La force et le courage, introduction

morgan-kepler

Je m'appelle Morgan, je viens d'avoir 24 ans. Mais quand mon cauchemar à commencé, j'en avais à peine 6, je crois. Les souvenirs de cette période sont flous. Inutile d'en dire davantage, vous savez de quoi je vais vous parler : de moi. Manque de pudeur peut-être, certains aimeraient que je garde le silence. Je l'ai gardé trop longtemps. C'est trop tard, la machine est lancée. Le procès se ferme le mois prochain. Plus que quelques jours, c'est ce qu'on me dit pour que je garde le courage. Pourtant, je fais le décompte chaque matin, ça paraît long, ou trop court, et le rythme de mon cœur s'accélère. Je suis terrifié. On commence à me montrer du doigt, on parle un peu de moi dans les médias du coin. J'entends chuchoter dans la rue, on me dévisage ou on baisse le regard. Pourquoi ? Je n'ai rien fait de mal, et j'aurais préféré rester anonyme si j'avais vraiment eu le choix. Force est de constater pourtant que le choix, on ne l'a jamais.

         Je ne suis personne. Je n'ai ni talent, ni prétention. Mais on parle de moi. On parle pour moi. On dit que je suis une « victime ». J'ignore ce que cela signifie véritablement. Je ne sais si c'est bien ou si c'est mal d'être une victime. Victime de quoi ? D'un destin qui n'était pas le mien, de mains qui n'étaient pas les miennes, d'une vie qui m'a prise en otage. La défense a cherché si lui aussi n'était pas une victime. Si c'est le cas, je suis comme lui et il est comme moi. Nous serions semblables. Il nous faut un coupable, non ? Un coupable qui est peut-être une victime à son tour. Nous sommes tous des victimes alors. Mais ça n'excuse rien, pas pour moi, je n'excuse pas. On est responsable de ce que l'on fait. Toutes les victimes ne deviennent pas coupables. C'est trop facile. Rassurant ? Rassurant pour les autres, ceux qui ne sont ni victimes, ni coupables. C'est rassurant pour ceux qui se retrouvent confrontés à nos aveux, ceux qui deviennent spectateurs. Ces gens-là préféreraient pouvoir tout expliquer. Moi aussi, il fut un temps où j'aurais aimé l'expliquer, c'est tellement affreux de ne pas comprendre, on cherche des raisons à tout. A présent je refuse de pardonner l'impardonnable.

Il y a les belles valeurs, oui.

Il y a la force et le courage qu'on me prête.

Il y a les tragédies et leur morale.

Il y a des dieux et des religions.

Mais il y a MOI aussi, et d'autres qui vivent avec ça, qui doivent grandir, qui n'ont pas eu le choix.

Il y a peut-être toi, qui a fini par te faire une raison, il y a peut-être ton voisin, ou ton père. Qui sait ? On s'est toujours cachés.

Et même si ça ne vous touche pas, il y a pleins de gens. On a les yeux secs, la peau irritée, les souvenirs embrouillés. On a mal, on est devenus maladroits. La relation la plus banale devient pour nous un véritable labyrinthe. On a perdu les codes.

Et vous qu'en pensez-vous ? Vous préféreriez ne rien savoir de mon histoire, vous avez peur autant que moi. Les faits ne cessent pas d'exister parce qu'on les ignore. Je ne sais plus où j'ai lu cette phrase. Mais c'est la réalité. Ma réalité. Et celle de beaucoup trop d'autres. Ce n'est pas quelque chose dont on aime parler. Il faudrait être fou ! On préfère regarder la télévision et savoir qui couche avec qui dans les piscines ou devant les caméras. Mais quand ça concerne un enfant, on se bouche les oreilles et on ferme les yeux. Je le sais car dès que j'ouvrais la bouche on couvrait mes mots pour ne pas m'entendre. Il m'a fallu redoubler d'efforts, puisée la force je ne sais où, trouver du courage là où il n'y en avait plus. Car au fond de moi, c'est vide, le néant. Il n'y a que des boyaux qui se tordent, des poumons qui s’essoufflent, un cœur qui se serre et une chair profondément meurtrie, dans tous les sens du terme.

J'ai enfin réussi à crier plus fort que tout ceux qui m'empêchaient de le faire. Ce n'est pas pour moi, j'avais perdu espoir depuis longtemps. Non, je l'ai fait pour ceux qui souffrent. Si je n'ai pas su me sauver, moi, je crois que je peux sauver les autres. Ces petits morceaux d'enfances brisées, ces petits soleils noirs, des langues qu'on préfère mordre plutôt qu'écouter. Et peut-être qu'un jour ça changera : on ouvrira les yeux et on les aidera, à défaut d'avoir su leur éviter le pire.

Donc il reste 27 jours, à compter d'aujourd'hui, 19 janvier 2013. 27 jours de temps mort, d'angoisses nocturnes, d'Angoisse tout court. « Je n'ai pas des angoisses, je suis dans une angoisse perpétuelle » (Pierre Drieu la Rochelle) Pendant encore 27 jours je vais craindre que tout s'arrête. Je vais sursauter dès qu'on frappera à ma porte, je craindrai qu'un gamin de plus apparaisse, défiguré par l'inavouable qu'il tentera d'avouer grâce à moi. Je suis un peu leur porte parole à ces gosses. Mais il y en a tellement. Je perds ma voix à force de crier pour eux. Je n'imaginais pas ça. Et dire que je croyais qu'il n'y avait que moi.

La seule route que j'arpente depuis environ un an est celle qui me mène au tribunal. Au début, je n'étais qu'une banale affaire de pédophilie (aussi banale que la pédophilie puisse être, malheureusement), puis je ne sais pas ce qu'il s'est passé, tout a explosé de tous les côtés, on a fait de moi un cas à part, une histoire sans précédent. (J'admets qu'au village dans lequel je vis, ce n'est pas tous les jours qu'on voit ça, mais ce n'est pas non plus un événement hors du commun, la vérité hélas ! c'est que ça arrive tous les jours ce genre d'atrocité ! Mais là où vivent 582 habitants, c'est devenu un scandale.) On en a trouvé d'autres, des comme moi, mais je suis resté la tête d'affiche, celui que tout le monde regarde, celui que tout le monde attend. Chaque cas est particulier mais finalement, nos parcours se ressemblent, la souffrance est la même et les faits sont similaires. Si la forme varie parfois, le fond reste le même : des adultes tuent des enfants.

27 jours encore.

Des parents viennent me voir, ils veulent me parler, je ne sais pas ce qu'ils cherchent, des réponses, du réconfort, des conseils peut-être. Mais qu'est-ce-que je peux bien leur dire, moi, à ces gens, moi qui n'ai su que m'écraser, me cacher, fuir sans cesse ? Et puis ces mômes que je ne sais pas consoler, que je prends dans mes bras parce que je ne sais pas quoi dire … Je me demande toujours pourquoi ? Pourquoi moi ? Je n'ai pas l'étoffe d'un héros, je suis loin d'être irréprochable, je suis un très mauvais modèle. Je ne veux pas les décevoir, j'aimerais les aider, sincèrement. Alors je prends sur moi, tous les jours, depuis le début. J'essaie d'oublier mon petit moi qui cogne dans mon estomac. J'essaie de ne pas penser à ce que je vais faire une fois tout seul, quand les lumières s'éteindront et qu'il n'y aura plus personne nulle part. Ce que je vais devenir quand le verdict tombera enfin, comme le rideau sur une scène de théâtre, quand tout le monde retirera son masque. Je fais semblant de marcher pour cacher que je boite, je déguise mes tremblements en sourires, et quand je ferme les yeux, je fais croire que c'est par fatigue, alors que je ne dors plus sans somnifères, lorsque je m'enferme dans ma chambre, le plus souvent c'est pour pleurer. Oui, je pleure. Et si je n'ai pas versé de larmes ni devant la juge, les policiers et les médecins, c'est parce que les cache, et pas parce que je mens. On a utilisé ma façade, entre autre, comme le signe annonciateur d'une future culpabilité. A ce qu'il paraît, je risque de reproduire les mêmes crimes plus tard. Parfois, je me demande qui on juge. Moi, ou le véritable coupable ? S'il n'y avait eu que moi, je n'aurais rien avoué, je serais mort sans n'avoir aidé personne. J'aurais abandonné le combat, je ne l'aurais même pas commencé. C'est trop de « si » à prendre en compte, et si, et si. Et s'il n'était pas fou ? et si j'étais plus fort ? Je suis faible et cet homme est malade. Il aspire à l'asile plutôt qu'à la prison, son parti est pris et à priori on veut bien le croire, il sortira et tout recommencera. Je n'aurai de repos que lorsqu'il mourra. Je ne souhaitais de mal à personne, je suis contre la peine de mort, mais je sais de quoi il est capable, je connais ses ruses, je connais ses goûts, je connais ses déguisements. J'ai peur, j'ai tellement peur des mots que prononcera la juge dans 27 jours.

Il reste 27 jours. Pour calmer le petit être qui détruit tout au fond de moi, j'ai décidé d'écrire. C'est plus pour patienter que pour me soigner. Les psychiatres me l'avaient conseillé, c'est surtout parce qu'ils ne savent pas comment faire autrement. La guérison ne vient jamais d'eux, elle vient des malades. Ils ne savent qu'endormir la peine, ils étouffent la souffrance, ils droguent notre corps pour apaiser notre âme. Je n'ai pas attendu de suivre une thérapie pour le savoir, j'avais déjà expérimenté toutes sortes de drogues avant qu'on m'en prescrive. Alors JE SAIS que ça ne fonctionne pas, ça empêche à peine de penser, ça endort le temps de ne pas expirer, et ça ne permet en aucun cas d'oublier. Et c'est ce qu'il me faudrait, oublier. De plus, honnêtement, je doute qu'étaler sa vie, à la télé, sur internet ou dans les librairies, permette vraiment de faire un deuil et de surmonter une éventuelle impasse. A t'on besoin qu'on nous applaudisse de n'être que nous ? Pauvres créatures faibles et persécutées ! On ne trouvera aucun remède, aucune compassion, on ne nous écoutera que pour assouvir un besoin de voyeurisme, ce sadisme ordinaire qui fait que les hommes aiment connaître ceux qui ont souffert. Ce n'est pas pour nous qu'ils font ça, c'est pour eux. Pour se souvenir qu'ils sont heureux.

  J'ai 27 jours pour écrire mon histoire. Ce n'est pas un conte, ce n'est pas un roman, c'est le récit de mon passé, mais aussi de mon présent. Je me lève avec, je me couche avec, je l'emporte jusque dans mes rêves, il ne me quitte jamais. Je n'écris pas pour faire pleurer, ni pour faire peur, mais pour témoigner. J'écris pour avertir. J'écris aussi pour réveiller. Ce n'est pas tant à nous de parler, qu'à vous de vous en apercevoir. J'ai lancé tellement de signes, personne n'a jamais rien vu. Les mots sont lourds à porter, comme l'existence. C'est une histoire que vous lirez bien tranquille dans votre lit, une histoire qui vous semblera lointaine, embrouillée, parfois irréaliste, horrible, choquante, mais c'est une histoire vraie et je vais vous la raconter.

Je vais tenter de suivre l'ordre chronologique des « événements », mais force est de constater que dans ma mémoire tout est troublé, les faits se mélangent et se confondent parfois. Des fois, j'hésite, car je ne sais plus si c'est à moi que c'est arrivé. J'ai entendu tellement d'histoires, au procès ou en privé. Et il y a des choses qui restent, qui tournent, qui s'accrochent, qui s'acharnent. Ces choses qu'on a tous vécu, que j'ai lu, que j'ai entendu, que je revois sans cesse. J'espère qu'en les écrivant elles se dissiperont, ces choses qui n'ont pas de nom. Je sais bien que je n'oublierai jamais tout à fait, mais j'aimerais arrêter de les vivre encore. C'est plus que du souvenir, c'est de la torture quotidienne. Dans mon miroir, dans mon lit, sous la douche, aux toilettes. Ça vient, ça me prend à la gorge, ça m'étrangle. Ça se passe encore et encore. Le moindre geste a une répercussion sur tout mon corps. Je tremble dès qu'on s'approche de moi, j'ai peur quand je suis seul. J'angoisse de tout, j'angoisse du rien. Même le simple fait de penser me rend malade. Il y a des tas de choses que je ne peux pas faire sans que ça me rappelle cette période. Tout me revient. Ça s'est passé mille fois et ça continue. Je ne sais même pas comment les décrire, mais en les partageant, peut-être qu'elles seront moins lourdes, si chacun de vous en prenait un éclat.

  • Merci beaucoup

    · Il y a presque 11 ans ·
    Avant bras 465

    morgan-kepler

  • St tu savais à quel point je te comprend... Prépares toi bien pendant ses 27 jours...ensuite tu seras libéré en partie de tes chaines à toi par ses chaines à lui!!! Heureusement depuis quatre ans la justice fait mieux son travail et je pense tout comme toi que l'écriture est un bon moyen de transcender sa douleur... C'est un témoignage sobre mais bien écrit et poignant!!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Fond d ecran 4 orig

    nephelie

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