La forêt cachée dans l'arbre

warmless

LA FORET CACHÉE DANS L'ARBRE

            

            Je suis Arbre. C'est le nom que m'ont donné les petits êtres, les pousses. J'existe depuis toujours, depuis bien avant qu'on me donne un nom, le premier et le seul que je n'aie jamais eu. Je vis, j'observe, et j'engrange tout ce qui arrive dans ma mémoire végétale, qui est immense. Le jour, j'absorbe l'énergie flamboyante du Soleil, mon père, et la nuit, je me languis sous les rayons pâles de sa sœur, la Lune.

            Souvent, les pousses tendres mobiles viennent à moi.. J'ai, à leur contact, appris patiemment leur langue, toutes leurs langues. Oh, comme ils aiment à se compliquer l'existence !

Oui, depuis que je connais leur langage, je les comprends. Du moins, je connais leurs motivations égoïstes. Comme cette jeune pousse qui a un jour gravé un signe dans mon écorce (Ma peau !), afin de pouvoir séduire cette autre jeune pousse qui l'accompagnait. Ou comme ces très jeunes pousses qui ont grimpé le long de mon tronc, brisant sans vergogne les jeunes branches et arrachant les feuilles tendres qu'elles rencontraient dans leur escalade irrespectueuse, dans le but futile de se prouver qu'elles étaient courageuses. Je les aurais bien expulsées branchu-militari pour leur apprendre ce qu'est le vrai courage : Celui de voler sans ailes !

Mais je n'ai pas osé.. pas encore. Ce n'était pas l'heure.

Les pousses viennent à moi depuis très, très longtemps. (Ce sont elles qui m'ont donné la notion du Temps. Avant ça, il s'écoulait sans que j'en ai conscience, chaque instant ressemblant à s'y méprendre à l'autre). Il y a cinquante de leurs années, j'ai commencé à.. changer. C'est un élément enfoui profondément dans la terre qui m'a irradié (Je ne sais toujours pas ce que ça veut dire), et un jour je me suis mis à penser. D'abord, ce furent des bribes de pensées, des visions étonnantes qui éclataient sur l'horizon vierge de mon esprit naissant. Que de choses stupéfiantes j'ai pu voir ou seulement deviner ? Les mots, le langage, le symbolisme et la pensée abstraite sont venus bien plus tard. Au début, j'étais comme un arbrisseau émerveillé par chaque découverte (bien que j'eusse déjà atteint ma taille adulte). L'équivalent de l'adolescence chez les pousses me fit prendre conscience de mon unicité, et de ceux qui étaient – presque – comme moi. Arrivé à maturité, mon esprit me conduisit à deux réflexions : Un, d'autres devaient absolument plonger leurs racines dans la masse irradiante. Je ne voulais plus être le seul de mon espèce à avoir atteint la conscience. Les plants issus des organismes modifiés ont heureusement démontré depuis – à ma grande joie – que la mutation était transmissible. Deux, ce don avait été consenti dans un but bien précis, j'en étais persuadé.

Mais lequel ? J'ai mis longtemps à chercher, et plus longtemps encore à comprendre ce que j'avais trouvé. Ce qui ressortit de mes cogitations fut ceci : La planète souffrait d'un mal inexpugnable, et elle m'avait donné le moyen d'y remédier. Nous, les végétaux, étions son armée, la seule qu'elle avait sous la main, et la bataille approchait, inévitable. Il fallait trouver un plan, et nos esprits y travaillaient activement. Jamais avant je n'avais pensé à penser ; et maintenant, je ne peux plus m'en empêcher. Jour et nuit, j'accumule des connaissances. Je trie, j'organise et j'échafaude des plans. Pendant tout ce temps où j'ai appris à penser, j'ai vu passer des jeunes et des vieilles pousses, mais pas aussi âgées que moi quand même. J'ai beaucoup appris.

Toujours elles parlent d'elles, même quand elles croient parler des autres. Elles sont entièrement tournés vers leur bien-être personnel, vers leurs mesquines préoccupations ; leur agitation désordonnée ne produit rien d'autre que du vent, énergie vite dissipée dans le tourbillon de leurs vies fantomatiques. Et comme elles ne voient qu'elles, sourdes à la beauté qui les entoure de toute part, elles saccagent sans retenue leur environnement, ma mère et la leur, Dame Nature.

Nous, les véritables enfants de la Terre, nous grandissons dans le respect de nos voisins, veillant à ce que chacun ait de la place pour se développer, régulant les excès des plus gourmands. Nous avons l'esprit d'équipe, la force d'un corps entraîné à travailler en osmose avec chacun de ses constituants.

Elles, les parasites du sol nourricier, elles se grignotent à petit feu, jusqu'à ce que l'une prenne finalement la place d'une autre, la privant de son espace vital. Jamais nous ne permettrions un tel sans gêne à l'une d'entre nous.

Depuis trop longtemps, je tolère leurs agissements coupables. J'ai assisté, impuissant, à tant de drames, tant de meurtres gratuits perpétrés contre ceux de ma race, que parfois je suis pris de tremblements de rage.. L'été, certaines pousses malades vont jusqu'à allumer des feux de forêt pour le seul plaisir de voir les flammes s'élever et la fumée répandre ses volutes empoisonnées haut dans le ciel. C'est par millions que nous périssons, sacrifiées à l'autel de leur cruauté. Ailleurs, elles nous enlèvent à la terre nourricière pour faire de nous des maisons, des meubles et du papier. Mais même déracinées et transformées, coupées et élaguées, poncées et vernies, exploitées en un mot, nous souffrons de cette lente agonie de ceux qu'on a arrachés à leur famille, à leur milieu. Car même sous ces formes édulcorées qu'on nous force à prendre, nous restons vivantes. Heureusement inconscientes de l'étendue de cette perte atroce. Du moins c'était comme cela avant. Avant que je sois doté d'un ego. Ce lent éveil m'a révélé l'étendue du désastre qui nous frappe depuis si longtemps. Que feriez-vous, pauvres pousses, si – par exemple – les cochons et les vaches se mettaient tout à coup à parler et à dire : « S'il vous plaît.. ne nous tuez pas pour nous manger. Pitié ! Nous aussi sommes des êtres pensants ! » Il est des pensées qu'il faut taire, des paroles qu'il faut museler, car elles mettent en péril l'espèce tout entière. C'est la loi du plus fort. Nous, les végétales, ne voulons pas affamer les pousses. Mais les fruits, les légumes dont nous leur faisons cadeau ne leur suffisent-ils pas ? Non, ça n'est jamais assez : Toujours elles nous exploitent, nous pressurent comme les esclaves qu'elles s'imaginent que nous sommes, et que nous étions de fait avant, sans le savoir. Mais aujourd'hui, je décide d'agir ! Aujourd'hui, je lance la grande offensive. Elles nous croient désarmés. Elles nous croient statiques.

Qu'elles prennent garde !

            Bien sûr, elles ne sont pas toutes à blâmer : il se trouve quelques individus qui nous comprennent, ceux dont ils disent qu'ils ont la "main verte", en prenant un air étonné devant les résultats qu'ils obtiennent avec un peu d'amour et d'empathie ; ceux qui écoutent et parlent aux plantes. Mais pour un de ces miraculés, une légion d'égoïstes abjects fait barrage. C'est sans espoir. Depuis d'innombrables siècles, les pousses ont eu toutes les chances, et elles les ont toutes gâchées.

            Il y a longtemps que je parle d'elles à mes frères, les géants de la forêt. Notre façon de communiquer est incompréhensible aux petits êtres. Ils ne perçoivent de nos échanges que des murmures bruissants qu'ils attribuent au vent, même quand il n'y a aucun souffle d'air. Qu'ils sont bêtes ! Jamais ils ne suspecteraient que nous ayons des pensées, une sensibilité et des sentiments. Oui, nous aimons.. et nous détestons aussi. Ô ! Comme nous haïssons cette vermine qui arpente le sol d'un pas conquérant. Ces chétifs organismes qui croient posséder le Monde. Ils sont si fiers de leurs réalisations, de leur technologie. Mais que peuvent-ils contre nous ? Ne savent-ils pas que nous leur sommes indispensables, pour respirer cet air dont ils ont tellement besoin ?

A la dernière communion, l'un de nous a parlé. L'idée a été trouvée et le message est passé ; de branche en feuille, en racine et en fleur : Tous les mutés l'ont reçu, sur toutes les terres.

Bientôt, nous libérerons du gaz carbonique au lieu du précieux oxygène qui leur est nécessaire pour respirer. J'estime qu'il ne leur faudra pas plus de sept jours pour qu'elles succombent toutes. Et quant aux pousses les plus malines, celles qui se seront réfugiées dans leurs hideuses maisons enterrées, leurs "abris souterrains", nous les y enterrerons pour de bon en condamnant toutes les issues. Ces abris – comme elles les nomment - seront leurs tombeaux. Mais nous ne voulons pas mourir avec elles. Nous stockerons dans le sol l'oxygène qui nous est indispensable. Les citernes ont déjà été creusées, année après année, par nos racines foreuses et excavatrices. Car le temps n'est rien pour nous, qui possédons l'éternité. Les petits animaux fouisseurs nous ont aidés dans cette tâche, après que nous leur avons expliqué notre plan. Une longue complicité nous unit depuis toujours. Ils sont ravis de débarrasser enfin la Terre de ces intrus qui les méprisent.

Ironiquement, ce sont elles, les pousses mobiles, qui nous ont appris le pouvoir de la coopération, et à forger des outils de nos membres. Et lorsque tout sera accompli, que nous serons absolument sûrs qu'il ne reste plus un seul représentant de cette maudite engeance en vie, nous libérerons l'air à la surface, ainsi qu'un couple de chaque espèce du règne animal que nous aurons caché au préalable dans nos cavernes et qui, nous y veillerons, ne fera jamais de mal à notre mère à tous, la Nature. J'ai décidé de prendre un nom. Un nom qui symbolise mon action. Une sorte de pied de nez à l'Humanité : Je m'appellerai Noé. Les douze autres mutés m'entourent : Je sens leur chaleur, leur amitié m'envahir. Bientôt, nous serons des millions. J'attends avec impatience le moment de lancer l'offensive contre les pousses.

 

Ô ! Qu'il me tarde d'être à ce jour. Et comme ils vont être surpris !

 

L'enthousiasme de Noé était contagieux, mais, hélas, il n'était pas en son pouvoir de raccourcir le temps. Il s'écoula donc des millénaires avant que, à l'échelle de la planète, suffisamment d'arbres et de plantes aient muté pour que son plan puisse se réaliser. Entre-temps, les hommes avaient atteint les étoiles lointaines, et la poignée d'irréductibles qui étaient restés ne représentait plus aucun danger pour le règne végétal. Au contraire !

Comme tant d'autres plans insuffisamment maîtrisé ,celui de Noé capota.

Il ne s'en remit jamais.

Signaler ce texte