La fin des haricots
narjiss-au-pays-du-fromage
Dans les gares, les journaux jonchent le sol, plus personne pour les ramasser. Les coupures de courant se multiplient. Les pannes de tout genre rendent le temps peu fiable, incalculable, arbitraire comme dans n’importe quel pays du tiers monde sous-équipé et pauvre.
Le malaise grandit, l’égoïsme aussi. Chacun veut sauver les meubles ou sa peau. Plus personne ne se soucie plus de la politesse, de la bienséance, des femmes enceintes ou des vieux. On entend fuser « t’as qu’à rester chez toi pauvre vieux, pauvre grosse !». Je courbe l’échine, je rentre la tête dans les épaules. Après tout, je ne suis pas d’ici, ça se lit sur mon visage. J’ai l’impression que je détonne, je n’ai pas le bon ton, je ne trouve plus mes mots, je me tiens mal. Les gens me regardent de travers, réservés ou franchement hostiles.
Une immense tristesse m’envahit. Je suis triste pour ce pays, pour ces gens qui ont peur, une peur féroce qui les tient par les entrailles.
Ils ont peur pour leurs enfants,
Ils ont peur pour leurs vieux jours,
Ils ont peur pour leurs possibles.
Avant, on pouvait partir en vacances pour peu, s’acheter le sac griffé en soldes, mais l’acheter quand même, s’acheter une moto d’occase pour aller au 24h du Mans. Avant, tout était possible…pour tout le monde. Tout était possible, des choses les plus insignifiantes aux plus extraordinaires. Tout le monde pouvait rêver grand. Maintenant, les gens rêvent petit, low cost, hard discount. Mais, pourquoi ce n’est pas comme au temps de nos parents, se disent-ils ? Pourquoi on en a moins au bout du compte ? Alors, ils cherchent le responsable, ils cherchent le coupable, ils cherchent celui ou celle qui taille dans leurs rêves, qui rétrécie leur horizon, qui hypothèque leur futur.
Quelqu’un leur souffle que c’est de ma faute, que j’ai pris la place de leur fils à l’université, que j’ai pris leur tour dans la queue, que j’ai pris la dernière baguette. C’est de ma faute si les journaux jonchent le sol, c’est de ma faute, si le train est en retard, c’est de ma faute si le vieux leur réclame la place prioritaire. Tout est de ma faute, alors…
On leur souffle encore qu’on n’est pas pareils eux et moi, qu’on n’a pas la même valeur…quelle valeur ? La valeur de quoi ? La valeur de ma vie ? La valeur de mon sang ? La valeur de mon cœur ? Suis-je moins sensible ? Ai-je moins d’esprit ?
Mais, je sais que je ne suis pas audible, que les gens ne veulent rien entendre, décidés à en finir…
Je sais que si je reste, on va me lyncher d’une manière ou d’une autre. Tous civilisés qu’ils sont, les gens ne peuvent décemment pas le faire dans la réalité. Alors, ils me lynchent en tant qu’idée, en tant que concept, en tant que symbole.
Je suis si triste de voir le ressentiment, la hargne, la rage des gens simples, accrochés à leur bout de gondole, à leur strapontin ; au journal gratuit distribué dans les gares.
Je suis si triste de voir leurs horizons se réduire au pied de leur porte, au bout de leur nez. Je suis si triste qu’ils ne veulent voir que des tomates de la même couleur, de la même variété, du même calibre qu’eux-mêmes.
Je sais que je vais partir, un jour ou l’autre. Je sais, que pour moi, ce pays est perdu. je suis si triste de voir sa grandeur rapetisser, de voir ses valeurs égarées, de voir sa décadence après sa splendeur.