La Faute à la vie - Chapitre Un

Julie Vautier

Peter Bailey est avocat, éternel commis d'office pour les jeunes délinquants. Il n'attendait plus rien de la vie. Jusqu'au cas Killian Murray.

J'ai terminé mon paquet de céréales, ce matin. Enfin, j'ai terminé les miettes de céréales qu'il restait, ce matin. Ça fait déjà trois jours que je mange des miettes au petit-déjeuner. Trois jours déjà que je me dis qu'il faut que je rachète un paquet. C'est tout moi, ça. Maintenant, j'ai l'obligation de racheter des céréales si je ne veux pas mourir de faim en arrivant au bureau. Remarquez, je suis déjà parti travailler sans avoir rien mangé. Ça s'est toujours bien passé. Je n'en suis pas mort. Mais j'avais très faim. Très très faim. Ce soir, je passerai au supermarché. Je rachèterai des céréales.

J'ai voulu me lever de ma chaise. J'ai voulu me préparer pour le boulot. Mais j'ai soudainement réalisé que ma vie personnelle ressemblait fortement à ce pauvre paquet de céréales. Un rassemblement de miettes. Un écosystème de petits riens qui coexistent et qui disparaissent peu à peu. Un monticule minuscule de pitoyables insignifiances. Tout dans ma vie ressemblait à ce paquet de céréales vide. Excepté le fait qu'on n'achète pas de « paquet de vie ». On bouffe les miettes de vie qu'on a. Puis, on se rend compte, un jour, qu'on a tout bouffé.

J'ai soupiré en concluant cette pensée philosophique et je me suis préparé pour le boulot. J'ai relu quelques-uns de mes dossiers avant de partir. J'ai pesté devant la bêtise humaine. Puis, je me suis ressaisi. La bêtise humaine est mon gagne-pain. La bêtise humaine est ce qui me permet d'être payé à la fin du mois. C'est grâce à la bêtise humaine que je pourrai racheter un paquet de céréales ce soir en rentrant. Soit dit en passant, je suis avocat.

Je suis arrivé au boulot avec quinze minutes d'avance. Comme tous les matins. Je me suis assis à mon bureau. Comme tous les matins. J'ai ouvert mon ordinateur et mes dossiers. Comme tous les matins. Un cappuccino fumait sur mon bureau. Comme tous les… J'ai froncé les sourcils. Pas comme tous les matins. J'ai inspecté le cappuccino, sur lequel mon nom avait été inscrit. Je ne reconnaissais pas l'écriture. En revanche, je reconnaissais le dessin qui avait été fait juste à côté de mon nom.

C'était un coup de mon grand frère, Marty. Martin, de son vrai nom, Marty pour les intimes. Comme dans Retour vers le futur. Marty avait dessiné le logo de son entreprise en guise de signature. Ce ne pouvait être que lui. Il faudra que je pense à le remercier. Je lui enverrai un message, quelque chose comme ça. Pas un e-mail. Il ne les lit pas. C'est sa femme qui les lit. Je n'ai pas envie que sa greluche lise mes remerciements. Peut-être que je l'appelerai. Un appel, c'est peut-être trop, remarquez. Je le remercie pour son café, je ne l'invite pas aux Golden Globes. Un appel, c'est trop. Un message, ce sera très bien.

J'ai humé le café chaud, doux réconfort après mes miettes de céréales de ce matin. Je me suis mis au boulot. Une ombre s'est abattue sur mes dossiers. Littéralement. J'ai levé les yeux.

-          Qu'y a-t-il, Lewis ? ai-je demandé.

Le-dit Lewis se tortillait sur place. Il était gêné. Comme tous les matins.

-          Dis, Pete, tu crois que tu pourrais, hem… Enfin, tu sais quoi…

Bien sûr que je savais. C'était la même rengaine un jour sur deux. Ce con finira par me faire renvoyer. Je devrais apprendre à lui dire non. Après tout, mon travail n'a pas à pâtir de sa bêtise à lui aussi. Même si la bêtise humaine est mon gagne-pain. Je dois apprendre à lui dire non. A dire non, en général.

-          C'est la dernière fois, Lewis.

Lewis s'est confondu en remerciements avant de me donner une nouvelle bonne excuse à donner au patron. La même rengaine, un jour sur deux. Tout ça pour aller voir 95D. 95D est russe, fait un mètre quatre-vingt et a fêté ses vingt-trois ans. Lewis mesure à peine un mètre soixante-huit, a quarante ans mais en fait cinq de plus et se félicite d'avoir séduit la belle moscovite. Il faudrait que je lui dise que la belle moscovite s'est laissée séduire par le beau compte en banque de Lewis. Il faudrait aussi que j'apprenne à lui dire non.

J'ai regardé partir mon naïf collègue, en soupirant. Il était naïf mais il était amoureux. Cela faisait bien des années que je n'avais plus aimé. Ma dernière vraie belle histoire, la seule céréale parmi les miettes insignifiantes de ma vie, s'était mal terminée. Comme beaucoup de choses dans ma vie, après tout. J'ai secoué la tête. Le passé, c'est le passé. Mon travail, c'est la seule chose qui ne s'était pas cassé la gueule en route. Sauf si mon patron apprend que je couvre Lewis.

Je me suis rendu au poste de police de la ville. J'avais été commis d'office pour un petit délinquant. Les petits délinquants, les petits cons qui brisent les vitres des magasins et chipent des paquets de bonbons, c'est toujours pour moi. Je ne me suis jamais retrouvé dans un grand procès, un truc à la Nuremberg. Après mes études, j'ai passé dix ans de ma vie à être commis d'office. Puis, j'ai voulu m'affranchir de ces petites affaires sans envergure. Puis, j'y suis revenu car personne ne m'engageait.

J'ai rencontré mon client du jour. Il avait brûlé une voiture avant de tabasser un jeune qui lui devait une clope. J'ai gardé mes opinions pour moi. C'est grâce à cet abruti que je pourrai acheter mon paquet de céréales. Je l'ai écouté parler. Il faisait tout pour m'entuber. Ça m'a agacé. Je n'ai rien dit. Il a fini par se taire et par me regarder droit dans les yeux. « Vas-y, fais ton boulot. » C'était ce que je lisais dans son regard.

-          Vous reconnaissez avoir brûlé intentionnellement cette voiture ?

-          Ouais.

Nous avons construit un plan de défense pour lui éviter la prison ferme. Non, attendez. Rectification : j'ai construit un plan de défense. Lui m'a écouté avec un regard bovin et l'attitude du petit merdeux insolent. Si cette chose avait été mon gosse, je l'aurais renié à la naissance. Ou je l'aurais vendu sur eBay. Ou j'aurais payé quelqu'un pour qu'il le garde. Cher. Je l'aurais payé cher.

J'ai quitté le boulot. Je suis rentré à la maison. J'ai allumé la télé. J'ai appelé Marty, que je n'avais pas encore remercié pour le cappuccino. J'aurais dû lui envoyer un message. Mais j'aimais mieux l'appeler. Il a décroché au bout de cinq sonneries. Comme toujours.

-          Pete ! s'est exclamé mon frère. En quel honneur m'appelles-tu ?

-          J'ai vu que tu m'avais acheté un café. C'était gentil, merci.

-          J'ai pensé que tu en aurais besoin.

J'ai hoché la tête en souriant.

-          Quand je vois mes clients, ce n'est pas d'un café dont j'ai besoin, mais d'un litre de vodka pure.

Marty a éclaté de rire. J'ai ri avec lui. Puis j'ai entendu la voix de sa femme. J'ai cessé de rire. Marty l'a entendue aussi.

-          Je discute avec Pete, tu permets ?

La voix étouffée de Kathryn lui a demandé de faire vite. Il l'a envoyé paître et a repris la conversation.

-          Désolé. Où on en était ?

Nous avons continué à parler de mes clients, mes « têtes de vainqueurs » comme il disait, pendant une dizaine de minutes. Il m'a proposé d'aller boire un verre un de ces quatre. J'ai accepté. Nous avons raccroché.

J'ai posé mon téléphone. J'ai regardé l'émission qui passait à la télé. J'ai éteint la télé. J'ai ouvert un livre. En fait, j'ai tenté d'ouvrir un livre. Mais je me suis souvenu de la date du jour. J'ai reposé le livre et j'ai végété sur mon canapé pendant une bonne heure. Les yeux dans le vague. Le regard bovin du petit merdeux briseur de vitres. L'esprit ailleurs et le cœur en miettes.

Ça faisait deux ans aujourd'hui. Deux ans que ma vie s'était pété la gueule. Deux ans que je ramais pour faire comme si tout allait bien. Deux ans que j'applaudissais le bonheur de Marty. Deux ans que je cherchais un coupable à accuser, en vain. Deux ans que je me demandais s'il fallait accuser Dieu, le destin ou le karma. Deux ans que je me demandais si je n'étais pas coupable de tout ça.

Ça faisait deux ans aujourd'hui.

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