La fenêtre de sa maison

patrick-eillum

Rysa, ses valises à la main, se dirigea vers la maison, sa maison. Elle s'arrêta devant la barrière permettant de voir le jardin et détailla ce qu'elle voyait. L'habitation était plus grande que celle dans laquelle elle avait vécu étant petite. Elle possédait une façade en bois d'un beau marron clair, tel un chalet en montagne. La masure semblait l'appeler. (Viens & ouvre la fenêtre)

Elle franchit le portail et arriva sur le seuil. La bâtisse était encore plus massive qu'elle ne laissait paraître. Les quelques meubles laissés par l'ancien propriétaire avaient un style ancien mais les peintures étaient beaucoup plus récentes et décoraient magnifiquement la demeure.

Rysa se décida à parcourir le rez de chaussée. Elle bifurqua vers la pièce perpendiculaire au salon dans lequel elle se trouvait comme attirée par un aimant. Il s'agissait d'une première chambre, qu'elle choisit comme étant la sienne. Un gigantesque lit en ébène noir trônait au milieu. Avec ses innombrables tiroirs, on aurait dit un meuble indien.

La jeune femme parcourut de ses mains le papier peint vieilli par le temps. Il craquait sous ses doigts et des morceaux tombaient ci et là. Soudain, elle sentit une fente. Tel un explorateur de tombeau égyptien, elle longea celle-ci pour former un périmètre rectangulaire de la taille d'une porte. Rysa arqua un sourcil perplexe. Elle se demanda comment il était possible qu'un passage se trouve là.

Elle déchira le papier peint pour faire apparaître l'ouverture. Pendant un instant, elle essaya d'ouvrir la dite porte mais renonça lorsqu'elle compris qu'elle était fermée. Ce n'est qu'alors qu'elle remarqua qu'une serrure était placée au milieu de l'huisserie. Son regard parcourut furieusement la chambre. Elle était rongée par une curiosité si forte, si puissante, qu'elle n'arrivait pas à y résister. Ses épaules s'affaissèrent en signe de découragement. C'est alors qu'elle pensa au lit. Prise d'un fol espoir, elle se jeta sur les tiroirs et les ouvrit frénétiquement. Les compartiments valsèrent un à un et se retrouvèrent par terre. Une clé avait roulé hors d'un casier et la jeune femme la ramassa. Priant intérieurement, Rysa la tourna dans la fermeture. Il y eut un petit clic et Rysa gloussa de plaisir. (Viens & ouvre la fenêtre)

C'était une toute petite pièce où il n'y avait rien à voir. Un vide presque gênant. Seule une fenêtre permettait à un filet de lumière de pénétrer dans la salle. Puis un individu passa devant l'ouverture et tout fut inondé d'azur. Un bleu turquoise comme l'océan si charmant des catalogues de voyage. Sa mâchoire en pendait d'étonnement. Craignant d'être bonne pour l'asile, elle courut à la porte d'entrée qu'elle ouvrit à la hâte. Affolée, elle regarda de droite à gauche pour voir enfin l'homme aperçut plus tôt. Elle plissa les yeux pour mieux distinguer et constata qu'elle ne voyait que le médecin du quartier dans sa tournée de consultations. Ce n'est que lorsque le quidam fut éloigné que Rysa pris conscience qu'elle ne l'avait vu en bleu que lorsqu'elle était dans la pièce. Puis elle retourna dans la maison, sa maison. (Viens & ouvre la fenêtre)

C'était la première demeure qu'elle achetait et sans doute la seule. Rysa avait obtenu de sa banque après moult négociations, un prêt sur 25 ans car son salaire de documentaliste ne lui en permettait pas plus. Elle n'avait pas connu l'ancien proprio, un dénommé Lanoy Brunswyk. D'après les journaux archivés qu'elle avait pris le temps de consulter à la bibliothèque, Brunswyk était le président d'une asso d'habitants qui s'étaient regroupés lors d'un projet immobilier prévoyant de détruire les maisons du quartier. Il avait pris la tête de la jacquerie avant de se pendre chez lui le jour où il devait être expulsé. Sa mort très médiatisée ayant fait capoter le projet, son fils et seul héritier, Patrick semblait content de vendre en l'état à un prix bien en dessous du marché comme l'avait souligné lourdement l'agent immobilier au moment de la signature du compromis. Et maintenant c'était sa maison. (Viens & ouvre la fenêtre)

Oubliant presque aussitôt l'incident, elle se mit à vider les cartons qu'avaient laissés les déménageurs en se demandant ce qu'elle pourrait bien faire de cette pièce grande comme une chapelle de bord de route. Ce n'est que quelques jours plus tard qu'elle eu l'occasion de s'en souvenir. Le carillon que lui avait légué sa tante Lucette venait de sonner 13h et elle était en train de préparer son frichti lorsqu'un aboiement terrible lui parvint de la rue. Rysa courut jusqu'à la porte d'entrée pour comprendre ce qui se passait. Un attroupement s'était formé et comme elle ne voyait rien de cet endroit, Rysa fila jusqu'à la pièce à coté de sa chambre et eut comme un mauvais pressentiment en y pénétrant. Elle avait l'impression que l'enceinte était totalement nue malgré les meubles et bibelots qu'elle avait pris le temps d'y installer. Elle effectua un pas, plongée dans un noir presque total alors que le soleil était à son zénith. Un interrupteur était à côté de la porte et laissa une lumière à peine plus importante prendre place. (Viens & ouvre la fenêtre)

A travers l'ouverture, elle pouvait voir la raison du rassemblement; Un des voisins, Edgar, connu dans le coin pour son sale caractère permanent, venait d'écraser le chien d'une voisine lors d'une marche arrière avec son 4x4. Ce type était la méchanceté personnifiée et Rysa ayant appris à le connaître lors d'une histoire de poubelle pas rentrée, ne se faisait aucun doute sur le caractère intentionnel de l'évènement. « C'est comme si l'on voyait la noirceur de son âme » se disait-elle en regardant par la fenêtre. Mais une fois de plus, elle ne prêta pas attention à cette péripétie de la vie du voisinage et retourna à son repas de célibataire.

Car Rysa était une vieille fille. Non pas qu'elle n'ait jamais connu les plaisirs charnels, mais elle n'avait jamais rencontré l'âme sœur. Celle avec qui l'on peut envisager de passer toute une vie et plus encore. Elle s'en satisfaisait même si un coin de son cœur espérait toujours secrètement. Elle savait qu'elle ne pourrait pas s'engager dans une relation durable sans être certaine des sentiments de l'autre. Et qu'à défaut de penthotal, elle en était réduite à la mélancolie passagère du célibat qu'elle noyait dans les livres. Elle en avait d'ailleurs encore quelques cartons à vider aujourd'hui. Rysa aimait ces moments où elle pouvait feuilleter et humer ses vieux ouvrages. Et par-dessus tout, elle adorait retrouver des bouquins qu'elle avait idolâtrés puis oubliés. Elle possédait également quelques œuvres de collection qu'elle parcourait de temps à autre comme cette édition ancienne du « Spleen de Paris » de Baudelaire avec une reliure en cuir. Au moment où elle l'avait en main, tout en le caressant, elle se souvint d'une strophe du poème « les fenêtres » qu'elle avait du étudier pour le bac;

« Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre.

Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

D'un bon elle se dirigea vers sa chambre pour aller dans la pièce attenante. (Viens & ouvre la fenêtre)

La lumière était tellement blanche que Rysa en fut ébloui. De la fenêtre, elle pouvait apercevoir une jeune femme qui poussait un landau avec dedans un bébé de quelques jours à peine qui y dormait d'un sommeil paisible.

Rysa ne savait pas par quel bout prendre le problème. Elle commença donc par relire l'acte de vente de la maison. Avant Brunswyk, l'édifice avait appartenu à un certain Gustave Kirchof qui l'avait acheté à Robert Bunsen et ainsi de suite jusqu'à sa construction. Rien de bien notable à ses yeux. Elle se souvenait néanmoins d'avoir vu à la bibliothèque, un livre sur les origines du quartier écrit par un passionné d'histoire. Internet lui permit de retrouver très rapidement l'homme qui était encore vivant et habitait à non loin de là.

Pascal Groues était un avocat à la retraite qui vivait dans un bric à brac de livres et d'objets dignes de la braderie de Lille. Après les présentations d'usage mais sans tourner autour du pot, Rysa lui fit un récit circonstancié et concis de son histoire. Groues sourit énigmatiquement en se grattant le menton pas rasé.

- D'après les vieux du quartier, l'îlot de maisons que vous habitez a été construit à l'endroit où se trouvait une usine détruite lors d'une explosion due à une expérience de physique qui aurait mal tourné. Selon les rumeurs qui ont couru à l'époque, les ingénieurs construisaient une machine qui permet de déterminer la composition chimique des choses selon leurs couleurs.

- Un spectromètre ? Osa timidement Rysa.

- La déflagration a détruit les 17 hectares alentours. La vie n'a repris son cours que bien des années après. Des racontars ont traîné longtemps avant que la municipalité ne se décide à reconstruire.

- Que racontaient-ils ?

- Des sornettes à propos de visions qu'auraient eu des enfants jouant sur le terrain vague. Ils disaient avoir vu des anges et des démons à cet endroit.

La conversation bifurqua ensuite sur la politique et Rysa pris poliment congé du vieillard car la nuit tombait déjà. Pour ne pas avoir l'impression de manger seule, elle alluma la radio. Un couplet d'une chanson de Brel qui disait: « Les fenêtres menacent, les fenêtres grimacent, quand parfois j'ai l'audace, d'appeler un chat un chat » l'a fit sursauter. Elle alla ensuite se coucher rapidement après avoir lu sans goût une nouvelle où un appareil photo faisait des clichés révélant l'aspect du sujet au moment de sa mort permettant ainsi de prédire quand la faucheuse passerait

En pleine nuit, elle se réveilla en sursaut car elle avait enfin comprit ; Cette fenêtre permettait de voir la personnalité des gens. La couleur permettait de savoir s'ils étaient bons ou mauvais, purs ou méchants. De la chambre, on voyait la porte d'où irradiait le rouge. Un rouge vif, écarlate, couleur de la passion et de l'amour.

Alors, Elle alla & ouvrit la fenêtre.

Patrick Eillum

Mont de Terre

Février 2010

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