La Faute à la vie - Chapitre Deux

Julie Vautier

Peter Bailey est avocat, éternel commis d'office pour les jeunes délinquants. Il n'attendait plus rien de la vie. Jusqu'au cas Killian Murray.

Marty m'a appelé ce matin. Il avait envie qu'on se voie. Je pense surtout qu'il avait envie d'être loin de sa bonne femme. Quand Marty avait envie de s'éloigner de sa nana, il m'appelait. Parce que je suis son petit frère, certes. Mais surtout parce que je suis célibataire. Parce que je suis seul dans mon grand appartement. Je pense que certains jours, Marty aimerait retrouver le calme de son célibat. Je crois qu'il m'envie, parfois. Il m'envie parce que je peux me coucher à l'heure que je veux, manger ce que je veux manger et me bourrer la gueule en soirée si je l'ai décidé. Marty n'a pas tort. Mais Marty ne sait pas que je l'envie plus qu'il ne m'envie.

Nous nous sommes retrouvés pour le déjeuner. Nous avons mangé à ce petit italien que nous aimons tant. Nous avons commandé ce que nous commandons toujours. Lui, des lasagnes. Moi, une calzone. Comme d'habitude. Le tout accompagné d'un bon petit vin. C'est moi qui ai démarré la discussion.

-          C'était quoi, cette fois ?

Il m'a regardé bizarrement.

-          Tu t'es encore engueulé avec Kathryn. Tu ne m'aurais pas appelé sinon.

-          J'avais peut-être juste envie de voir mon petit frère.

-          A d'autres. C'était quoi ?

Marty a soupiré.

-          Elle veut qu'on parte en vacances avec ses parents cet été.

-          Et toi, tu ne veux pas.

Il a haussé les épaules.

-          Ce n'est pas que je ne veux pas. Je refuse catégoriquement de passer du temps avec ces aristos de mes deux.

Je n'avais jamais vu les parents de Kathryn, mais Marty me les décrivait toujours comme deux snobs assis sur leur tas d'or. En même temps, si Marty n'avait pas épousé Kathryn, il n'aurait pas pu acheter sa superbe maison et sa belle Mercedes. Ses filles n'auraient pas fait les grandes études qu'elles ont fait et il ne vivrait pas dans le quartier le plus huppé de la ville. Mais j'ai gardé tout ça pour moi. Les parents de Kathryn étaient peut-être aussi insupportables qu'elle. Les chiens ne font pas des chats.

-          Bref, on s'est engueulés.

On a parlé de son entreprise. On a parlé de ses filles. On a beaucoup parlé de lui. Marty a toujours quelque chose à dire sur lui et sur sa vie. Ça ne me dérange pas de parler de lui. Si on devait parler de moi, la conversation tournerait vite en rond. Ma vie n'est pas très intéressante. Elle l'était avant. Il y a deux ans.

Mon téléphone a sonné pendant que je mangeais mon tiramisu. Je l'ai sorti. J'ai reconnu le numéro de mon chef. J'ai soupiré. Je me suis excusé auprès de Marty et j'ai décroché.

-          Oui, allô ?

-          Maître Bailey, j'ai besoin de vous.

« Maître Bailey. » J'adore qu'on m'appelle comme ça. Ça me donne l'air important.

-          Il nous faut un avocat pour un jeune délinquant.

J'ai soupiré. C'était mon jour de repos aujourd'hui. Je n'avais pas à aller travailler. Et puis, je n'étais pas le seul avocat à pouvoir être commis d'office. J'ai décliné poliment l'offre et j'ai jeté un regard vers mon tiramisu. Il m'appelait. Il me suppliait de le manger.

-          Maître Bailey, c'est un cas un peu… spécial. Je ne veux pas le confier à n'importe qui.

-          Je comprends bien mais…

Il y a eu un silence. J'ai fixé mon dessert. Mon ventre a grogné.

-          Vous aurez une augmentation.

Mon ventre s'est tu. J'ai fixé Marty. Il m'a dit qu'il paierait l'addition. J'ai fixé mon tiramisu.

-          Je demande à ce qu'on te l'emballe et je te le dépose chez toi, a ajouté mon frère.

J'ai hésité. Avais-je besoin de cette augmentation ? Non, en soi. Mon train de vie n'était pas excessif. Ma paye me suffisait. J'avais pu racheter un paquet de céréales. Elle me suffisait. C'est le cas un peu spécial qui m'intéressait. C'était la première fois qu'on pensait à moi pour un cas un peu spécial.

-          C'est d'accord.

Mon patron m'a donné rendez-vous au poste de police de la ville. Notre petit délinquant était en garde-à-vue. Je me suis de nouveau excusé auprès de Marty. Je lui ai promis qu'on irait se boire un verre un de ces quatre. Je suis sorti du restaurant.

Dans ma voiture, tandis que je conduisais, j'ai tenté d'imaginer ce qui rendait ce cas « spécial ». C'était un jeune délinquant. En d'autres termes, c'était juste un gosse. Qu'avait-il pu bien faire de si spécial ? Aucune fusillade n'avait été déplorée dans l'état. Aucun corps n'avait été retrouvé dans les dernières vingt-quatre heures. C'était intriguant. Ça m'intriguait. Ça m'intéressait. Ça me plaisait. J'espérais juste que ce gosse n'était pas un meurtrier.

Je suis arrivé devant le poste. Des policiers embarquaient un homme au moment où je quittais ma voiture. Ils lui avaient passé les menottes aux poignets. L'homme se débattait. Les flics résistaient. Je les ai regardés passer, admiratif. Les flics m'impressionnaient toujours. Gamin, je voulais être flic. Puis, j'ai compris que la vie de flic ne se passait pas comme dans Columbo.

Je me suis présenté à l'accueil. Une jeune femme m'a indiqué le bureau de l'un des commissaires du poste. Je le connaissais bien, ce commissaire. J'ai vaguement écouté les instructions de la jeune femme. Pour être poli. Mais je savais déjà où aller. Quand elle a cessé de parler, je l'ai remerciée et me suis éloigné. Le commissaire Perez était déjà dans son bureau.

J'aimais bien le commissaire Perez. C'était un flic à l'ancienne. A la Columbo. Il menait parfois ses propres enquêtes sans en avertir ses supérieurs. Il croyait en la justice. Personnellement, ça faisait longtemps que j'avais cessé d'y croire. Même en étant avocat. Je me retrouvais trop souvent à devoir justifier la bêtise humaine. Trop souvent, je cherchais des « circonstances atténuantes » pour éviter de dire que mon client était simplement le dernier des enfoirés.

-          Bonjour maître Bailey.

J'ai salué à mon tour le commissaire. J'ai ensuite demandé où était mon patron.

-          Il a eu une urgence, il est parti.

J'ai haussé les épaules. Je me débrouillerai très bien sans lui.

-          Expliquez-moi pourquoi vous m'avez fait venir, ai-je demandé.

-          C'est un jeune de vingt-deux ans, il n'a pas le fric pour se payer un avocat. On vous a commis d'office.

Ça, je l'avais compris. Merci. Ça faisait plus de vingt ans que je payais mon loyer grâce à ça.

-          Maître Gregson m'a fait comprendre que le cas était… spécial.

Le commissaire a hoché la tête. Il a ensuite fait glisser vers moi le dossier qu'il avait sous la main. Je l'ai ouvert. Killian Murray. Vingt-deux ans. Accusé de détention et consommation de drogue. Suspicion de trafic de drogue. Rien de bien spécial. Le gosse s'est fait choper avec de la coke sur lui. Rien de bien original. J'ai fixé le commissaire.

-          Et bien ?

-          Cette fois-ci, c'était la fois de trop. Le gamin n'échappera pas à la taule.

J'ai examiné le casier dudit Killian. Effectivement, ce n'était pas la première fois qu'il se faisait prendre la main dans le sac.

-          Vous voulez que j'essaie de réduire sa peine, c'est ça ?

Le commissaire a soupiré.

-          C'est en ça que notre cas est spécial.

Il a récupéré le dossier. J'ai attendu l'explication. Le commissaire a regardé la photo du gamin. C'était un joli garçon avec ce côté bad boy qui plaît tant aux filles. Brun, yeux bleus. Le regard perdu. Mais ce n'était pas le regard perdu du petit merdeux briseur de vitres. Il y avait dans ses yeux quelque chose d'éteint. Quelque chose d'infiniment plus sombre que le bleu de ses yeux, comme si la vie n'avait pas été tendre avec lui. Comme s'il n'en espérait plus rien.

-          Le tribunal accepterait de ne le condamner qu'à du sursis s'il réussissait à s'insérer dans notre société.

J'ai arqué un sourcil. Encore une belle formule toute faite.

-          Ce qui signifie… ?

-          Le gamin a un an pour redevenir clean et trouver un emploi stable.

-          Sinon, il ira en prison.

-          Sinon, il ira en prison, a répété le commissaire.

Je ne comprenais toujours pas en quoi cela me concernait. Même si le cas était spécial.

-          Pourquoi m'avoir appelé ?

-          Le gosse va avoir besoin d'un tuteur. Quelqu'un qui pourrait lui apporter le cadre dont il a besoin. C'est là que vous intervenez…

J'ai bondi de ma chaise.

-          Je ne suis pas assistante sociale, bordel ! Trouvez quelqu'un d'autre, j'ai autre chose à faire que gérer un toxico !

Le commissaire a tenté de me retenir. J'ai quitté le bureau, agacé. J'ai claqué sa porte sous le regard étonné de tous les policiers présents. J'étais furibond. J'étais avocat. Je défendais les gens, je ne les hébergeais pas chez moi. Je n'étais pas un centre de désintox. Je me suis dirigé vers la sortie, bien décidé à en discuter avec mon patron.

C'est là que j'ai croisé son regard.

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