La fête des mères

Diane Peylin

Je commençais à perdre patience. Ça faisait trois jours que je tournais dans le quartier sans rien trouver. Rien. Même pas une toute petite, une insignifiante, pour me rassasier.

Quoique les plus petites ne soient pas forcément les plus supportables… Du haut de leur mètre cinquante quatre, elles parviennent quand même à faire des étincelles. Et pas des moindres. Une fois, il y en eut une qui, en plus d’être une naine, était sèche et osseuse. Ses mains crochetées déchiraient l’espace tandis que sa bouche pincée débitait ses horreurs… D’un coup, elle s’éjecta de son fauteuil et sauta à l’oreille de sa victime pour lui cracher son venin à la figure. Je l’ai haïe à la première seconde. D’autant plus que c’était celle de mon frère. Lien du sang oblige, je me sentis investi d’une mission d’une importance capitale. Détestant remettre au lendemain ce que je peux faire le jour même, je me mis au travail le soir même. A 22 heures 37, l’affaire était bouclée. Propre et sans bavure. Le souci du travail bien fait, comme d’habitude.

Bref, en tout cas, là, il n’y avait rien. Rien à se mettre sous la dent. Peu m’importait… Grasse, nauséabonde, grande, squelettique, moustachue, bien conservée, blonde, décrépite… Peu m’importait… Mais je ne pouvais pas attendre plus longtemps. Désespéré et épuisé, je finis par me poser au troquet du coin. La terrasse était vide. Trop froid. Je m’y assis et commandai un café au garçon souriant.

Vous me direz, elles ne sont pas toutes comme ça… Mauvaises et rapaces… Je sais, je sais tout ça. Je fais la part des choses, ne vous inquiétez pas. Il n’empêche que des fois… souvent… elles sont pires que ce que l’on croit. Souvenez-vous de la belle-mère de Mr Hulot. Vous ne la connaissiez pas ? Quelle chance ! Une sale vermine. Et celle de Chaplin ? Non plus ? Une horreur. Et celle de Tintin? Heureusement que je m’en suis chargé. Je blague… Revenons-en à cette fameuse journée… Je remuais donc le sucre dans mon café. Un sucre premier prix, dur comme de la pierre, qui ne fondait même pas au contact du liquide bouillant. Cette résistance m’énerva un peu plus. Je sentais mes jambes trembler et mes tempes surchauffer. Signes précurseurs de chacune de mes crises de manque. La dernière fois, j’avais fini à l’hôpital où, après m’avoir fait subir tous les tests possibles et inimaginables, ils m’avaient finalement  relâché ne décelant aucune dépendance suspecte.

Je commençais à m’inquiéter, les symptômes devenaient de plus en plus insoutenables. La douce tentation se transformait en appétit vorace. L’envie me donnait des crampes, des nausées, des vertiges… Puis, comme par miracle, tout s’arrêta. Elle venait de passer sur le trottoir d’en face. Parfaite. Juste celle que j’attendais. Son grand manteau ne dévoilait pas grand chose, mais cela n’avait aucune importance. Au fond de moi, je savais qu’elle était parfaite. J’abandonnai la table et son café pour partir à sa suite. Le serveur réclama son dû. Je ne l’entendis même pas. Depuis le temps que je l’attendais celle-là, je ne la lâcherai pas. Sa démarche était plutôt décontractée ce qui contrastait drôlement avec la raideur de son cou. Etrange… Cette silhouette ne m’était pas indifférente. Un truc se passait, je sentais qu’une extraordinaire rencontre se préparait. Charcuterie ‘’Chez Emile’’. Elle entra. Satisfait, je patientais paisiblement devant la vitrine. Vous vous demandez  sûrement comment j’étais si sûr de mon coup ? Ou comment, en général, je les reconnaissais ? Le métier. Ma grande expérience ne m’a jamais trompé. Sauf… Sauf peut-être une fois. Une petite bavure. Toute petite. Ce n’était pas une belle-mère mais une vieille fille sans mari ni enfant. Mais comment j’aurais pu le savoir moi ! Elle avait tous les signes. Tous. Les pupilles affûtées, les oreilles en position radar, les mains crispées,… Bref, ce fut un malheureux concours de circonstances. Je passais par là quand cette dame aux allures de belle-mère faisait tous les efforts du monde pour ne pas pisser sur la chaussée. Position contractée due à cette envie subite non satisfaite. Voilà tout. Sinon, jamais une seule fois mon flaire entraîné ne me trompa.

Un plein sac de blanquette à la main, elle sortit de la boutique. Blanquette, qui soit dit en passant, est la spécialité favorite des belles-mères. Nous repartîmes donc avec le kilo de veau comme indice supplémentaire. L’humidité commençait à agacer mes paumes. Les mains moites, à chaque fois, je n’y coupe pas. C’est agaçant, car elles deviennent glissantes et elles altèrent ainsi mon extrême précision. Un peu. Mais bon, ça fait parti du métier. Beaucoup d’adrénaline pour un peu de sueur. Je n’ai pas à me plaindre.  D’autant plus que depuis que je travaille à mon compte, je n’ai plus les remords insoutenables des commanditaires. C’est moi qui choisis maintenant, je le fais pour le plaisir. Comme ça, à l’instinct. Incognito, je sauve des centaines de couple chaque année. Mais bon, j’essaie de garder les pieds sur terre. L’anonymat pour moi c’est essentiel. Je sais qu’une fois célèbre j’aurais dix fois plus de clients, mais ça  ne m’intéresse pas. La qualité plutôt que la quantité. Et la qualité ce jour-là, je l’avais. Son plastique chargé de viande fraîche tapait contre sa cuisse rebondie. Sa tête ne se lassait pas de tourner. A droite. A gauche. Elle ne se lassait pas de scruter. Devant. Derrière. C’est là que je la vis vraiment pour la première fois. Elle ne me vit pas. Heureusement. Heureusement car sinon rien n’aurait pu se passer. Je ne m’y serais pas risqué. Jamais, je n’avais jamais osé… C’était maintenant ou… jamais. Ce visage vulgaire et rondouillard, je le connaissais. Il aurait pu être lisse et angélique, ma réaction aurait été la même. C’était la personne qui me répugnait et non son physique. Quoique…Bref. Elle était là. Elle. Celle à laquelle j’avais tout juste osé rêvé. Celle pour qui je m’étais tant entraîné. Il n’y avait pas de doute, c’était le moment. Un peu ému quand même, je poursuivis. Une fois le choc des présentations passé, mon cœur cessa ses bonds exagérés. Le tremblement qui ondulait mon corps en ébullition se calma lui aussi. Comme si tout avait été écrit pour me faciliter la vie, elle choisit de prendre la petite ruelle sombre et déserte où personne ne venait à passer. Sauf… Elle… Une autre ‘’Elle’’ ! Le sang dans mes veines se mit à bouillir, mes paupières à clignoter, mes mains à craquer. L’Autre, qui m’était tout aussi familière, s’arrêta à sa rencontre. Les deux incrédules se mirent à bavasser. De leur gendre ou bru respectifs, bien sûr. Mon pied grattait le sol poussiéreux comme le taureau qui attend son entrée dans l’arène. L’Autre portait cette veste jaune que je détestais tant. Cette veste périmée qui s’accordait si bien avec ses dents. Ce qui m’arrivait était plus qu’extraordinaire. La tentation devint plus forte que la raison… Et cette situation fantastique me fit commettre une folie. Tout cela était tellement dément que je ne pouvais que perdre la tête. Vous auriez fait de même à ma place. Si, si, je vous assure… Je n’attendais plus que le signal…

- Tiens, Jean… Qu’est-ce…

Je bondis. Imperméable à toute la vie qui grouillait autour de nous, je bondis. La pénombre du lieu me permit de faire un travail impeccable. Paniquées et déboussolées par l’obscurité, les deux commères ne me posèrent aucun problème. Tout se passa dans le calme et la… ma bonne humeur. Juste un cri. Tout petit. Poussé par le râle indestructible de l’une d’entre elles. Je n’en revins pas. Je n’en reviens toujours pas. Quand j’y repense. Ce fut le sommet de ma carrière. D’ailleurs depuis, à part quelques petites missions pour les grandes occasions ( Noël, anniversaires…), je ne fais plus grand chose. Une expérience comme celle-là, c’est tellement fort. Inégalable. Après, quand on recommence, on a comme une frustration. Il manque toujours un petit quelque chose… Je me souviens le lendemain en lisant le journal comme j’étais fier :

 Hier, en plein après-midi, deux cinquantenaires ont été assassinées, rue du Temple. C’est le sixième ce mois-ci dans le quartier des Pétunias. Pour l’instant aucune piste sérieuse ne permet d’éclairer les enquêteurs. Une seule certitude, ces meurtres ne visent que des femmes de plus de cinquante ans. En attendant l’arrestation de l’agresseur, la mairie recommande… Bla-Bla-Bla

 Ils avaient simplement omis de souligner la grandeur de cette dernière action. Extraordinaire ! Phénoménale ! Ma belle-mère et la belle-mère de ma femme ! Deux d’un coup ! J’étais tellement fier… J’aurais tant aimé que maman soit là pour voir ça…

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