La fille d'à côté

Ana Elle (Cendrillon Des Routes)

A Jessy.



« Le temps est le maître absolu des hommes ; il  est tout à la fois leur créateur et leur tombe, il leur donne ce qu'il lui plaît et non ce qu'ils demandent. » W. Shakespeare.


Connaissez-vous cette sensation ? Celle d'avoir une salle remplie d'yeux braqués sur vous, et sur vous seul. Celle de se sentir transpercé, de se sentir détaillé et dévoré. Cette sensation foudroyante d'être consommé par des centaines et des centaines de paires d'yeux. C'est un truc de fou furieux.

Et bien voyez vous, je l'ai.

Lorsque je monte sur scène.

 

Je regarde tous ces gens, venus pour moi, venus me voir, venus écouter mon histoire. Et puis soudain, ma pression sanguine augmente, mon cœur bat plus vite, mon corps pleure et puis… je prends la décision de vivre. D'exister. Entière. Pour le meilleur et pour le pire. Devant eux. Devant ces gens. Quoi qu'ils puissent en dire. C'est effrayant. Cette sensation. Cette sensation de tomber. De se laisser tomber dans leurs yeux. Dans leurs regards. Dans leurs esprits. Le temps de quelques heures.

Je vis.

Je décide de commencer. Je décide de finir. Je dis le premier mot et le dernier. Rideau.

 

C'est étrange ce rituel. Canaliser le langage et le corps dans un espace et dans du temps. Contrôler son bon déroulement. Maîtriser chaque particule d'existence tout en s'abandonnant aux désirs et aux obscurités. Sentir la peur et l'accepter. Jouer.

Vivre, jouir et jouer.

Evidemment, avant d'arriver à ce résultat je m'y prépare. Je travaille dur. Je m'entraîne et je répète jusqu'à ce que tout soit… parfait. Et quand je monte sur scène : je suis prête.

 

Mais la vérité c'est que ça ne se passe jamais comme on l'avait prévu. Ça se passe. C'est tout. Parfois c'est sublime et merveilleux. Ça tient du mystérieux. Et parfois, je m'accorde avec les accidents et la déconvenue. Alors avec le temps et l'expérience on laisse aller cette idée que tout soit parfait. Car ça ne l'est jamais. Et on l'accepte.

Si seulement la vie était aussi simple. Si seulement je pouvais canaliser son temps. Si seulement je pouvais contrôler son déroulement. Si seulement je pouvais maitriser la peur et les imperfections comme sur la scène et les accepter. Si seulement…

Ma vie est à représentation unique. Je n'y suis pas préparée. Je n'ai pas répété. Je n'ai jamais été prête à ses grands bouleversements.

Mais c'est la vie. La vie est… elle est loin d'être parfaite, facile et belle. La vie est souvent cruelle. La vie est un vrai bordel !

 

Je me souviens encore te Toi, ce matin là. C'était un jour ordinaire, sans rien, et sans hiver. Je m'en souviens parce qu'encore une fois je pensais à Lui. T'as dû le voir dans mes yeux. Tu m'as souris.

C'est fou ce besoin d'enfin tout dire à celui qui est parti. Te dire que…

J'ai aimé te voir dans les premières aurores du matin, sur le trottoir une pile de chaises dans les mains.

J'ai aimé te voir tourner tout autour de ma vie, sans vraiment savoir qu'on était des amis.


Te dire que,

J'ai existé. Juste à côté. Sans vouloir m'imposer. C'était complètement ridicule, cette façon que j'avais d'être tranquille, tout en recul. Cette délicatesse que je mettais à m'occuper de notre bulle. L'air de rien. Sans y toucher. L'air violet. Sans jamais la crever.


Te dire que,

J'ai traversé tes caresses de sourires, discrètement. Je me suis sentie belle dans n'importe quel accoutrement. Dans mes beaux jours t'as vu mes défilés de robes, de rouge à lèvres et de chaussures, peu importe ta disponibilité, tu souriais mon existence en relecture. Tu m'as vu moche, tu m'as vu belle, t'as vu tout mon bordel !

Tu m'as vu femme, tu m'as vu larme.

T'as vu la petite fille, t'as vu mes yeux qui brillent.

 

Te dire que,

J'ai jamais compris ce qui me tenait comme ça, je ne comprenais pas que dans ma vie tout devienne chaud tout devienne froid. Et puis toi là-bas, et ton sourire qui revenait me chercher. Qui me repêchais de moi-même. Et brouillait mes problèmes !

 

Un des seuls à connaitre joyeusement mes obsessions ; comme boire à la paille un jus pur de citron ou prendre mes cafés sans sucre et baignés de glaçons.

 

Te dire que,

Aujourd'hui j'ai l'impression de m'être fait enculée, emmêlée, enfumée, parce que maintenant que t'es plus là, qui va savoir prendre mes mots roses et mon cafard dans les bras ? Avec juste un sourire, juste un regard, juste une rencontre de tous les jours sur un trottoir…


Te dire que,

Je sais que t'étais pas vraiment au courant de toutes mes marrées. Que j'étais simplement et banalement la fille d'à côté. Et je sais que c'est plutôt le genre de lien un peu curieux, mais si t'es plus là, qui le sera pour me faire aller mieux ?

 

Te dire que,

J'ai capturé ton visage, tes œillades et tes entités en cascades, égoïstement j'ai gardé ta gentillesse en clandestinité. Contre moi, comme pas grand-chose. Un peu de toi en petite dose.

 

Te dire que,

J'ai volé tes détails et tes chaleurs, à force de les saisir et sans te le dire, je t'ai connu par cœur.

J'ai vu tes soleils sombres et foutues flaques d'espoir, tu m'as vu broyer du rose et traîner mes idées noires.

 

Te dire que,

Je t'ai aimé un peu plus tous les jours, comme le printemps d'instants trop lourds. Aussi incertains, aussi agréables, aussi tendres et trop courts.

Et puis le temps s'en est allé et j'ai vu les jours changer. La nuit se mettre debout.

 

Te dire que,

Au fond de moi, j'attendrai toujours en secret nos rendez-vous.

Je t'écrirai dans ma tête, en souvenir, en cachette. Et surtout je sourirai encore bêtement… en passant devant le restaurant…

 

 *

Il est proche : le danger. Il est si proche. Il nous guette. Il cliquette. Comme une pute sur talons hauts. Il est à l'angle d'une rue à moitié nu. Il a les crocs. Il est là, derrière nous, toujours et partout. Il est comme le destin. Il rend fou.

Fantôme aux mains vides et tendues, étranglé de soubresauts. Fantôme perdu. Fantôme en écho.

Et comme si nous n'avions pas assez fais attention, comme un enfant trop plein d'affront.

Il est venu.

C'était trop tard. Nous avions beau plier, pleurer, fléchir les genoux, joindre nos mains et psalmodier, le ciel ne s'est pas écarté. Il t'a décoloré. Te plongeant dans une marée d'ambre crépusculaire. Il t'agrippa la chair.

Le danger.

Marchant de ciel.


Mais comment faire ? Y'a-t-il un mode d'emploi, un secret à la vie ? Un truc écrit ? Un bout de papier taché, vieux et déchiré, qui même en lambeau nous dirait comment faire ? Comment s'en tirer ? 

Ne jamais remettre au lendemain ce qu'on peut et veut faire le jour même. Je ne sais pas pourquoi on procrastine autant, mais en y regardant à deux fois je dirais que c'est extrêmement et intimement lié à la peur. La peur d'aimer. La peur d'échouer. La peur d'avoir mal. La peur même de gagner. Et surtout… surtout la peur de décider.

Si je me trompe ?

Si je fais une terrible erreur et que j'entache ou j'arrache la vie ? Est-ce que je vais réussir à la nettoyer et la réparer ? Recoller ses morceaux et continuer ?

Mais La vie est pleine d'accros. La vie n'est pas propre. La vie est sale. Elle est violente. Elle est tantôt merveilleuse tantôt délirante !

La vie est brisée et recollée en permanence. La vie tombe en panne et repart. Et parfois… aussi fou et insensé que ça puisse paraître, elle ne repart pas.

 

C'est alors que je me suis posé la question. Si on avait une chose sans le savoir et que cette chose là disparaît brutalement ; est-ce qu'elle vous manque ?

 

Le soleil tomba en morceau. Une chaleur pourpre craqua dans mon dos. Et soudain… soudain… ton nom. Ton nom qui traverse le monde et le soulève comme un tsunami. Ton nom qui m'abandonne et me remplis. Instantanément.

Et pour toujours.

  *


Et nous revoilà au point de départ. Dans ce foutu trou noir. Frappé d'un coup sec à la nuque. Pousser au bord d'un volcan. Prisonnier d'un nouveau bouleversement. Des événements qui nous soulèvent et nous transpercent de part et d'autre. Des événements si forts et brûlants qu'ils en deviennent effroyablement célestes. Alors que nous reste t-il ?

Les restes…

 

Et puis, de nouveau, comme les battements d'un muscle ayant trop chaud… je reviens à la nage avec toutes sortes d'interrogations qui me brûlent le visage.

Qu'est-ce que je peux faire ? Qu'est ce que nous pouvons faire ? Si ce n'est continuer, avancer et trancher nous même dans notre propre existence, avec toute la folie, la terreur et la maîtrise que ça implique ?

Qu'est ce que nous pouvons faire bon sang… si ce n'est prendre une lame de dix et ouvrir une, cents, milles brèches de vie en nous-même ?

Qu'est-ce que nous pouvons faire si ce n'est décider.

Décider de vivre. Décider de qui nous sommes. De nos victoires, de nos échecs et de nos erreurs. Décider d'aller à contre courant et non pas à contre cœur. Décider comment. Et décider pourquoi.

Alors allez-y, décidez.

 

Parce que voyez-vous, je ne possède rien. Je ne possède pas le temps. Je ne sais qui il est. Je ne le choisi pas, je ne le contrôle pas, je ne le décide pas. Alors quoi ? Oubliez-le.

Et décider…

Décidez que.

Demain : c'est maintenant.

Décidez…

Est-ce que c'est cette vie que je veux vivre ? Est-ce que c'est cette personne que je veux aimer ? Est-ce que c'est le mieux que je puisse faire ? Est-ce que je peux être plus fort ? Plus généreux ? Plus présent ? Plus compréhensif ?

 

Décidez…

Respirez, et décidez.

 

Parce que si demain n'est pas maintenant, comment être sûr qu'il va exister ?

Je suis sortie ce matin. Tu n'étais pas là. Tu étais trop là. Tu étais impossible à oublier. Bel inconnu, joli pilier.

  

Pour toujours et à jamais.

La fille d'à côté.

 

Pourquoi je pleure ?

J'ai un bout de soleil dans l'œil. Et cette lumière… cette lumière c'était Toi.

 

  • Ouh! Ce texte est comment dire.. troublant. En plusieurs parties.. D'abord, le début, qui m'a fait me rappeler la sensation d'être sur scène, pour le théâtre comme pour la danse. Et ce trac, et cette envie de partir, de crier, et de tomber dans le vide...
    Puis la terriblement belle déclaration, avec de si jolies formules, de si jolis mots...
    Et enfin toutes ces questions, ces petites voix dans nos têtes qui nous motivent comme elles nous blessent... ça remue. Et j'ai apprécié.
    + La musique :)

    · Il y a presque 9 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

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