LA FEMME FOUDRE

nico61

L'orage approchait. Je l'entendais rouler, certainement au-dessus de la vitesse autorisée car des flashs se déclenchaient à son passage. Bien calé dans mon fauteuil, je faisais de régulières infidélités à ma lecture des mémoires de Benjamin Franklin,  pour contempler le son et lumières aux fenêtres.

Sur le buffet du salon, une bouteille de Scotch attendait son heure. Peu de gens me rendaient visite, et je n'aimais pas boire seul. Mais si on m'avait dit que je recevrais la foudre, j'aurais sorti un vin du tonnerre !

Oui, ce soir là j'ai reçu la foudre en personne. Polie, elle n'est pas venue les mains vides mais chargée d'électricité. Ma basse consommation n'en demandait pas tant, cela dit n'est-ce pas l'intention qui compte ?

Il existe plusieurs types de foudre, or autant vous dire que celle-là était mon type. Ses traits étaient ceux d'une véritable déesse. Je vis d'abord un nez clair, puis tout le visage, enfin son corps entier nimbé d'une lueur jaune vive. Pleine d'énergie à revendre, du moins à EDF, elle grésillait comme un câble de haute tension et répandait une odeur d'ozone partout dans le salon. Pas terrible le parfum !

Née du dernier orage, elle n'engageait pas le contact. Comment la peloter en douce sans me faire griller ?

Entrée par la cheminée, le pendant sexy de Taranis restait immobile devant l'âtre, promenant son regard autour d'elle, un peu déroutée. Toujours assis sur mon fauteuil, je relevai le caractère peu orthodoxe de son apparition.

- Chez moi, les visiteurs se présentent par la porte.

-J'ai frappé, cher monsieur, me répondit la Foudre.

-Je n'ai pas entendu, il fallait insister.

-Je ne frappe jamais deux fois au même endroit, vous devriez le savoir.

J'avais lu ça quelque part. Mais il me restait à découvrir si cette crépitante créature me trouvait attirant ou ne craquait que pour  les beaux paratonnerres. D'un côté, si le courant passait vraiment entre nous je risquais de ne jamais m'en relever. Et pourtant en quelques secondes, par quelque force d'attraction insensée, la diabolique apparition parvint à me rendre jaloux d'un radiateur.

- Il ne marche pas, lui dis-je en la voyant caresser la grille de protection. La cheminée suffit à me chauffer.

-Dommage, soupira-t-elle. Je cherche un conducteur.

- Pour vous conduire où? Z'avez vu le temps ? Asseyez-vous plutôt près de moi et buvons un verre.

L'image d'un éclair zigzaguant dans le ciel (celui-là ne devait pas tourner à l'eau claire) me rappela les dangers de l'alcool. Il me fallait m'assurer au préalable que mon hôte impromptue ne reprendrait pas la route. Or, après avoir pris quelques renseignements auprès d'elle, je devais mettre sa venue sur le compte d'une regrettable méprise… électrique en l'occurrence.

Car voyez-vous, elle s'était trompée d'adresse. Sa cible habitait à cent mètres de chez moi. Un guitariste dont on dirait qu'à défaut de la grâce il avait été touché par la foudre. L'orage se prêtait  à un bon petit Riders in the Storm des Doors ; seulement quelques précautions s'observaient avant de brancher l'ampli, comme de fermer les fenêtres.

L'envoyée de Zeus se répandit en excuses. A tel point que je m'attendis à la voir s'enfoncer dans le sol, de honte. Sa dignité lui interdisait de se laisser abattre, alors tel un général galvanisant ses troupes je la rappelai à son devoir.

- Ça peut arriver à tout le monde. Allez foudroyer le voisin et revenez me voir.

- Trop tard, une collègue a déjà dû s'en charger. Je suis payée à l'impact, une victime en moins et c'est tout de suite du manque à gagner. Si c'était encore la première fois ! Mais je cherche toujours mon chemin et bien souvent je me perds… ou je tape à côté.

Devant cet aveu, je lui conseillai de changer de voie, de renoncer à sa nature atmosphérique pour une vie plus tellurique. Que n'avais-je point dit là ! Vexée, la femme Foudre se fâcha tout jaune, se mit littéralement en boule. En quelques secondes, elle me rejoua cette scène étourdissante en couverture d'un fameux album de Tintin où plane une malédiction Inca.

La sphère virevolta dans le salon, fondit sur moi, s'enroula autour de mon fauteuil, telle une écharpe de lumière. Je crus que j'allais léviter à l'instar de Tryphon Tournesol mais la gravité l'emporta et l'incontrôlable objet repartit par la cheminée non sans avoir fait s'envoler quelques livres. Notamment un polar en cours dont j'attendais le moment où il allait décoller, c'était chose faite. Sous mes yeux fascinés un Voltaire voleta. Puis tout retomba.

- A t'on idée d'être aussi susceptible ! lui lançai-je par le conduit de l'âtre. Moi je disais ça, après c'est votre vie !

Déjà le tonnerre s'estompait. Je passai ma frustration avec un Scotch. Bon, ça devait finir ainsi. Avant même notre rencontre planait un nuage, de type cumulonimbus. Et puis une romance avec la Foudre ne pouvait que finir en remake de « Les ions fatals » !

Mon verre bu, je pris mon manteau et sortit dans la nuit. Quelques flashs dans le lointain indiquaient que l'orage se déplaçait.

- T'aurais pu me laisser une photo de toi ! criai-je dans sa direction.

Je ne l'ai jamais revue depuis ce fameux soir, ni en vrai ni sur les clichés d'artistes, aussi impressionnants soient-ils. Alors quand j'entends qu'on a capturé la foudre… Pas la mienne, en tout cas.

Mais mon appareil se tient prêt. Au cas où.

 

Signaler ce texte