.

A vingt et une heures, il débarque, l'œil torve, des cernes bleus sous les yeux, la cravate de travers et des trous dans le pantalon. Les virus se sont échappés du labo. Ils ont renversé les éprouvettes, d'où les trous. Ce fut l'horreur, Apocalypse Now. Comment lui expliquer qu'ici aussi c'était l'horreur ? Mais des virus qui s'échappent c'est plus grave que d'être attaqué par du linge. Toute la planète est concernée. Le monde est en danger. Je ne vais pas la ramener avec mes histoires de bonne femme ! Je suis épouse de savant. Ça crée des obligations. Il faut être altruiste.

Il a quand même un mot gentil pour moi :

- Habille-toi, tu vas prendre froid.

Ce n'est pas vraiment ce que j'attendais. Je suis un peu déçue. Je voyais plus d'enthousiasme, plus de fougue. Je n'ai pas dû mettre la bonne culotte, ou les virus supérieurs en nombre sont plus forts que moi. Ils empochent la victoire. Pourtant, c'était ma soirée, pas la leur. Ce n'est pas juste.

J'entends rigoler la vieille sur la commode de la chambre. Demain je lui règle son compte à celle-là, pour me venger des virus.

Je hasarde d'aborder quelques questions importantes pour lui changer les idées mais je n'ai peut-être pas la tenue adéquate pour discuter de ce genre de problèmes. Ca ne fait pas sérieux.

- Tu sais que Claudia couche avec un noir ?

 

Vlan ! ça, c'est envoyé !

 

- Je ne sais pas. Les virus sont imprévisibles, ma chérie. Personne ne sait où ils ont pu aller.

Je ne vois pas le rapport avec Claudia et son Sénégalais mais je continue :

- Marie-Neige a laissé tomber son boulot. Elle est dans un orchestre de RAP et elle chante des chansons subversives. Ils veulent faire un disque. Je m'inquiète un peu.

- Ne t'en fais pas. L'Elysée a été averti. Ils vont tout mettre en œuvre pour les retrouver. L'armée est en état d'alerte.

J'ignorais que c'était si terrible de faire partie d'un orchestre de RAP. Quand même, déranger l'Elysée, c'est un peu exagéré. Et puis, elle n'est pas perdue, je sais où elle est, moi.

- Pas la peine de déranger l'armée. Je sais où ils sont.

- Toi ? Tu sais où ils sont ?

- Mais oui, dans un vieux hangar désaffecté. Ils ne font de mal à personne.

- Pas de mal à personne ? Tu es folle ? Ils sont dangereux, contagieux ! Il faut les détruire !

 

Les détruire ? Eh, oh ! Il est fou ce mec ! Je savais bien que ses expériences allaient lui monter à la tête ! Détruire sa fille ! Comme ses vulgaires virus ! Qu'il touche à un seul de ses cheveux je le refroidis, lui, l'Elysée et l'armé entière ! Non, mais ? Père indigne !

 

- Dis-moi où ils sont.

Et ta sœur ? Tu ne crois pas que je vais vendre ma fille ? Père dégénéré !

 

Je ne suis peut-être pas très fufutte mais je ne suis pas bête.

Je lui indique le Zénith. Il se rue sur le téléphone pour appeler la gendarmerie.

- Tu sais qu'Amélie est homosexuelle ?

- Ecoute, Francette, l'heure est grave. Ne me dérange pas avec des ennuis domestiques. Tu es assez grande pour les régler toute seule. Je te fais confiance.

 

Merci, mec. Tu m'aides beaucoup...

 

Il me fait confiance ! C'est nouveau, ça ! Je me demande s'il ne boit pas en cachette au travail. Ça expliquerait qu'il casse les éprouvettes et laisse s'échapper les virus. J'espère qu'ils ont averti le gouvernement, sinon il va avoir une autre histoire de sang contaminé sur les bras. Je ne vous raconte pas la tête du ministre de la Santé Publique !

 

Monsieur le ministre, des virus se baladent dans la ville et moi je monopolise l'armée pour rechercher ma fille et sa bande de rappeurs.

 

Il est beau, le savant, tiens ! Je suis un peu moins en admiration devant son génie. Il est tombé de son piédestal en l'espace de quelques minutes. Je le croyais plus consciencieux.

Il saisit son manteau et me plante là, avec le veau en sauce à peine entamé, la bouteille de vin rosé, et ma petite culotte en dentelle.

Il part dénicher les coupables. Au Zénith. Ça tombe bien, ce soir ils passent l'opéra « Notre Dame de Paris ». Ils en ont pour la soirée à fouiller les gradins.

Moi je me sers du veau avec des patates sautées, j'en reprends deux ou trois fois, et je bois le vin. A la moitié de la bouteille, je me mets à rire sans savoir pourquoi. C'est la tête de la vioque quand j'ai découpé la nappe qui me rend hilare.

Je vais me coucher avec ma petite culotte et mon tablier. Je m'endors comme une masse.

Vers trois heures du matin, je l'entends rentrer. Il me dit :

- On a fouillé tout le monde au Zénith. On ne les a pas trouvés.

 

Il a fouillé tout le monde ? Qu'est-ce qu'il croyait cet' andouille ! Que sa fille se déguisait en Esméralda pour donner le change ? Il n'est pas bien, lui ! Je me demande s'il ne devrait pas prendre des vitamines.

 

Je replonge dans les bras de Morphée, parce que le vin rosé, moi, ça me fait somnifère.

 

***

 

J'émerge d'un profond sommeil à dix heures du matin.

Louis est déjà parti. Il m'a laissé un mot :

- Ma chérie, je suis parti de bonne heure. Je dois aller à la préfecture. Bonne journée.

J'ai la bouche un peu pâteuse. Bonne journée ! Tu parles ! Si j'ai encore la visite de la vieille sorcière, elle va être belle, la journée !

Je commence par déjeuner copieusement. Je ne sais pas qui a fini le ragoût de veau hier, ni la bouteille de rosé, mais quand même, on aurait pu m'en laisser pour midi. J'ai besoin de prendre des forces, avec la journée qui m'attend !

Je descends à la buanderie. J'ai trois tonnes de lessive à faire et la machine à laver qui s'est transformée en avion ! Heureusement que Louis était trop occupé hier soir pour se rendre compte que quelque chose clochait dans cette maison !

La mare s'est agrandie et à présent il y pousse des nénuphars et des ajoncs. Les têtards se sont reproduits comme par enchantement. Ce doit être la génération spontanée. Quelques-uns uns sont déjà grenouilles et coassent à qui mieux mieux. J'en vois une qui me paraît plus maligne que les autres.

 

A quoi je vois cela ? A ses yeux, pardi !

 

Elle a un regard intelligent. Plus intelligent que certains humains qui se prennent pour des phénix. Et si c'était un prince charmant ?

 

Bon, d'accord, c'est que dans les contes de fées ces bêtises-là. Mais si c'était vrai, hein ? Que je trucide un prince ? Incidentdiplomatique et tout le tintouin. Comme si ce n'était pas suffisant d'avoir un mari qui perd ses virus comme on perd ses clefs !

 

Donc je ramasse la grenouille, prince ou pas. D'ailleurs c'est peut-être une princesse et le problème est le même. Je la regarde. Elle a des yeux gentils. Pas comme ceux de la vieille... Elle a l'air de m'aimer. J'ai au moins trouvé une copine.

La machine à laver est toujours au même endroit et elle a toujours des ailes. Je la bourre de linge. Tant pis si elle explose. J'en serai débarrassée. J'en ai marre ! J'en ai marre ! Si je trouve un truc pour rigoler, je suis preneuse. On s'emmerde seul dans cette maison.

Pour une épouse de particule, je la fiche mal. Je devrais avoir une activité charismatique. Quelque chose comme dame patronnesse, la vieille me pardonnerait d'être moi. Mais je ne crois pas en Dieu et je n'ai pas envie de raconter des niaiseries à des mômes qui n'ont rien demandé à personne. Ils risqueraient de sortir le poing en l'air en chantant l'Internationale... Je suis la honte de la famille, comme ma rappeuse de fille. Je n'aime pas le ménage, je n'aime pas papoter avec des mères au foyer qui s'ennuient autant que moi. Je n'ai envie de rien. Si au moins j'avais élevé mes filles comme il faut !

 

Attendez ! Mais si j'ai envie de quelque chose ! Eh, oh ! Qu'est-ce que vous croyez ? Je ne suis pas tout à fait morte. J'ai envie de retourner sur le trottoir chanter mes poèmes avec les deux dingues qui partageaient mon lit il y a vingt ans. Voilà. C'est avoué. Si la vieille entend ça !

T'entends ça, vieille folle ? Puisque nous en sommes aux confidences, toutes les deux, je vais ajouter une chose : j'ai envie de le tromper ton honnête petit-fils avec son QI au-dessus de la moyenne ! J'ai envie de baiser avec un plouc, un cave, même le genre camionneur. Ca te la coupe, hein ?

 

Je ne me reconnais plus. Je dois être possédée par un démon pervers pour tenir des propos pareils ! Francette, ma fille, calme-toi.

Je me précipite dans le salon. Il faut que je lui parle à la mamé. J'en ai trop sur le cœur. Je me campe devant la glace et l'interpelle :

- Eh, la mamé, montre-toi si tu es une femme.

Cela ne rate pas. Elle est bien là, avec son col en dentelle de Calais et sa poitrine opulente qui lui remonte jusqu'au menton. Elle a l'air si sévère que j'ai un moment de regret. Elle va encore être vache et me démolir. Je soutiens son regard et lui dis sans réfléchir :

- T'en as pas marre de faire semblant d'être méchante ? Tu n'as pas envie de te reposer ? Tu n'as pas envie qu'on t'appelle un peu mamie au lieu de « grand-maman » ? Tu n'en as pas eu une de mamie, toi ? Une qui faisait de la confiture et des beignets ?

Je m'attends à de sérieuses remontrances, à me faire tancer vertement. C'est ce qu'on dit dans le beau monde pour préciser qu'on va se faire engueuler. Et bien non. Je vous donne en mille ce qu'elle fait. Elle éclate en sanglots.

 

 Oui, les copines, je ne vous mens pas.

 

Je ne savais pas que ça savait chialer les rombières collets montés du dix neuvième siècle !

Pour le coup, j'ai un peu de pitié d'elle. Je voudrais lui parler mais elle disparaît sans rien ajouter. Je me sens coupable. Je n'ai plus envie de me promener au bord de la mare de la buanderie de peur d'y rencontrer d'autres ombres, comme moi, qui traînent leur cafard le long des golfes clairs. Je sais que nous sommes des milliers à errer entre la table du salon, les chambres à coucher et le biberon des enfants. Il faudrait faire une amicale... Je préfère me réfugier dans la chambre de Claudia. Elle est au soleil. Je me couche sur son lit et me souviens quand elle était bébé. Elle a grandi trop vite celle-ci aussi.

Je pose la grenouille sur le couvre-lit à fleurs. Elle a l'air d'aimer le confort. Machinalement, j'ouvre le tiroir. D'habitude je ne commets pas ce genre d'indiscrétion. Mais je ne sais pas ce qui me prend. Peut-être une intuition ? Je trouve un paquet d'herbes. Sûrement une plante qui vient d'Afrique. J'ai envie d'un thé. Claudia ne m'en voudra pas de prélever un peu de sa précieuse tisane.

Debout les damnés de la terre !

Je réintègre ma cuisine. Il est quatorze heures. Je n'ai pas encore commencé à balayer. Ménage, cuisine, poussière. Tu es né poussière et tu retourneras en poussière. Il vaut mieux laisser la poussière tranquille, on ne sait jamais qui cela peut être. Imaginez que je balaye un ancêtre, hein ? De quoi aurais-je l'air ? Une poussière peut en cacher une autre.

Il a un drôle de goût son thé. Dans le coin du plafond, une araignée me sourit. Mince ! J'ai oublié la grenouille dans la chambre !

J'ai ouvert un paquet de petits biscuits bretons. Ils sont parfaits avec le thé. Un paquet, puis deux paquets. Génial, le thé ! Un goût étrange, tout de même, mais bon.

J'essaye d'attraper la petite cuillère mais elle saute de l'autre côté de la table. Si les couverts s'en mêlent ! J'ai eu ma dose hier avec la nappe, aujourd'hui je n'ai pas envie d'affronter une armée de petites cuillères...

Aux armes citoyens ! La patrie est en danger !

Aux échos de la Marseillaise, je veux me mettre au garde à vous et me lève brusquement emportant la nappe et tout le matériel avec moi. Hou la la ! Je me raccroche à la table, glisse sur le thé répandu à terre et reste assise sur le carrelage mouillé, le regard dans le vague. Elle a fière allure la mère de famille !

Tout cela, c'est la faute de la vieille ! Je me précipite dans la chambre et saisis le cadre où la mamé « gros lolos » (c'est ainsi que les filles l'appellent) me regarde vachardement. Je sors délicatement la photo et la transforme en confettis.

Quelle sensation de béatitude ! Quelle volupté !

La cuisine ressemble à un champ de bataille. J'ai marché dans le thé et la trace de mes pas s'inscrit en gras sur le beau carrelage du couloir. Je m'en fous. Je ne ferai plus jamais de ménage. Voilà, ma décision est prise.

Plus de petite culotte en dentelles non plus. Après le fiasco de la précédente soirée, je ne vais pas ressortir les bas résilles... Ce soir il est capable de repartir à la chasse aux virus et je resterai seule avec mon rôti de je ne sais quoi étant donné que je n'ai encore rien décongelé. Ca va être plutôt l'omelette aux herbes de Claudia et une soupe au « moure [1]»...

Je décide de recevoir mon savant de mari en robe de chambre élimée, les bigoudis sur la tête. Peut-être remarquera-t-il quelque chose pour une fois ?

En attendant, je me plonge dans la création artistique. J'écris des pages de mots qui sortent de mon cerveau comme une rivière. Ils se bousculent à la sortie, j'ai peur d'en perdre en route. Allez, petits mots magiques, surgissez de mon chapeau de prestidigitatrice ! J'ai le délire créatif, la folie des belles phrases. J'ai envie de manger mon cahier, de me nourrir de ma propre production. J'aurais dû choisir autre chose comme papier, celui-ci n'est pas facile à digérer. C'est peut-être à cause des lignes ? J'aurais mieux fait d'écrire sur du papier vierge. Mais qu'importe le flacon... Je découpe mon œuvre en petits morceaux et les déguste avec volupté. Encore un poème qu'on ne me volera pas.

Parce qu'il faut que je vous dise : des voleurs de poèmes, il y en a partout. Ils sont embusqués derrière les meubles, derrières les vitres, sous les lits, pour fondre sur l'honnête ménagère et lui prendre ses droits d'auteur. Ils sont pires que des virus...

Pires que des virus ? Le doute s'insinue en moi. Et si mon honnête savant de mari cultivait ce genre de virus dans ses éprouvettes ? Ce serait donc lui, le responsable... Après tout, il ne m'a rien dit de la qualité des virus qui se sont enfuis du laboratoire ?

J'ai des sueurs froides. Peut-être l'ont-ils suivi jusqu'ici ? Il les a cherchés au Zénith alors qu'ils étaient embusqués dans notre chambre à coucher ! J'ai l'illumination. Je jubile ! Je vais aller à la chasse aux virus, moi aussi, tiens ! Tu vas voir que je vais te les trouver tes virus ! C'est encore un coup de la vieille, ça !

J'ai besoin d'une arme. Je sais que dans la buanderie, il y a une épuisette, celle des filles quand elles étaient petites, pour attraper les crabes.

A la buanderie, la mare a grandi, il y a des poissons, à présent. La machine à laver volante a disparu avec le linge sale. Bon débarras ! Je ne me laisse pas distraire par l'ambiance campagnarde bon enfant régnant en bas. A l'étage, le devoir m'appelle. J'ai trouvé l'épuisette. C'est la lutte finale ! Allons enfants de la patrie ! J'aimerai toujours le temps des cerises !

En passant devant la glace du salon, mon épuisette à la main, brandie comme une baïonnette, je tire la langue à la vieille « réac ». Ça lui coupe le souffle. Ses gros lolos font du yo-yo dans son soutient gorge. Je suis sure qu'elle sait où sont les virus.

Je me précipite dans la chambre. Je défais le lit. De toute façon, il faut bien le défaire pour se coucher, non ? Je me demande d'où vient aux humains cette manie idiote, ce tic imbécile perpétré de génération en génération, de faire leur lit tous les matins ? Qu'est-ce que ça changerait que nous dormions dans un lit défait, hein ? Ben, non. Louis ça le défrise, le lit pas fait. Mais là, c'est un cas de force majeure. Je ne trouve pas de virus. Je me jette sur l'armoire. Même topo que le lit. Pourquoi y ranger du linge qui ne nous a rien demandé ? Pas un drap qui dépasse, pas une petite culotte à côté des chaussettes. Les torchons ne sont pas mélangés avec les serviettes. Si ça se trouve, il préférerait être en vrac, le linge ! Pour ça, il va être ravi, le linge ! Je mets tout par terre. Toujours pas de virus. Ensuite j'attaque les chambres des filles. Rien. Je ne trouve rien. Pourtant, je sais qu'ils sont là à me regarder en ricanant. Je les entends se marrer, alors...

La colère me prend, la haine me submerge. Il ne faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages ! Tous à vos postes, on va refaire Verdun.

Eh, oh, il ne faut pas me prendre pour une courge ! Ils commencent à me fatiguer, les virus ! Ils vont voir ce qu'ils vont voir !

Je prends un briquet et j'allume une mèche avec une serviette de toilette. Ça va être l'holocauste mes amies. L'autodafé des virus. Je suis l'Adolphe des petites bébettes.

Lentement, les flammes montent vers le plafond, descendent en léchant le beau carrelage plein de thé, ravagent le linge où se cache l'ennemi. Ça m'étonnerait qu'ils résistent, les virus ! Il commence à faire chaud, dans la maison. La vieille doit en faire une tête dans la glace du salon !

J'entends des sirènes. Pas les femmes à queue de poisson, non. Les sirènes des pompiers. Il doit y avoir un feu quelque part. Avec tous ces pyromanes qui laissent traîner leurs mégots n'importe où... Encore un coin de garrigue qui brûle. C'est sûrement un coup des promoteurs. L'argent, toujours l'argent, le profit et tout...

Je ne sais pas où ça brûle mais ça ne doit pas être loin d'ici. Je sens comme une odeur de roussi me chatouiller les narines.

Des hommes en uniformes font irruption chez moi. Eh, faut pas vous gêner ! On tape avant d'entrer ! Mais puisqu'ils sont là, je leur demande de l'aide. J'ai été attaquée par des virus martiens supérieurs en nombre. Ils ne me croient pas... Mais ils sont fous, eux ! De quoi me parlent-ils ? Pyromane ? Qué pyromane ? Il n'y a pas de pyromane chez moi ! Qu'on se le dise ! Et puis si j'en cachais un, je ne le leur dirais pas ! Qu'ils sont bêtes ! Pendant la Résistance, il y a des tas de gens qui en ont caché d'autres, n'est-ce pas ? Ce n'était pas pour aller les vendre après ! On a de l'humanité, Messieurs, chez les De la Butte du Couchant ! Nos ancêtres l'ont faite, la Résistance ! D'ailleurs, un train peut toujours en cacher un autre. Faut se méfier.

En tout cas, ils sont bien polis, ils me parlent gentiment. Et où travaille mon mari, et où sont mes enfants, et comment je me sens ?

- Très bien, Messieurs c'est gentil d'être venus. Accepterez-vous un café ? Non ?

Bon, apparemment, ce sont eux qui offrent le coup à boire. Ils téléphonent même à Louis. C'est pour l'inviter aussi, très certainement. Ils ne devraient pas le déranger pendant son travail. Je le leur dis mais ils n'ont pas l'air de comprendre à quel point il a une fonction importante ! On ne dérange pas un scientifique, Messieurs ! Sauf si sa maison brûle !

 Comment ça, elle brûle ? La maison de mon mari brûle ? Quelle horreur ! Notez, ça tuera les virus au moins ! Mais quand même, ma maison brûle et je suis la dernière à le savoir ! C'est toujours pareil ! Les personnes concernées sont toujours les dernières informées ! Qui a bien pu faire une chose pareille ?

 

                                       ***

 

Paranoïa aiguë, a dit le psychiatre. Je me demande de qui il parle...

En ce qui me concerne, il paraît que j'ai été victime de la dépression de la femme au foyer. Ce n'est pas vrai. Je ne suis victime de rien, je n'ai même pas eu d'accident ! On m'a quand même envoyée à l'hôpital.

Il paraît que Louis veut divorcer. Je ne sais pas pourquoi... Je suis sûre que c'est la vieille qui l'influence, elle a dû lui dire que je voulais coucher avec un imbécile ! Mais je m'en fiche. Quand je sortirai d'ici, je retournerai jouer de la guitare sur le trottoir ou dans l'orchestre de Rap de Marie-Ange. A propos, elle se fait appeler Michèle. C'est moins original mais c'est plus pratique, c'est plus rappeur, quoi.

Je suis bien ici, je peux manger mes poèmes, tranquille. Je les partage même avec d'autres malades enfermés comme moi et qui ne savent pas pourquoi. Eux aussi mangent leurs écrits. C'est fou, n'est-ce pas, la quantité de gens qui se nourrit de littérature ? A voir où va le monde, on ne le croirait pas...

Quand nous sortirons, nous monterons une association d'écrivains. Nous pourrons manger nos écrits au grand jour. On nous payera même pour cela.

Elle est pas belle, la vie ?

 

 


[1] Tête,tronche… La soupe au moure c'est faire la gueule, tout Occitan vous le dira

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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