La Frange
Adèline Klay
— On fait comme d'habitude ?
Comme d'habitude ? Est-ce que ce n'est pas de là que vient le problème ? Est-ce que ce n'est pas cette bonne vieille habitude qui a poussé David dans les bras d'une autre ? Est-ce que ce n'est pas l'habitude qui fait que je ressens comme ce vide au fond de moi, cette impression de ne vivre qu'à moitié ?
— Alors ? me relance la coiffeuse.
— Euh, en fait je ne sais pas.
Je viens dans ce salon depuis 12 ans. À chaque fois je demande la même chose : balayage blond miel et coupe dégradée. Pourtant, aujourd'hui, j'hésite. Derrière mon siège, la jeune femme commence à s'impatienter. Je peux la comprendre. En général lorsque l'on prend un rendez-vous chez le coiffeur, on a quand même une vague idée de ce que l'on souhaite faire à ses cheveux, non ? Et puis, je risque de la mettre en retard pour ses autres rendez-vous.
— Je crois que j'ai envie de changement.
— C'est-à-dire ?
— Pas la boule à zéro bien sûr, mais quelque chose de nouveau.
— Hum ? Je peux vous faire une frange. propose-t-elle tout en passant le peigne dans ma tignasse.
— Vous pensez que ça m'irait bien ?
— Je ne pense pas, j'en suis certaine.
— Bon et bien, va pour la frange.
— Et pour la couleur ? On reste sur le balayage blond miel ou vous voulez aussi du changement à ce niveau-là ?
Je prends quelques secondes de réflexion. Si je veux de la nouveauté, autant y aller franchement.
— Et bien je voudrais…
Est-ce que tout ça est bien raisonnable ? Les gens vont croire que je pète un câble parce que rien ne va plus dans ma vie… Mais pourquoi n'aurais-je pas le droit de péter un câble après tout ?
— Brune.
Surprise, la coiffeuse me dévisage avec des yeux grands comme des soucoupes. Elle doit se demander si je n'ai pas pris un coup sur la tête.
— Brune, brune ? Ou juste quelques mèches ? veut-elle s'assurer.
— Brune !
— Vous êtes sûre ?
— Absolument.
— Alors c'est parti.
Quelques minutes et coups de ciseaux plus tard (et surtout plus de 90€ en moins sur mon compte), je sors dans la rue avec une toute nouvelle tête. C'est fou ce que peut apporter un passage chez le coiffeur. Je me sens bien, pleine de confiance en moi, prête à briser les chaînes de mes habitudes et je sais déjà par où je vais commencer.
Il y a deux semaines, j'ai trouvé un sous-vêtement féminin non identifié dans ma corbeille à linge. Non, mais franchement, comment peut-on être infidèle et laisser des preuves aussi évidentes de son crime? Enfin bref, c'est à cause de cette découverte que j'ai commencé à me poser des questions. David et moi nous sommes rencontrés à l'université. Nous suivions le même cursus. Un jour, il est arrivé plus d'une demi-heure en retard à l'un de nos cours. Il s'est installé à côté de moi et il m'a demandé s'il pourrait m'emprunter mes notes pour rattraper ce qu'il avait manqué. Il était séduisant, cultivé. Nous nous sommes très vite découvert de nombreux points communs. Il n'y a pas eu de coup de foudre entre nous. Non, nous avons appris à nous connaître, à nous apprécier. Les sentiments sont venus naturellement.
Je pensais que nous allions nous marier, avoir des enfants, vivre heureux jusqu'à ce que nous soyons vieux et grisonnants, mais ce foutu string a annihilé mon happy end. J'étais perchée sur mon petit nuage et je n'ai rien vu venir. J'admets qu'avec le temps, notre relation est devenue moins passionnée. Quand nous étions étudiants, chaque moment passé ensemble était un véritable feu d'artifice. Les années se sont écoulées, nous avons quitté la fac pour rentrer dans la vie active. Fini le temps de l'insouciance, bonjour le travail, les factures à payer et les responsabilités. La routine s'est installée dans notre couple. Nous n'avons plus essayé de nous surprendre. Quand nous faisions l'amour, tout était mécanique. Toujours dans notre lit, toujours dans la même position. J'avoue que je m'en contentais. Je n'ai jamais cherché à entretenir la flamme, ni tenté quelque chose de nouveau. Peut-être que si j'avais été plus inventive et entreprenante… Non mais je rêve ! Je suis encore en train de lui trouver des excuses ! Rien ne justifie son comportement. S'il ressentait une quelconque frustration, il lui suffisait de m'en parler. Ensemble nous aurions trouvé une solution.
J'arrive devant notre immeuble et je descends me garer au parking souterrain où un emplacement m'est réservé. Mon cœur tambourine si fort dans ma poitrine que c'en est presque douloureux.
Quand j'ai trouvé le petit bout de ficelle dans ma corbeille à linge, je n'en ai pas parlé à David. Malgré l'horrible sensation que quelque chose de malsain me rongeait de l'intérieur, j'ai voulu me persuader que ce n'était qu'une passade, qu'il avait commis une erreur et qu'il ne recommencerait plus. J'ai fait l'autruche, me focalisant sur tout ce que nous avions vécu. Je n'allais quand même pas mettre fin à notre histoire pour ce que je pensais être un moment d'égarement. Le pire c'est que j'y croyais vraiment. La curiosité m'a quand même poussée à contrôler ses mails et ses SMS. Je suis tombée sur des messages qui m'ont appris que cela durait depuis des mois et que ce n'était pas prêt de s'arrêter. Même en sachant ça, je n'ai pas réussi à lui en parler. Je crois que j'avais peur de me retrouver seule. J'ai toujours été une handicapée de la solitude. J'étais brisée, pourtant, je préférais souffrir en silence plutôt que de risquer la rupture. Mais aujourd'hui c'est fini. Il est temps que je mette un terme à tout ça.
Je prends l'ascenseur et je monte au troisième étage. Je n'arrive pas à tourner la clé dans la serrure. J'en déduis que David est déjà rentré et qu'il a fermé de l'intérieur. J'appuie sur la sonnette. J'entends des bruits de pas et la porte s'ouvre.
— Waouh bébé ! C'est quoi cette coupe de cheveux ? s'exclame David.
Je sens toute la colère que j'ai refoulée, se propager en moi. J'ai envie de lui coller mon poing dans la figure.
— Va t'asseoir dans le salon, il faut qu'on parle ! dis-je d'un ton glacial.
Il s'exécute tout en continuant à observer ma tête.
— Tu peux me dire ce qui se passe ? s'enquit-il tandis que je vais dans la salle de bain pour chercher l'objet du délit que j'avais caché.
Je reviens avec le string que je pose sur la table basse. David ouvre la bouche, ses joues deviennent rouges et il se met à gigoter mal à l'aise. Il balbutie, cherche ses mots.
— Euh, c'est quoi ça ? fait-il innocemment.
— Tu plaisantes ?
— Non je ne vois pas où tu veux en venir… Tu t'es achetée de nouveaux sous-vêtements ?
Comment ose-t-il ?
— Je sais tout David.
Il se lève et me prend dans ses bras.
— Ce n'est pas ce que tu crois, ce n'est arrivé qu'une fois… C'est la nouvelle au boulot… Elle m'a fait des avances et j'ai craqué… J'ai été faible… Mais je te promets, ce n'est arrivé qu'une fois. C'était juste du sexe…Rien d'autre. C'est toi que j'aime.
Infidèle et menteur… J'ai passé 9 ans de ma vie avec cet homme et j'ai l'impression de parler à un étranger. Je ne me laisserais pas amadouer par ses mots. Ma grand-mère disait « celui qui te trompe une fois recommencera ». Je ne pourrais plus jamais avoir confiance en lui. Je n'ai même pas envie de lui laisser une seconde chance.
— C'est fini, je pars…
— Mon cœur, je te promets que ça n'arrivera plus. Je veux juste être avec toi.
Je sens une boule se former dans ma gorge. Je ne veux pas en entendre plus, je ne veux pas lui laisser la possibilité de me faire craquer… Je file dans la chambre et je sors une valise de mon armoire, valise que j'ai achetée il y a à peine quelques mois en prévision d'un voyage en amoureux aux États-Unis… J'y jette sans ménagement toutes les affaires qui me sont essentielles.
— Arrête ne fais pas ça ! me supplie-t-il.
— C'est fini ! dis-je en tirant sur la fermeture éclair. Tu comprends ? Il n'y a plus de nous.
Je me rends compte que je crie comme une folle furieuse. Tous mes voisins vont être au courant de notre rupture. Continuant sur ma lancée, je vais déposer la valise sur le palier. Impuissant, David me suit. Son visage est grave, j'ai même l'impression qu'il est à deux doigts de pleurer. Il fait pitié avec sa mine de chien battu, mais je suis bien décidée à ne pas revenir en arrière.
— Tu n'as pas toutes tes affaires là. me rappelle-t-il.
— Je passerais un jour de la semaine, quand tu ne seras pas là.
— Élodie… Tu es sûre que c'est ce que tu veux ? Tu m'aimes non ?
— Au revoir David.
Je lui jette un dernier regard avant de claquer la porte. Après la colère, c'est le chagrin qui m'envahit. J'appuie sur la sonnette de l'ascenseur et je lutte pour ne pas fondre en larmes. Je suis sûre qu'il m'observe à travers l'œillet de la porte. Bien sûr que je l'aime… Comment est-ce que je vais pouvoir l'oublier ? Comment est-ce que je vais supporter de ne plus le sentir chaque soir tout contre moi ?
J'arrive au parking souterrain. Je mets ma valise dans mon coffre et une fois installée derrière le volant, mes émotions me submergent. C'est le déluge de larmes. J'ai si mal… Quand je suis sortie de chez le coiffeur, je savais que la rupture ne serait pas facile et je pensais pouvoir faire face…
J'aperçois les lumières de l'ascenseur clignoter. Je ne sais pas si c'est David qui descend pour me rattraper ou un illustre inconnu, mais je démarre en trombe.
Conduire m'aide à me calmer, enfin plutôt à arrêter de pleurer puisque mon cerveau fonctionne à plein régime. C'est bien beau d'avoir enfin décidé de tourner la page, mais où est-ce que je vais aller maintenant ? Pas question de dormir dans l'hôtel qui appartient à mes parents. J'y travaille déjà tous les jours, je ne veux pas y être toutes les nuits ! Je peux peut-être aller chez Vanessa, ma grande sœur. Après tout, lorsque sa maison a été inondée il y a quelques mois, elle a squatté mon canapé avec son conjoint le temps que leur logement soit de nouveau habitable.
Je m'arrête sur le bas-côté pour l'appeler. Elle décroche au bout de trois sonneries.
— Oui Élodie ?
— Salut euh… Excuse-moi de te déranger, mais je voulais savoir si je pouvais dormir chez toi pendant quelques jours.
Long silence…
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Je viens de quitter David.
Je n'ose pas lui avouer qu'il m'a été infidèle.
— Ça t'a pris comme ça ? me dit-elle, d'un ton complètement détaché.
Sa phrase me surprend, en fait, j'ai l'impression de la déranger.
— Écoute Vanessa, si ça t'embête, tu n'as qu'à me le dire tout de suite.
Sa réponse se fait attendre.
— Je suis vraiment désolée pour toi, mais oui effectivement ça m'embête parce que j'ai du monde chez moi là.
Je ne sais pas quoi répliquer. Les mots "dégueulasse et injuste" me viennent en tête et pourtant je m'abstiens.
— Ok, tant pis, à demain.
Comme je suis quand même contrariée, je lui raccroche presque au nez. Même si sa réaction ne devrait pas m'étonner, parce que ce n'est pas la première fois qu'elle me refuse son aide, là tout de suite, je suis folle de rage. Ça fait beaucoup d'émotions en une journée et je n'ai plus qu'un endroit où me réfugier. Je téléphone à ma meilleure amie, Camille. Je n'ai pas besoin de lui expliquer. Dès que je lui annonce que j'ai besoin d'un endroit où dormir, elle me propose de venir chez elle.
Il ne me faut pas plus de 10 minutes pour arriver dans le charmant petit village où elle réside. Je me gare dans son allée et je m'empresse d'aller sonner à sa porte. Elle m'ouvre presque aussitôt. Je ne sais pas pourquoi, mais dès que j'aperçois son visage, les larmes jaillissent de nouveau. Elle ne me dit rien, elle se contente de me prendre dans ses bras. Un peu de chaleur humaine, ça fait tout de suite du bien. Les battements de mon cœur reprennent un rythme normal et mes sanglots s'atténuent jusqu'à s'arrêter complètement.
— Va t'installer au salon, je vais te préparer un petit remontant spécial grosse déprime ! me propose Camille.
Je m'exécute et vais m'écrouler sur le canapé.
— Au fait, j'adore ta nouvelle tête ! me crie ma meilleure amie depuis la cuisine.
Quelques secondes plus tard, elle apparait, chargée d'un plateau où sont disposées deux coupes remplies d'un liquide jaune et laiteux.
— Pina colada ! Rien de tel pour oublier les petits soucis…
— Alors là, un verre ça ne va pas me suffire, il me faut carrément un pichet !
Camille s'installe à côté de moi.
— Je sais que tu n'as peut-être pas envie d'en parler, mais est-ce que tu peux m'expliquer ? me demande-t-elle.
J'avale une gorgée de la boisson aux vertus soi-disant miraculeuses et je me lance. Je lui parle du string que j'ai trouvé et de mon obstination à penser que ce n'était pas grave. Puis je lui détaille les messages et toutes les autres preuves de l'aventure de David. Je raconte tout sans m'arrêter.
— Je n'arrive pas à croire qu'il t'ait fait ça le salaud… Je croyais que vous deux, c'était pour la vie !
— Et moi donc …
Nous continuons à siroter nos cocktails en silence, chacune perdue dans nos pensées. J'entends une voiture se garer dans l'allée puis la porte qui s'ouvre. Youssef, le fiancé de Camille, fait son apparition dans le salon.
— Salut les filles ! s'exclame-t-il.
— Salut.
Il me fait la bise et embrasse sa chérie.
— J'ai failli ne pas te reconnaître Elo, avec cette couleur et cette frange, ça te donne un air plus…
— Sauvage ! complète Camille.
— Oui c'est ça, sauvage.
Il s'assoit sur le fauteuil me faisant face et desserre sa cravate.
— Alors quoi de neuf ? m'interroge-t-il.
— Et bien je vais squatter quelque temps chez vous.
— Ah oui ? David t'a mise à la porte ? me charrie-t-il.
Aussitôt Camille lui fait les gros yeux et il comprend que sa phrase était maladroite.
— Non, il ne m'a pas mise à la porte, c'est moi qui l'ai quitté. Il m'a trompée.
— Sérieux ? fait Youssef mal à l'aise.
— Oui sérieux, tu ne vois pas les cornes que j'ai sur la tête !
Je me surprends moi-même à réussir à en plaisanter.
— En fait, ça ne m'étonne pas. Je n'ai jamais pu le sentir ce type. Tu veux que j'aille lui régler son compte ?
— Merci, c'est gentil, mais non. Ce serait lui accorder trop d'importance.
Un silence gêné s'installe dans la pièce. J'observe mon couple d'amis. Ils sont tellement différents physiquement. Lui grand, large d'épaules, yeux noisettes et peau chocolat au lait. Elle, petite menue, blonde à la peau très claire et au regard bleu perçant. Ils se sont rencontrés lorsque Camille a sollicité un crédit dans la banque où Youssef est employé. En à peine quelques rendez-vous, ils sont tombés éperdument amoureux. Après sept ans, ils se regardent avec la même passion. Ils arrivent toujours à se trouver du temps pour eux. Ils partent en week-end à l'improviste. Vendredi dernier par exemple, ils regardaient un reportage sur le saut en parachute et hop le lendemain, ils allaient se jeter dans le vide. Bref, ils sont tout le contraire de moi et David.
— Hey, mais j'y pense ! Maintenant que tu es libre comme l'air, tu vas pouvoir venir avec nous au Maroc !
Cela fait longtemps que Camille veut me faire découvrir ce pays qu'elle décrit comme magique et féérique. Comme une grande partie de la famille de Youssef vit là-bas, ils y passent au moins deux semaines chaque année. J'ai toujours eu envie de partir avec eux, mais voilà, il y avait David. David et sa peur panique d'attraper la tourista, David et sa pantouflardise… David et son manque d'ouverture d'esprit pour ne pas dire racisme. C'est d'ailleurs l'un des points qui faisait qu'il s'entendait aussi bien avec ma famille. Maintenant, plus rien ne m'empêche de les suivre, à moins que…
— Vous partez quand ?
— Dans 15 jours. me répond Youssef.
La première quinzaine d'août... Une période très chargée pour l'hôtel de mes parents, une période où ils ne pourront pas, et surtout ne voudront pas, se passer de moi.
— Ça va être compliqué, tu….
— Je sais déjà ce que tu vas me dire… Mais tu ne crois pas qu'il faut penser à toi ?
— Ils ne vont pas s'en sortir sans moi.
— Ils seraient peut-être temps qu'ils apprennent à se débrouiller et puis à ta place, ça fait longtemps que j'aurais claqué la porte. Tu es exploitée par ta propre famille ! s'énerve Camille.
— Tu exagères un peu là.
— Non je n'exagère pas. Tu as quitté un boulot que tu adorais pour aider ton père à réaliser son rêve et tu te retrouves à nettoyer des toilettes. Au début ils t'ont dit quoi déjà ? Qu'ils avaient besoin de ton aide juste pour la paperasse ?
Même si je m'obstine à croire que mes parents m'aiment et qu'ils souhaitent tout ce qu'il y a de mieux pour moi, dans le fond, je sais qu'elle a raison. Mais hors de question d'admettre que ceux qui m'ont donné la vie ne me considèrent que comme une employée bonne à faire les tâches ingrates.
— Je verrais si c'est possible. dis-je pour clore la discussion.
Youssef et Camille m'ont installée dans la chambre d'amis. Le lit a beau être confortable, je n'arrive pas à dormir. Je ne peux m'empêcher de me demander si là, tout de suite, David est avec elle. Des images plus affreuses les unes que les autres défilent dans mon esprit. J'essaye de me concentrer sur autre chose, comme mon potentiel voyage au Maroc, mais impossible. Je me tortille sous la couette en espérant que le marchand de sable finisse par passer en mettant ainsi un terme à mes tourments.
Bon, aller, penser à autre chose, penser à autre chose… Comme si c'était facile. Plus j'essaye de chasser ce qu'il y a dans ma tête, plus la pensée devient obsédante. Au secours!!!
Je suis tellement tendue que quand mon téléphone émet un ping, mon cœur fait un bon dans ma poitrine. C'est ma sœur. Elle me demande… de la remplacer demain matin pour le service du petit déjeuner. Elle est gonflée quand même… J'ai envie de lui dire qu'elle n'a qu'à aller se faire cuire un œuf, mais comme d'habitude, je n'en fais rien. Au contraire, je lui réponds qu'il n'y a pas de problème. Visiblement, il y a certaines chaînes que je ne suis pas encore prête à briser. Du coup, je règle le réveil de mon portable à 5h. Je sens que demain, je vais passer une super journée !
Nuit blanche… Tête dans le pâté … J'erre dans les couloirs de l'hôtel comme un zombie en quête de son prochain repas. Je viens de croiser mon reflet dans un miroir et l'anticerne dont j'ai abusé ce matin n'a pas servi à grand-chose. Pourquoi n'ai-je pas réussi à dire non ? Ça aurait dû être facile avec le coup qu'elle m'avait fait. Trois lettres ce n'est pourtant pas bien compliqué. Aider les autres et leur rendre service a toujours été dans ma nature. Je me rends bien compte que mon entourage en profite et qu'il faudrait que je prenne mon courage à deux mains pour leur dire Stop. Je me le promets chaque jour et chaque jour… je reporte à plus tard.
J'arrive dans la salle des petits déjeuners et je commence à dresser les tables. J'enchaine avec la préparation des boissons chaudes et du jus d'orange. Je viens à peine de terminer que déjà, les premiers clients arrivent. C'est un couple de retraités un peu snobinard qui prend de haut les petites gens comme moi. Ils me saluent à peine avant de s'installer. J'enfile mon masque de bonne humeur et de tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil pour les servir.
— Vous avez fait quelque chose à vos cheveux ? remarque l'homme.
— Oui, vous avez l'œil…
— En même temps, passer du blond au brun. C'est plutôt flagrant comme changement.
— Et pas forcément de très bon goût… ajoute sa femme.
Je prends sur moi pour laisser couler et m'empresse de les quitter pour m'occuper des autres personnes venant d'arriver dans la salle.
Il est bientôt 11h. J'ai mis tout ce qui a été utilisé au lave-vaisselle et je m'apprête à nettoyer les dégâts causés par un jeune homme maladroit. J'entends le claquement de talons aiguilles sur le carrelage du couloir. Je sais déjà qui se dirige vers moi et je me prépare mentalement à sa réaction quand elle aura découvert ma tête.
— Oh mon dieu ! gémit ma mère.
Perchée sur ses escarpins de 15cm, elle s'avance vers moi l'air horrifié.
— Mais qu'est-ce qui t'a pris ? Toi qui avais une si belle couleur naturelle.
— Maman, parfois c'est bien de changer un peu.
— Je t'ai à peine reconnue, je t'ai pris pour une cliente.
— Je me demande bien quelle cliente pourrait avoir envie de faire le ménage à ma place.
Elle ne relève pas.
— Où est ta sœur ?
— Je ne sais pas, elle avait besoin que je la remplace.
Elle inspecte la pièce dans ses moindres recoins, comme si elle n'avait pas confiance en mon travail.
— Maman, il faut que je te dise quelque chose.
— Quoi donc ? me demande-t-elle en passant son doigt sur une table.
— David et moi, s'est terminé.
— Comment ça ?
— Nous ne sommes plus ensemble.
— Il t'a quittée ?
Ces mots me brisent. Elle a une bien piètre opinion de moi pour penser que c'est lui qui est parti.
— Non, c'était ma décision.
— Mais pourquoi, je ne comprends pas, il était…parfait.
Aie, aie aie. Je ne peux plus en supporter davantage. Je sens une boule se former dans ma gorge et je devine que les larmes ne vont pas tarder à suivre.
— Excuse-moi maman, j'ai une envie pressante.
Et je m'enfuis aux toilettes. Je rabats l'abattant sur la cuvette et je m'effondre. Parfait ? Peut-être trop bien pour moi… C'est vrai que j'ai toujours été le vilain petit canard. On pense que c'est toujours le dernier de la famille le chouchou, ça n'a jamais été le cas pour moi. Moi j'ai toujours été perçue comme la fille un peu naïve avec quelques kilos en trop, tandis que ma sœur avec ses longues jambes et sa taille mannequin… Avec David, mes parents m'avaient accordé un peu plus de considération. Je crois que dans le fond, ils ont toujours pensé que je n'étais pas à la hauteur. Ma relation était sans doute la seule chose de ma vie qui les ait rendus fiers. D'habitude j'encaisse les petites remarques indélicates de ma mère, mais aujourd'hui, c'est trop difficile.
Allez, allez. Il faut que je me ressaisisse. Je vais aller m'installer derrière mon pc et me plonger dans mes calculs. Les chiffres m'ont toujours fait du bien. Je tamponne mes joues et mes yeux avec du papier hygiénique et je sors du cabinet dans lequel je me suis réfugiée. Pour me rendre dans la petite pièce ridicule qui me fait office de bureau, je passe devant l'accueil où mes parents sont en grande conversation. Mon père me salue poliment et semble à peine remarquer ma nouvelle tête. Je continue à avancer vers la porte de mon sanctuaire.
— Oh Élodie ! m'interpelle ma mère.
Je me retourne. Qu'est-ce qu'elle va me dire encore ?
— Les toilettes de la 36 sont bouchées ? Tu peux aller voir ?
Même pas un s'il te plait… Pourquoi s'embêterait-elle à prononcer ces mots puisque de toute façon, elle sait que je ne vais pas refuser. Je prends les clés de la chambre et je monte à l'étage. La tête au-dessus de la cuvette, je repense aux paroles de Camille : « Tu as quitté un boulot que tu adorais pour aider ton père à réaliser son rêve et tu te retrouves à nettoyer des toilettes ». Je ne peux plus … Je ne peux plus être considérée comme la dernière roue du carrosse, celle qui est juste bonne à rendre service. Il est temps que je m'envole, il est temps que je m'éloigne de ce milieu toxique. Ça me fait mal d'avoir une telle pensée, car c'est ma famille… Une famille qui est censée m'aimer, me soutenir et me protéger. Non ! Ça ne peut plus continuer.
Je laisse les WC dans l'état où je les ai trouvés, je retourne dans mon bureau pour prendre mes affaires, puis déterminée, je vais à la réception.
— Je démissionne. dis-je simplement à l'adresse de mes parents.
Avant de les laisser argumenter pour me retenir, je tourne les talons et je prends la porte. Je m'empresse de gagner ma voiture et de quitter le parking. Une nouvelle coupe de cheveux, le début d'une vie de célibataire et surtout le chômage. En voilà du changement. Malgré quelques inquiétudes sur mon avenir, je me sens étrangement bien. C'est comme ci pour la première fois depuis longtemps, j'étais libre.
Camille et Youssef ne sont pas encore rentrés du travail et ça me fait bizarre d'être seule chez eux. Mon téléphone n'arrête pas de sonner et je décide de l'éteindre. Je n'ai pas assez confiance en ma décision pour prendre le risque de les entendre se lamenter sur mon départ. Les rebondissements de ces deux derniers jours m'ont épuisée. Je me sens complètement vidée et je monte m'affaler sur le lit de la chambre d'amis. Maintenant que j'ai vraiment bouleversé mes habitudes, les questions commencent à affluer. Est-ce que tous ces changements sont pour moi le début d'une nouvelle vie ou est-ce que c'est plutôt le début d'une grosse galère ?
— Élodie ?
J'ouvre les yeux. Pendant une fraction de seconde, je me demande où je suis. Et puis j'aperçois le visage de ma meilleure amie. J'étais tellement fatiguée que j'ai dû m'assoupir.
— Tout va bien ? me demande-t-elle.
— Oui ça va. J'ai piqué un petit somme.
— Je suis étonnée que tu sois de retour avant moi, d'habitude ils ne te laissent pas partir avant…
— J'ai claqué la porte.
— Sérieux ? s'étonne-t-elle un haussant un sourcil d'un air soupçonneux.
— Enfin, je n'ai pas claqué la porte au sens propre du terme, mais oui, j'ai démissionné.
— Alors là, je suis fière de toi ! s'exclame Camille en me prenant dans ses bras.
— Et tu sais ce qui est super maintenant. ajoute-t-elle après une bonne minute de gros câlins. Tu vas pouvoir venir avec nous au Maroc.
— Je t'arrête tout de suite ! Je ne vais pas squatter chez vous indéfiniment. Ma priorité, c'est de trouver du travail.
— Déstresse un peu, c'est seulement dans 15 jours. Tu auras tout le temps après pour trouver du boulot. Et ne t'inquiète pas pour ce qui est de rester ici. Tu ne nous déranges absolument pas.
Je dois l'avouer, elle est très convaincante et j'ai vraiment envie de partir.
— Tu crois qu'il reste encore des billets ?
Camille se lève d'un bon, un grand sourire sur le visage.
— Je vais tout de suite chercher mon pc, on va regarder ça ensemble.
Elle quitte la chambre en sautillant. Je profite de son absence pour rallumer mon téléphone. Ma mère, ma sœur et même mon père ont essayé de me joindre à plusieurs reprises.
Camille revient avec son ordinateur et au moment où elle s'assoit à côté de moi, mon smartphone se met à sonner.
— Tu ne décroches pas ?
— Non, c'est ma mère, ils me harcèlent tous depuis que je suis partie.
— Tu m'étonnes, une perle comme toi ça ne court pas les rues. Ils ne trouveront jamais quelqu'un prêt à faire tout ce que tu faisais.
— Une perle ? Je crois bien que personne ne m'a jamais dit ça.
— Et pourtant… Tu es adorable, gentille, toujours prête à rendre service et en plus tu es belle.
— Belle… C'est surement pour ça que David est allé voir ailleurs…
— Élodie ! Tu ne vas quand même pas laisser un imbécile et ta famille te faire croire que tu ne vaux rien.
Je ne réponds pas puisque de toute façon c'est déjà fait.
J'ai enfin mon billet ! Je l'ai payé un peu cher mais après tout, j'en avais les moyens. Ça faisait des années que j'économisais pour mon voyage aux États-Unis avec David… La jolie somme que j'ai accumulé va me permettre de me faire plaisir pendant mes vacances au Maroc. J'avais déjà acheté une valise et une trousse de toilette. D'après ce que m'a dit Youssef, Marrakech en été, c'est une vraie fournaise, alors j'ai fait l'acquisition de quelques robes légères et de tout un stock de crème solaire. Là, je suis en train de me demander s'il faut que j'emmène un maillot de bain. Comme les traditions religieuses sont très présentes au Maroc, je ne sais pas si les baignades en bikini sont autorisées. Camille est au travail, mais je sais qu'elle trouve toujours le moyen de répondre aux SMS, alors je lui pose la question.
Moi :
Question un peu bête… On peut se baigner en petite tenue au Maroc ?
Elle :
LOL. Bien sûr que oui. Tu as cru qu'on allait chez les talibans ?
Moi :
Je préfère demander.
Elle :
Et tu m'embêtes pour ça ?
Moi :
Ok ok… Je te laisse bosser.
Je regarde l'heure. 16h50. Le maillot de bain devra attendre demain, j'ai rendez-vous avec Youssef dans 10 minutes. Il a gentiment accepté de venir m'aider à récupérer mes affaires. Je n'avais pas envie d'y aller seule. Au moins comme ça je suis sûre que David n'essayera pas de manœuvrer pour me faire revenir sur ma décision.
J'arrive juste au moment où Youssef sort de la banque.
— Prête ? me demande-t-il en m'apercevant.
— Pas vraiment.
— Allez, ne t'inquiète pas ! Je suis là, ça va bien se passer. tente-t-il de me rassurer.
Nous prenons sa voiture. C'est l'heure de pointe. Les gens quittent le travail pour rentrer chez eux et nous sommes bloqués au milieu des autres véhicules. Ça me laisse tout le temps d'anticiper mes retrouvailles avec David. Je sens déjà l'angoisse s'emparer de mon corps et raidir chacun de mes muscles.
Quand Youssef se gare sur le parking de l'immeuble, j'ai l'impression que mon estomac fait des montagnes russes. Les jambes tremblantes, je peine à marcher jusqu'à la porte d'entrée.
— Je suis là, ça va aller. murmure Youssef.
J'inspire, j'expire, en essayant de me dire que bientôt ce sera fini, que je n'aurais plus à me retrouver face à David.
Nous voilà sur le palier. Je ne me donne pas la peine de sonner, j'entre directement. À l'intérieur, c'est le chaos. Vêtements sales par terre, vaisselle qui s'entasse dans l'évier. Dire que ça ne fait que cinq jours que je suis partie.
David ne nous a pas entendus et nous le surprenons, avachi sur le canapé en train de regarder la télé. Il sursaute en nous apercevant.
— Élodie… Mais… Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu venais ? s'exclame-t-il en se redressant et en époussetant les miettes de chips qui parsèment son tee-shirt.
— Et bien j'espérais que tu ne serais pas là.
Un silence pesant s'installe dans le salon. Mon ex regarde ses pieds tout penauds. Moi j'essaye de garder la tête haute, alors qu'à l'intérieur, j'ai l'impression que mes organes se sont liquéfiés. Si je ne me dépêche pas, je vais m'effondrer.
— Bon je vais prendre mes affaires et je te rendrais les clés.
— Élodie, est-ce qu'on peut aller dans la chambre pour discuter. m'implore David.
— On n'a pas le temps pour ça. répond Youssef à ma place.
Heureusement que je lui ai demandé de venir. J'aurais pu céder…
Je fais les pièces une à une. Je ne prends rien qui pourrait m'évoquer trop de souvenirs. Au final, ça ne me fait pas grand-chose à emporter. Mon tour de l'appartement est bouclé en moins de 30 minutes et je retourne au salon pour déposer les clés sur la table basse.
— Hey Élodie, la télé elle n'est pas à toi aussi ? m'interroge Youssef.
— Si.
Dès qu'il entend ma réponse, mon ami s'empresse d'aller débrancher tous les câbles pour prendre l'écran plat. David en reste bouche bée. Je vois qu'il a envie de protester, mais la détermination de Youssef lui impose le silence. J'éprouve une légère satisfaction à le voir impuissant avec son regard de chien battu.
— Allez David, on te laisse. déclare Youssef.
Je le suis dans le couloir, laissant mon ex, seul et désemparé. Maintenant, la page est bel et bien tournée.
Mon réveil sonne, mais cela fait déjà longtemps que je ne dors plus. Je suis excitée, impatiente, anxieuse... C'est la première fois que je vais prendre l'avion et c'est aussi la première fois que je vais partir dans un pays aussi loin de la France.
Il y a du bruit dans la cuisine. Camille et Youssef viennent probablement de se lever.
Je m'extirpe du confort de mon lit et je vais les rejoindre.
— Nuit blanche ? me demande Camille.
— Presque.
Je m'assois à table et elle me sert un café.
— Tu vas voir ça va être génial, tu ne voudras plus repartir. assure Youssef.
— Oh vous me manqueriez trop.
Après le petit déjeuner, nous passons chacun à notre tour dans la salle de bain, puis c'est le grand départ.
L'aéroport est bondé, ce qui n'est pas vraiment surprenant en plein mois d'août. J'ai l'impression d'être dans une fourmilière, sauf qu'au lieu de transporter des feuilles et des brindilles, les fourmis tirent des valises.
— Quand tu auras fini d'admirer le paysage, on pourrait peut-être aller récupérer nos cartes d'embarquement. se moque Camille.
— Hahaha, très drôle. Tu sais bien que c'est la première fois que je mets les pieds ici.
— Et j'espère, pas la dernière.
Une fois nos billets en poche et nos valises enregistrées, nous nous rendons au contrôle de sécurité. J'imite scrupuleusement mes amis en plaçant mon téléphone et mon sac dans le baquet prévu à cet effet. Pendant que le tapis roulant les fait glisser sous le scanner, je franchis le portique. Un hurlement strident retentit.
— Enlevez vos chaussures ! m'ordonne l'agent posté les bras croisés en face de moi.
Intimidée, je m'exécute, faisant marche arrière et posant mes baskets à la suite de mes autres affaires. Camille et Youssef éclatent de rire en apercevant mes pieds. Je baisse la tête et comprends la raison de leur fou rire. C'est vrai que si j'avais su, j'aurais mis autre chose que mes chaussettes bob l'éponge. L'armoire à glace esquisse aussi un sourire. Je repasse sous le détecteur qui sonne de nouveau. L'agent fait signe à l'une de ses collègues et j'ai le droit à la palpation. Je ne suis pas prête d'oublier cette première fois à l'aéroport.
Il s'avère qu'en fait, c'est ma boucle de ceinture qui affole le portique.
— C'est bon vous pouvez prendre vos affaires. me signale l'agent.
Je n'ai pas besoin qu'il me le répète deux fois.
Mes baskets aux pieds, je rattrape Camille et Youssef qui ont déjà pris la direction de la salle d'embarquement.
— Trop glamour tes chaussettes ! me taquine ma meilleure amie.
— Qu'est-ce que tu veux. Quand on est célib, on se laisse aller.
Avant de monter dans l'avion, il me reste une chose à faire. Même si je n'ai pas donné signe de vie à ma famille depuis ma démission, je pense qu'il est plus sage de les informer que je pars en vacances. J'envoie donc un rapide texto à ma mère avant d'éteindre complètement mon téléphone. Mon objectif est de ne plus penser du tout à eux, ni à David durant mon séjour au Maroc. Enfin du moins, essayer.
Le stress commence à monter et ça ne s'arrange pas lorsque je pose les pieds sur la passerelle.
— Bienvenue à bord ! me salue l'hôtesse avec un grand sourire. Votre carte d'embarquement s'il vous plaît.
Dans un état second, je lui tends machinalement la main.
— Vous avez le siège côté hublot, 3ème rang à gauche. Bon voyage. me dit-elle en me rendant mon billet.
Comme je n'ai pas fait ma réservation en même temps que mes amis, je ne suis pas installée à côté d'eux.
— Rassure-toi, il y a des sacs à vomi. m'informe Camille en s'éloignant vers le fond de l'appareil.
Je ne réplique rien et je m'installe sur mon siège. Pour l'instant je suis un peu déçue. Je m'attendais à un avion spacieux, un peu comme on voit dans les films, mais là, j'ai l'impression d'être une sardine qu'on met en boîte.
Un couple de personnes âgées prend place à côté de moi. Nous nous saluons poliment, puis je détourne la tête vers le hublot. Je suis une personne timide et j'ai toujours eu du mal à discuter avec des inconnus. Il y a un jingle sonore. On nous explique les consignes de sécurité qui sont mimées par deux hôtesses. Je ne peux retenir un frisson lorsque vient le passage avec le gilet de sauvetage. Pour me rassurer, j'essaye de me dire que statistiquement, je suis plus en sécurité dans un avion que dans une voiture.
Les portes sont fermées et les moteurs se mettent à rugir. Je m'empresse de boucler ma ceinture et je me plaque contre mon siège. Mes doigts se crispent sur les accoudoirs. Allez, allez, ça ne va pas durer longtemps. Il n'y en a que pour 2h30…
L'avion prend la direction de la piste de décollage. J'inspire, j'expire… Je ferme les yeux. L'appareil se met à trembler et ça y'est, nous survolons le bitume. Nous prenons de l'altitude et finalement, ce n'est pas si impressionnant. Comme on dit, plus de peur que de mal.
Le reste du trajet se déroule plutôt bien. Je m'occupe en bouquinant et en regardant le paysage. Les nuages sont encore plus majestueux à cette hauteur.
À l'annonce de la descente une petite pointe d'angoisse refait son apparition, heureusement je sais que le plus dur est derrière moi. Nous atterrissons en douceur et certains passagers applaudissent le pilote (en même temps, nous faire arriver en un seul morceau c'est un peu son boulot non ?).
Tout le monde se presse pour sortir de l'avion et encore une fois, je pense aux sardines agglutinées dans leur boîte.
Mes amis m'attendent dans le hall, juste avant le contrôle d'identité.
— Alors ça a été ? s'enquit Camille.
— Oui Nikel !
Nous nous plaçons dans la file d'attente et je prépare mes papiers. J'ai du mal à réaliser que je suis sur un sol étranger. Pour l'instant, je ne suis pas vraiment dépaysée.
Au guichet, l'agent de police tamponne mon passeport puis je suis mes guides pour récupérer nos affaires.
Tout en guettant l'arrivée de nos bagages, Camille m'informe que certaines scènes du film « Sex and The City 2 », que nous avions été voir ensemble au cinéma, ont été tournées ici. Les tapis roulants se mettent en marchent faisant apparaître les premiers bagages.
Quelques minutes plus tard, nous passons de grandes portes vitrées pour arriver à l'extérieur. La chaleur est accablante. Là ça y'est, je sais que je suis loin de ma France natale.
Youssef s'avance vers un taxi. Notre carrosse n'est pas une grosse berline, mais une petite voiture simple dont je ne reconnais pas le modèle. Elle est d'une couleur beige sable, comme apparemment tous les véhicules ayant cette fonction. Nos bagages ont du mal à passer dans le coffre, du coup Camille et moi prenons des affaires sur nos genoux.
Sur la route, nous dépassons une mobylette. Le conducteur porte un casque, contrairement à sa passagère installée sur le porte-bagage. Ça ce n'est pas quelque chose que j'ai l'habitude de voir et j'adore. J'ai le nez collé à la fenêtre. Tout est si nouveau et j'essaye d'enregistrer les moindres détails.
Arrivée à destination, je descends presque à regret du taxi. J'ai hâte d'en voir plus. Le bâtiment devant lequel nous nous sommes arrêtés est un immeuble de trois étages qui appartient entièrement à la famille de Youssef. Ce dernier appuie sur la sonnette et presque instantanément, une jeune femme, dont les cheveux sont couverts par un voile, vient nous ouvrir. Elle embrasse mes amis et Camille fait les présentations.
— Fatima, je te présente Élodie, ma meilleure amie. Élodie, je te présente Fatima, la cousine de Youssef.
La jeune femme me fait la bise chaleureusement, sauf qu'au lieu de déposer un bisou sur chaque joue, elle en fait au moins six du même côté. Je suis un peu déstabilisée. En montant dans les escaliers, je demande discrètement à ma meilleure amie s'ils se saluent toujours de cette façon.
— Oui. murmure-t-elle. Désolée, j'aurais dû te prévenir.
Nous arrivons au premier étage où d'autres personnes nous accueillent. Les hommes me serrent la main puis ils placent leur paume sur leur cœur.
Fatima occupe cette partie de l'immeuble avec ses parents. Abdel, son grand frère, habite au deuxième avec sa femme et leur bébé de 18mois. Le dernier étage est destiné à recevoir la famille et les amis qui viennent en vacances. Chaque niveau est équipé d'une salle de bain avec toilettes et d'une cuisine. Mes amis et mois allons donc avoir l'équivalent d'un appartement, d'une surface deux fois plus grande que celui que je partageais avec David. Tiens, c'est la première fois que je pense à lui depuis que je suis entrée dans l'avion…
Nous défaisons nos bagages et redescendons au premier étage. Nous sommes invités à prendre le thé. Fatima nous installe dans une pièce où des canapés aux couleurs rouge et or sont disposés tout le long des murs. La boisson traditionnelle est préparée dans une théière très ouvragée et servie dans des verres bleus aux motifs gravés en argent. C'est délicieux, quoiqu'un peu trop sucré à mon goût. Tous les proches de Youssef parlent français. Certains moins bien que d'autres, mais je trouve déjà ça énorme. Moi j'arrive à peine à faire une phrase en anglais alors que j'ai étudié cette langue pendant de nombreuses années. J'ai toujours admiré les personnes bilingues. Ils discutent de la vie en France, du travail... Je me demande si j'ai bien fait de venir. J'ai peur d'être de trop au milieu de ses retrouvailles familiales. Camille me jette un coup d'œil en haussant les sourcils. Elle a dû remarquer que je ne suis pas très à l'aise.
— Dites, quand est-ce qu'on va faire un tour sur la place Jemaa el-Fna? demande-t-elle.
— On peut y aller maintenant. Je vous emmène ? propose Abdel.
— Bonne idée ! appuie Youssef.
Les deux hommes se lèvent.
— Je viens aussi. dit Fatima.
C'est comme ça que nous nous retrouvons entassés dans une 205 qui doit bien être plus vieille que moi.
Nous roulons pendant 10 minutes avant de nous arrêter sur un parking. C'est là que je comprends qu'ici, les voitures n'ont pas besoin de caméra de recul. Des hommes assez jeunes aident Abdel pendant la manœuvre. Pas un seul centimètre n'est gâché. Si c'était comme ça en France, il y aurait moins de problèmes pour se garer. Comme nous sommes placés devant un autre véhicule, notre chauffeur ne met pas le frein à main. De cette façon, les gardiens peuvent déplacer la 205 à leur guise pour optimiser l'espace. C'est surprenant.
Devant nous se dresse une grande tour. Fatima m'explique qu'il s'agit du minaret de la mosquée Koutoubia. Je ne peux m'empêcher de rallumer mon téléphone pour prendre une photo de ce superbe édifice. Même si je n'ai reçu ni appel, ni SMS, je me mets hors ligne. Pas question de donner la possibilité à quelqu'un de gâcher mes vacances.
Nous continuons à avancer jusqu'à arriver à un passage piéton. Enfin passage piéton est un bien grand mot. Je ne vois vraiment pas comment nous allons pouvoir passer de l'autre côté. Devant moi, c'est un défilé de voitures, de vélos et de mobylettes qui klaxonnent, se mêlent, se doublent, se dépassent et ce pas toujours avec prudence.
— Ça c'est le Maroc ! s'exclame Camille.
— Ce n'est pas un peu dangereux ?
Personne ne me répond. Tout à coup, la circulation se calme et Youssef me pousse légèrement en avant. Je crois que jamais de ma vie, je n'ai traversé une route aussi vite, ce qui amuse particulièrement ceux qui m'accompagnent. Je suis en sueur. La température suffocante et la peur de me faire écraser m'ont achevée. Mon cœur tambourine fort dans ma poitrine et je ne peux m'empêcher d'anticiper le retour vers la voiture.
Je découvre la placeJemaa el-Fna. Les mots me manquent pour donner une description de cet endroit. Partout où mes yeux se posent, je vois quelque chose de fabuleux. À gauche des vendeurs proposent du jus d'orange frais, à droite, des groupes de musiques traditionnelles, des charmeurs de serpents et même des arracheurs de dents. Malgré le soleil brûlant, il y a beaucoup de monde. Toutes ces couleurs et ce tourbillon de vie… Je suis envoûtée.
— Si ça ne vous dérange pas, nous allons faire quelques achats avec Abdel pendant que vous vous promenez. nous informe Fatima.
— Pas de soucis. répond Youssef. Je vais emmener ces dames faire un tour dans le souk.
Je profite d'être seule avec mes amies pour leur demander s'ils sont sûrs que je ne vais pas les déranger pendant leur séjour.
— T'es folle on va passer de supers vacances ! me gronde Camille.
— Si ça peut te rassurer, ma famille n'est pas du tout collante. Là, ils sont juste contents de nous revoir. ajoute Youssef.
Je ne dis rien. Nous avons traversé la place pour arriver à l'entrée du marché couvert. Une odeur d'épices et de cuir flotte dans l'air. Partout des étals et des petites boutiques. Certains vendent des vêtements, d'autres des bijoux ou encore de l'artisanat local.
— N'hésite pas si quelque chose te plait. me souffle Camille.
— Mais je n'ai pas encore échangé mon argent.
— Ils nous restaient encore des dirhams de notre dernier voyage, alors on t'avancera.
Nous progressons dans le marché traditionnel et ma meilleure amie flashe sur un jean qu'elle s'empresse d'aller essayer. Je demande à Youssef, si je peux continuer à explorer les lieux.
— Oui tu peux. Tu sais comment elle est. Elle va en enfiler au moins cinq et se contempler dans la glace des centaines de fois avant de faire un choix. me répond Youssef.
— Ok, merci.
— Par contre ne va pas trop loin hein ? C'est un vrai labyrinthe.
— Pas de problème.
J'aime ce petit moment rien que pour moi. Je n'ai pas peur de gêner quelqu'un en m'attardant dans une boutique et inversement.
— Charmante, comme le thé à la menthe ! me souffle un vendeur lorsque je passe devant son étal.
Je ne savais pas que cette boisson pouvait être charmante, mais cette comparaison me fait quand même rougir.
Je m'approche d'une vitrine de bijoux. Un homme se place juste à côté du moi. Je lui jette un rapide coup d'œil et mes yeux apprécient ce qu'ils voient. C'est un très beau spécimen. Grand, musclé. Il a des cheveux noirs légèrement ondulés et une barbe de plusieurs jours. Nos regards se croisent. Pendant une fraction de seconde, il se passe une chose étrange, comme si nous étions… connectés. Gênée par cette intimité inattendue, je détourne vite la tête et je m'éloigne.
Je m'arrête une dizaine de mètres plus loin et il est de nouveau à côté de moi. Il est peut-être super craquant, mais son attitude commence à m'inquiéter. Je me dirige vers une autre boutique d'un pas rapide et il me suit. Qu'est-ce qui m'a pris de vouloir me promener toute seule ? Mon pouls s'accélère. J'essaye de me souvenir du chemin emprunté pour venir jusqu'ici, mais Youssef avait raison, c'est un vrai labyrinthe. Une main se pose sur mon épaule et je bondis de terreur.
— Ba qu'est-ce qui t'arrive ? s'étonne Camille en voyant mon air apeuré.
— Y'avais un type qui me suivait…
Elle regarde par-dessus mon épaule.
— C'est sûr, il y en a plus d'un qui te matte. Avec tes beaux yeux bleus ce n'est pas étonnant.
Je vérifie quand même derrière moi. L'homme a disparu.
Mes vacances se passent à merveille. C'est une chance de pouvoir découvrir le Maroc avec des personnes qui en connaissent tous les secrets. Fatima est passionnée par l'histoire de son pays. Elle nous accompagne à chacune de nos sorties. C'est une jeune femme charmante, pleine d'ambition et très attachante. J'ai un peu moins l'impression de tenir la chandelle grâce à elle. Hier, nous avons visité Ourika. C'est une vallée bordée de montagnes, dans lesquelles on peut s'aventurer pour admirer de superbes cascades. Même si c'est difficile à croire avec la température qu'il fait actuellement, Youssef m'a affirmé que certains hivers, cet endroit se couvre de neige. Il y a même une station de ski. J'avoue que je serais curieuse de voir ça.
La seule ombre au tableau de mon séjour de rêve, ce sont ces jeunes enfants que l'on aperçoit un peu partout et qui proposent des chewing-gums ou des mouchoirs en échange de quelques pièces. Ils me font mal au cœur. Avec toutes ces choses fabuleuses que l'on trouve partout ici, on oublie parfois qu'il y a aussi beaucoup d'inégalités dans ce pays. Et moi qui me plaignais de ma famille alors que je n'ai jamais manqué de rien…
Aujourd'hui, pour fuir la chaleur, nous sommes allés au « Jardin Majorelle ». Que dire sur cet endroit ? Quand Camille employait les mots « magique et féérique », elle avait complètement raison. Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau et d'aussi insolite. Situé en bordure de Marrakech, c'est un petit coin de paradis qui contraste avec l'agitation de la ville. C'est si calme, si paisible, si verdoyant. Des plantes, des bassins, des fontaines et puis cette villa couleur « bleu Majorelle ». Je prends tellement de photos que la carte SD de mon téléphone va bientôt arriver à saturation.
Ma meilleure amie et moi, posons pour un selfie devant un énorme cactus lorsque le portable de Youssef se met à sonner, troublant la quiétude du Jardin. Camille le fusille du regard et il s'éloigne pour décrocher. Quelques minutes plus tard, il revient vers nous.
— C'était qui ? veut savoir Camille.
— Karim. Il insiste pour que nous venions à son mariage demain.
Ce prénom me dit quelque chose.
— C'est ton ami d'enfance que j'ai vu à ton anniversaire ? dis-je.
— Oui c'est bien ça ! confirme Youssef. Il tient vraiment à notre présence.
— Il ne pouvait pas te prévenir plus tôt ? s'étonne Camille.
— Normalement c'était prévu pour l'année prochaine, mais qu'est-ce que tu veux... L'amour n'attend pas.
— Et nous qui organisons notre grand jour depuis des mois. songe ma meilleure amie.
La situation est embarrassante. Ma présence risque de les dissuader d'assister à cet évènement et c'est exactement ce genre de choses que je redoutais en les suivant ici.
— Si vous voulez y aller, ça ne me dérange pas de rester seule.
— Tu es invitée aussi ! s'exclame Youssef.
— Ah bon, mais c'est quand même un mariage et je connais à peine le futur marié.
— Ne chipote pas. Karim m'a dit, les amis de mes amis sont mes amis, donc il espère que nous venions tous les trois ! Le vrai problème c'est que la fête a lieu à Agadir.
— On peut louer une voiture, comme ça on fera un arrêt à Essaouira au retour ? suggère Camille.
— On n'a pas de pied à terre là-bas. Il m'a proposé de dormir chez lui, mais j'ai peur que vous ne soyez pas très à l'aise comme il y aura beaucoup de monde.
— Si ce n'est que pour une nuit, ça ira, pas vrai Élodie ?
Euh… Me retrouver au beau milieu d'un tas d'inconnus et dormir avec ces inconnus ? Ce n'est pas une perspective très séduisante. D'un autre côté, je ne peux pas refuser ça à mes amis. C'était déjà sympa de leur part de m'emmener en vacances, je ne vais pas les empêcher de faire ce qu'ils veulent. Il ne me reste plus qu'à mentir.
— Aucun problème !
— Je vais te prêter un caftan. s'enflamme Fatima. On fait à peu près la même taille.
— Merci, mais c'est quoi un caftan ?
— C'est la robe qu'on met pour assister à un mariage. m'explique Camille. Moi quand je viens ici, j'en ai toujours un dans ma valise. On est souvent invité à la dernière minute.
— Du coup, on ne va pas trop tarder. Il faut que j'aille voir pour une voiture. nous presse Youssef.
Nous quittons le Jardin Majorelle. Les hommes nous déposent devant l'immeuble et repartent en centre-ville. Et c'est parti pour les essayages ! Fatima ramène tout un tas de tenues dans ma chambre. Je n'ai pas l'habitude de mettre des robes et j'ai peur d'être mal à l'aise dans un vêtement traditionnel.
Avec réticence, j'enfile le premier caftan.
— Nan nan nan. La couleur ne te va pas du tout. désapprouve Camille.
Effectivement, j'ai l'impression de ressembler à un gros bonbon rose. J'en essaye un deuxième.
— Oh que non ! s'exclame ma meilleure amie.
Troisième essai. Fatima et Camille applaudissent. Je me regarde dans la glace. C'est comme une longue robe noire satinée, sans manche, couverte d'un voile transparent brodé de motifs argentés. Tout simplement magnifique. Trop beau pour moi...
— Je ne crois pas… dis-je.
— Pourquoi ? s'étonne Fatima.
— Je… ça ne me va pas et je ne voudrais pas l'abimer.
— Mais n'importe quoi ! s'écrient en cœur Fatima et ma meilleure amie.
— De toute façon, tu n'as rien d'autre à te mettre. complète Camille.
Elles sont toutes les deux contre moi, je ne fais pas le poids.
— Ok, vous avez gagné ! finis-je par abdiquer.
Il est un peu plus de 7h du matin et nous prenons la route. Youssef a choisi une Clio climatisée ce qui rend le trajet plus agréable. Encore une fois, j'ai le nez collé à la fenêtre. Le paysage est très proche d'un désert. Il y a beaucoup de montagnes parsemées de petits arbustes. Parfois, nous doublons des convois insolites. Comme ce camion transportant des moutons pas seulement dans sa remorque, mais aussi sur son toit. Je me demande comment ils ont fait pour les grimper là…
Après 2h30 de trajet, nous arrivons à Agadir. D'emblée, je trouve la ville beaucoup moins séduisante que Marrakech. Camille me raconte qu'un tremblement de terre a détruit la ville en 1960 ce qui explique pourquoi tout semble aussi récent. Je commence à redouter la journée qui m'attend. Mon tempérament sauvage risque d'être mis à rude épreuve, pourtant il faut que je fasse un effort. Pas question que mes amis s'aperçoivent que je ne suis pas à l'aise. Je veux qu'ils passent une bonne soirée.
Youssef s'engage dans une petite ruelle où une immense tente a été dressée entre les deux immeubles se faisant face.
— Ce soir tu vas vraiment plonger dans la culture marocaine ! s'enflamme ma meilleure amie.
— Et berbère… ajoute son homme.
— Berbère ? s'étonne Camille.
— Ba oui ! Karim ce n'est pas un arabe, c'est un Amazigh.
— Tu ne me l'avais jamais dit.
Nous descendons de voiture et un homme vient à notre rencontre. Je reconnais le fameux Karim. Il donne une accolade chaleureuse à son ami d'enfance, puis il fait la bise à Camille.
— Tu te souviens d'Élodie. Elle était là pour mon anniversaire. dit Youssef.
— Oui, je me souviens. confirme l'intéressé en me faisant la bise. Vous me suivez, vous allez dire bonjour à la famille.
Pleine d'appréhension, j'emboite le pas à mes amis et à mon hôte. S'en suit un défilé d'embrassades. Certaines personnes à qui l'on me présente ne parlent pas français. Je n'enregistre pas la moitié des noms… J'ai les mains moites et l'impression d'étouffer. Je ne me sens vraiment pas à ma place.
Karim nous propose de déposer nos affaires dans une chambre au rez-de-chaussée, ancien garage réaménagé en appartement. Il n'y pas d'ouverture, c'est sombre, glauque, oppressant. La nuit ne s'annonce vraiment pas très bien.
Nous avons plusieurs heures devant nous avant le début des festivités et Youssef propose que nous allions faire un tour à la plage. Je suis soulagée. Rester ici toute la journée m'effrayait un peu. Ce n'est pas le fait d'être avec des gens qui ont une culture différente de la mienne. C'est juste que quel que soit l'endroit où je vais, j'ai toujours l'impression que l'on me détaille de la tête aux pieds et qu'on me juge. Peut-être que j'accorde trop d'importance à ce que les autres pensent de moi, mais je suis comme ça. Comme en plus je n'ai pas une bonne opinion de moi-même, j'imagine toujours qu'ils me perçoivent comme une personne repoussante. Me retrouver au milieu d'une foule est une véritable torture.
Camille n'aime pas la plage d'Agadir qu'elle trouve trop fréquentée, alors nous faisons plusieurs kilomètres, en voiture, le long de la côte pour trouver un endroit plus tranquille. Nous ne nous arrêtons qu'une fois loin des immeubles de la ville. Sur le sable, il y a des barques en bois dont le bleu m'évoque celui de la villa du jardin Majorelle.
À peine les serviettes installées et nos vêtements enlevés, Camille m'attrape par la main et m'entraîne vers la mer. Je ne suis pas très à l'aise dans mon nouveau maillot de bain et même si je suis frileuse, en deux temps trois mouvements je me jette à l'eau pour me cacher. Je m'attendais à être frigorifiée, mais non. C'est rafraichissant. Le clapotis des vagues et le chant des oiseaux au loin m'apaisent. À cet endroit, l'Océan Atlantique est si clair que j'aperçois un banc de poissons nageant tout près de mes pieds.
Camille débute quelques mouvements de brasse et moi je m'allonge sur le dos. Je regarde le ciel et je profite de cet instant. Depuis quand ne m'étais-je pas sentie aussi détendue ? Sans doute avant que je ne commence à aider mes parents dans leur projet…
Au bout de plusieurs minutes, nous retournons sur la plage où Youssef garde nos affaires. Même s'il n'est pas encore midi, le soleil est déjà brûlant.
— On va peut-être bouger avant que vous ressembliez à des écrevisses. nous taquine Youssef.
— Oh c'est bon. Ce n'est pas parce que tu as un beau cuir d'arabe qu'il faut te la raconter. Je te rappelle que toi aussi tu prends des coups de soleil des fois. lui balance Camille.
— Temps mort les amoureux ! Je propose qu'on reste le temps de bien sécher ok ? dis-je pour éviter qu'ils ne finissent par vraiment se disputer.
Je m'enduis de crème solaire et je m'étends sur ma serviette. Je suis tellement bien…
— Hé la marmotte ? Tu te réveilles ?
Camille est penchée au-dessus de moi et elle me secoue les épaules.
— Je me suis endormie ?
— Oui, ça fait plus d'une heure et là, il commence à vraiment faire chaud. Bouge-toi les fesses pour te rhabiller.
Je m'étire et m'exécute.
Nos affaires rangées, nous retournons à la voiture qui en l'absence d'ombre, s'est transformée en four.
— Vous avez faim ? nous demande Youssef. Je connais un endroit sympa où manger.
— Moi j'ai un petit creux. répond Camille.
— Et moi je vous suis.
Nous mangeons dans un petit restaurant sans prétention, mais très sympathique. Le serveur nous a placés en terrasse, sous d'immenses bananiers. Nous commandons un tajine que nous mangeons sans couvert. C'est la troisième fois que je suis soumise à cet exercice et je ne suis toujours pas douée. J'ai beau observer Youssef et sa super technique, je m'en mets plein les mains ce qui fait bien rire le couple.
— Il faut que je te briffe avant ce soir. m'avertit Camille.
— Explique. dis-je la bouche pleine.
— Déjà, il faut que tu saches que l'on va te mater.
— Pourquoi ?
— Ba tu es une étrangère, après parfois il y en a que ça dérange. C'est comme si tu ramenais une personne de couleur dans ta famille. Je préfère te prévenir.
Me voilà rassurée.
— Et puis tu vas voir ici, quand elles vont à un mariage, certaines femmes sortent toutes leurs quincailleries.
— Comment ça ?
— Ba tu vois ta grand-mère avec toutes ses grosses bagues en or ? Et bien c'est un peu pareil. Elles exposent tous leurs bijoux. Elles sont très bling-bling.
— Merci pour toutes ces infos. Je me ferais discrète.
Je ne sais pas si elle se rend compte qu'elle vient de faire passer mon stress de 5 à 8 sur 10.
La note réglée, nous quittons le restaurant pour retourner à l'endroit où aura lieu le mariage. L'immeuble est en pleine effervescence, tout le monde s'active. Il y a tellement de passage dans les escaliers que j'ai l'impression de voir les escalators du métro de Paris à l'heure de pointe.
Une femme du nom de Mina nous propose à Camille et moi, de l'accompagner dans un salon d'esthétique pour se faire coiffer et maquiller avant le début des festivités. Étant totalement inutiles aux préparatifs, nous acceptons.
C'est étrange de se faire bichonner… Bien sûr, j'ai l'habitude d'aller chez le coiffeur, mais je n'avais jamais été maquillée par des professionnels. Cela fait bien 15 minutes que j'ai les yeux fermés pendant qu'une jeune Marocaine s'agite au-dessus de mon visage. Fond de teint, fard à paupières, eyes liner, je crois que j'ai le droit à la totale et j'avoue que j'ai hâte de voir le résultat.
Lorsque j'ai enfin le droit de me regarder dans le miroir, j'ai peine à reconnaître mon reflet.
— Wahou ! s'émerveille Camille en me découvrant.
Je sens le rouge me monter aux joues.
— Tu es… magnifique. Il y en a qui vont te demander en mariage ce soir !
— Arrête, tu n'es pas drôle.
— Oh désolée. Tu sais que j'aime te taquiner. Maintenant il ne nous reste plus qu'à enfiler nos tenues !
Sa bonne humeur est contagieuse et je me détends un peu. Je me dis qu'après tout, cette soirée ne sera pas si terrible. Ça ne pourra pas être pire que le mariage de ma tante où je me suis ennuyée à mourir.
À 19h, vêtues de nos caftans, nous pénétrons dans le lieu de la cérémonie. Si à l'extérieur, la tente ressemble à ce que l'on pourrait trouver chez nous sur le même genre d'évènement, l'intérieur est un véritable dépaysement. Sur les murs s'alternent des bandes de tissu rouges et vertes sur lesquels sont brodés des motifs rappelant l'architecture de certains monuments marocains. Le plafond est drapé avec un voile de même couleur. Deux grands fauteuils, destinés aux époux, sont installés dans le fond. Il y a même un orchestre ! Le tout donne une ambiance chaleureuse et conviviale.
Les invités commencent à prendre place autour des tables et Mina nous guide aux emplacements qui nous sont réservés. Je ne suis plus du tout stressée, au contraire, je suis excitée. Je vis ce moment comme une véritable découverte. En observant les personnes qui s'installent près de moi, je comprends que Camille n'exagérait pas vraiment en employant le mot bling bling. Quelques femmes portent plusieurs épaisses chaînes en or autour du cou et certaines ont aussi une ceinture du même métal à la taille. Elles me font vraiment penser à ma grand-mère. La différence de culture ne les empêche pas d'avoir des points communs.
Mes yeux se posent partout et là, tout à coup je l'aperçois. L'homme du souk. Au début, je pense que j'hallucine, que cet individu que je vois à quelques mètres de moi ressemble juste beaucoup à celui qui m'a collée dans le marché de Marrakech. Et puis il se rapproche et cela ne fait plus aucun doute. C'est bien lui. Nos regards se croisent et il ouvre de grands yeux. Lui aussi doit être surpris de me voir. Je donne un coup de coude à Camille.
— Tu vois le gars là-bas ?
— Le beau gosse en costard gris ?
— C'est ça.
— Oui je le vois pourquoi ? Il t'a tapé dans l'œil ?
— C'est celui qui me suivait dans le souk.
— Arrêtes ma vieille tu dois confondre.
— Si si, je te jure que c'est lui.
Camille demande discrètement à Youssef s'il sait de qui il s'agit, mais il n'en a aucune idée. La tente continue à se remplir et je le perds de vue.
Tandis que les musiciens commencent à jouer un morceau traditionnel, Karim et son épouse apparaissent escortés par leurs proches. Tous les regards se braquent sur eux et des femmes poussent des youyous. La mariée est sublime. Elle porte un caftan bleu nuit brodé de motifs dorés. Un diadème orne sa tête. Ses mains sont couvertes de dessin fait avec du henné. Elle rougit d'être au centre de toute cette attention et sourit timidement. Sa tenue traditionnelle contraste avec le costard très occidentale de son mari.
Ils s'installent sur les fauteuils et prennent la pose pour les photos. Tout le monde finit par retourner à sa place et des serveurs nous proposent des bassines et des pichets d'eau pour que nous puissions nous laver les mains. Ils nous apportent ensuite le premier plat de la soirée, un tajine au poulet et aux pruneaux qu'il va falloir manger avec les mains bien sûr. Au secours ! Je vais me ridiculiser, surtout qu'il y a d'autres personnes à notre table. Camille avait raison, je me sens observée. Je fais comme si je ne remarquais rien et j'attaque la viande. Je crois que je commence à avoir la technique.
Lorsque la table est desservie, Karim et sa femme s'éclipse quelques minutes. Quand ils regagnent leurs trônes, la mariée a changé de robe. Certains invités se lèvent et se mettent à danser. Ma meilleure amie voudrait bien m'entrainer avec elle, mais je refuse catégoriquement. J'ai deux pieds gauches, alors faire bouger mon corps sur cette musique sans avoir l'air d'un clown me parait impossible.
Je finis par me retrouver seule à la table pendant que Youssef et Camille s'éclatent. Et là, de nouveau, il fait son apparition. Ses mouvements d'épaules et de hanches se calent parfaitement sur le tempo et il sourit, d'un de ces sourires ravageurs, capables de déclencher un incendie dans un corps.
— Tu passes une bonne soirée ?
Je sursaute. J'étais tellement hypnotisée par l'inconnu que je n'ai pas remarqué Karim qui s'est approché de moi.
— Oui, oui tout va bien merci.
— Tu ne danses pas ? constate-t-il.
— Oh… euh… La danse ce n'est pas trop mon truc.
— Ok.
Il s'apprête à s'éloigner, mais la curiosité me pousse à le retenir.
— Est-ce que je peux te demander quelque chose ?
— Je t'écoute.
— L'homme là-bas, en costume gris. C'est quelqu'un de ta famille?
— Oui, c'est Aissam, mon cousin, pourquoi ?
— Je pense que je l'ai déjà croisé.
— Ça m'étonnerait, il n'est jamais venu en France. Bon je dois te laisser, il faut que je retourne m'occuper de ma princesse.
Il s'éloigne vers sa femme et je cherche Aissam du regard. Encore une fois, il a disparu.
Après plusieurs minutes de danse, tout le monde revient s'asseoir à table et l'on nous sert un autre tajine. J'y touche à peine, j'ai déjà suffisamment mangé.
— Tu as vu le beau gosse remuer ses fesses ? me chuchote Camille.
— Oui je l'ai vu et au fait, il s'appelle Aissam.
— Tu as été lui demandé son prénom ? s'étonne-t-elle.
— Non c'est Karim qui me l'a dit.
— Et tu vas aller le voir ?
— Pourquoi ?
— Tu es célibataire ma vieille, c'est le moment de te remettre en selle.
Je ne réponds pas, je me contente de soupirer.
Mes craintes sur ce mariage étaient infondées. C'est agréable de voir tous ces gens aussi heureux et la façon dont les jeunes mariés se regardent me met du baume au cœur.
Il fait de plus en plus chaud sous la tente et je décide de sortir respirer un peu d'air frais. Dans la rue se déroule une scène étrange. Les serveurs apportent des plats à des femmes assises par terre.
— On fait toujours comme ça au mariage, on partage avec les plus démunis. m'explique une voix d'homme avec un léger accent.
Je me retourne et me trouve face à face avec le cousin de Karim.
— Bonsoir, je crois que nous n'avons pas été présentés. Je m'appelle Aissam. me salue-t-il en me tendant la main.
— Élodie.
Je lui tends ma paume comme un robot. Je suis paralysée, incapable de dire ou de faire quoi que ce soit. Et puis, je sens de nouveau cette étrange connexion entre nous.
— Vous n'étiez pas à Marrakech il y a quelques jours ? finit-il par demander face à mon mutisme.
— Si…
— Je me disais aussi. Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais nous nous sommes croisés. Moi en tout cas, je me souviens parfaitement de vous. Comment oublier ses yeux magnifiques ?
Heureusement qu'il fait sombre. Je crois que mon teint vient de virer au rouge cramoisi. Il me fixe, attendant que je dise quelque chose.
— Oui, je vous ai reconnu. Vous m'aviez fait tellement peur.
Non, mais sérieux qu'est-ce que j'ai dans la tête ? Le mec le plus beau que j'ai jamais vu se tient en face de moi et tout ce que j'arrive à lui dire c'est qu'il m'a fait peur. Je crois que le mot le plus approprié pour me qualifier en ce moment est « gourde ».
— Pardon ? bafouille Aissam déconcerté.
— Non, enfin je veux dire, comme vous me suiviez partout, j'ai pensé que vous étiez mal attentionné.
— Oh non, pas du tout ! J'avais envie de vous parler, mais je ne savais pas comment m'y prendre. Je suis désolé si je vous ai effrayée.
J'ai tout gagné… Maintenant il y a comme un malaise. Qu'est-ce que je pourrais lui dire pour briser la glace ? Une femme sort de la tente et s'avance vers nous. Elle s'adresse à Aissam en arabe, où peut-être en berbère.
— Excusez-moi, je dois y aller. Bonne soirée à vous. me souhaite Aissam avant de retourner à l'intérieur.
Impossible que la soirée soit bonne maintenant. J'ai tout gâché.
La nuit n'a pas été de tout repos. Youssef ronfle et Camille… elle parle ou plutôt, elle baragouine dans une langue qui n'existe pas sur terre. Impossible de fermer l'œil. Quand l'un s'arrêtait enfin, c'était l'autre qui prenait la suite. Toutes ces heures passées dans le noir, les yeux grands ouverts, m'ont paru affreusement longues surtout que je n'ai pas arrêté de penser à Aissam et aux quelques mots que nous avons échangés. Je ne suis pas habituée aux compliments et encore moins à ce qu'un homme me regarde comme lui me regarde. C'est la première fois depuis des années qu'un individu de sexe masculin me manifeste de l'attention et je suis incapable d'assurer. Suis-je un cas désespérer ? En même temps, qu'aurait pu donner une histoire entre nous ? Lui ici, moi en France. Même si je suis totalement séduite par ce pays, je ne me vois pas y vivre.
J'ai très envie d'aller aux toilettes. Je ne voulais pas bouger avant que mes amis ne soient réveillés, mais là, je n'en peux plus. En jogging et en débardeur, je me lève et sors dans le couloir. Il n'y a personne et je file aux WC. J'en profite pour me passer un peu d'eau sur le visage. J'ai oublié de me démaquiller hier soir et le résultat n'est pas joli, joli.
En voulant retourner à la chambre, je rencontre Mina.
— Déjà réveillée ? s'étonne-t-elle.
— Eh bien oui.
— Tu as bien dormi ?
— Oui, oui.
— Tu veux prendre un petit déjeuner ?
— Oh, je pensais attendre Camille et Youssef.
— Tu es sûre ?
J'ai peur de la vexer en refusant de la suivre et je finis par monter avec elle à l'étage. Seuls Karim et sa mère sont réveillés. Nous mangeons dans un grand salon sur une table basse. Au menu il y a du lait, du thé, de la confiture et plus surprenant de l'huile d'olive. Ils y trempent tous leur pain. Pour ne pas être impolie, je fais l'effort de goûter. Hum, non, vraiment pas mon truc. Je préfère me rabattre sur la confiture.
J'entends quelqu'un descendre de l'étage et Aissam fait son apparition. Dès que je l'aperçois, je rougis. Si j'avais su qu'il avait passé la nuit ici, j'aurais au moins fait l'effort de me recoiffer. J'ai honte qu'il me voie avec cette tête d'épouvantail. Il salue tout le monde et s'assoit avec nous pour manger. Ils se mettent tous à discuter dans leur langue. C'est vrai que la mère de Karim ne parle pas français, mais ça ne m'empêche pas de me sentir un peu exclue. Et puis, qui sait, ils sont peut-être en train de dire des choses sur moi…
Le petit déjeuner terminé, Mina me propose de lui tenir compagnie pendant qu'elle étend le linge. Bien sûr je ne me contente pas de la regarder en bavardant, je mets la main à la patte. Nous sommes sur le toit depuis quelques minutes, lorsque Karim l'appelle pour je ne sais qu'elle raison.
— Je reviens tout de suite ! s'excuse-t-elle avant de redescendre.
Je ne reste pas seule longtemps. Aissam me rejoint sur la terrasse. Il attrape un tee-shirt qu'il suspend à un fil.
— Alors vous avez toujours peur de moi ? m'interroge-t-il.
— Oh non, pas du tout. Vous ne m'avez pas vraiment fait peur, c'est juste que je ne suis pas habituée à ce qu'un homme me regarde comme vous l'avez fait.
— Vraiment ? Pourtant vous êtes très belle.
Son accent est adorable et ses mots me bouleversent.
— Merci.
— Vous savez, moi non plus je n'ai pas l'habitude de suivre des femmes comme ça. Mais je n'arrivais pas à détacher mes yeux de vous et j'avais tellement envie de vous connaître. dit-il avant d'ajouter, Il faut croire que le hasard nous a donné une deuxième chance.
Nous, deuxième chance… ? Est-ce qu'il sous-entend qu'il aimerait qu'il y ait un nous ?
Il y a quelques secondes de silence. Ma petite voix intérieure me hurle de me remuer les fesses pour ne pas encore tout gâcher.
— Alors vous habitez ici ? finis-je par demander.
— Non, j'habite à Tiznit, c'est un peu plus au sud, à 1h d'ici.
— Et qu'est-ce que vous faisiez à Marrakech ?
— J'avais un rendez-vous professionnel.
Il se penche pour prendre de nouvelles affaires. De là où je suis, j'ai une superbe vue sur une certaine partie de son anatomie, qui est absolument parfaite.
— Alors comment vous trouvez le Maroc ? m'interroge-t-il en se redressant.
— J'adore. Camille ne m'avait pas menti en me disant que c'était magique.
— Vous avez visité quelles villes ?
Je lui énumère tous les endroits où nous sommes allés.
— Alors il vous reste encore beaucoup de choses à voir. conclut-il.
— Et trop peu de temps malheureusement.
— Vous repartez quand ?
— Il me reste encore un peu plus d'une semaine.
Youssef nous rejoint sur la terrasse.
— Ah vous êtes là ! s'exclame-t-il. Élodie, on ne va pas trop trainer. Je dois rendre la voiture à 18h et si on veut avoir le temps de se promener un peu, il ne faut pas que l'on parte d'ici trop tard.
— Vous retournez sur Marrakech aujourd'hui ? s'enquit Aissam.
— Oui, oui, mais avant on fait un petit arrêt à Essaouira. précise Youssef.
— Est-ce que ça vous dérange si je viens avec vous ? J'ai un rendez-vous demain matin.
— Aucun problème, on a de la place.
Youssef nous aide à finir d'étendre le linge et je descends me changer. Ça ne me déplait pas de savoir qu'Aissam va passer la journée avec nous. C'est un peu tôt pour dire qu'il me plait, mais ce dont je suis sûre, c'est qu'il m'attire, physiquement.
Après avoir dit au revoir et merci à tout le monde, nous montons dans la Clio. Youssef s'installe derrière le volant et Camille prend la place du copilote. Par conséquent, je me retrouve à l'arrière avec Aissam. Cette proximité me rend nerveuse. Je sens mes mains devenir moites. Et voilà qu'il me sourit ! Mon cœur s'emballe et une vague de chaleur déferle dans mon corps.
— Youssef, tu peux mettre la clim s'il te plaît ? dis-je.
— Tu as chaud ?
— Trop.
Nous prenons la route et quittons Agadir.
— Alors, vous faites quoi dans la vie ? me demande Aissam.
— Et bien, actuellement je suis sans emploi. Et vous ?
— Je suis cuisinier dans un petit restaurant à côté de Tiznit. Si vous ne travaillez pas, pourquoi ne restez-vous pas ici un peu plus longtemps ?
— Oh je ne peux pas rester indéfiniment au chômage.
— Surtout qu'on ne va pas la supporter chez nous longtemps ! plaisante Camille.
— Vous vivez chez eux ? s'étonne Aissam.
— Oui. C'est une histoire longue et compliquée.
— Je veux bien l'entendre si cela ne vous dérange pas.
Je m'épanche rarement sur ma vie, encore moins avec des personnes que je connais à peine, pourtant, à lui, je raconte tout. Il m'écoute attentivement, sans m'interrompre.
— Ça n'a pas dû être facile pour vous. déplore-t-il, une fois mon long discours terminé.
— Eh oui, l'amour c'est un peu comme le loto. On a plus de chance de trouver le mauvais numéro que le bon. Et vous, vous avez quelqu'un dans votre vie ?
— Non.
Houlala. Deux âmes esseulées, côte à côte sur la banquette arrière d'une voiture. S'il n'y avait pas eu Camille et Youssef avec nous, qui sait ce qui se serait passé ? Non là, j'exagère. Je ne suis pas le genre de fille à sauter sur tout ce qui bouge, même si je dois avouer qu'Aissam agit sur moi comme un aimant.
J'ai envie de tout savoir sur lui et je ne résiste pas à lui poser d'autres questions.
— Alors, vous, enfin tu. On peut peut-être se dire tu non ?
— Oui.
— Tu es berbère c'est ça ?
— Tout à fait.
Il passe le reste du trajet à me parler de sa culture, il m'apprend même quelques mots en tachelhit.
Quand nous arrivons à Essaouira après plusieurs heures de route, je n'ai pas vu le temps passer. La ville ne ressemble en rien à Agadir, encore moins à Marrakech. C'est une petite cité portuaire à l'architecture unique. Les façades des maisons sont blanches avec des volets et des portes bleues.
Youssef et Camille se promènent main dans la main sur les remparts de pierre. Aissam marche à côté de moi et je ne peux m'empêcher d'imaginer que lentement il se rapproche pour que ses doigts entrelacent les miens. Mais nous continuons à avancer sans qu'aucun de nous n'ose aller vers l'autre. Peut-être qu'il n'en a tout simplement pas envie. Peut-être qu'il ne me trouve pas aussi jolie que lorsqu'il m'a vu dans le souk. De toute façon, je n'ai aucun moyen de savoir ce qu'il pense et je ne me vois pas lui demander s'il est attiré par moi.
Pour manger, nous achetons des sardines fraichement pêchées, puis nous nous rendons dans une sorte de marché couvert. Là, un homme prend notre poisson et le fait cuire sur un grand barbecue. Plutôt insolite cette façon de faire et je trouve ça très sympathique.
Nos estomacs remplis, nous continuons à déambuler dans la ville, avant de faire un tour sur la plage, très fréquentée à cette période de l'année. Youssef n'arrête pas de regarder sa montre. Il a peur d'arriver en retard à Marrakech pour rendre la voiture. Nous décidons de ne pas nous attarder pour le rassurer.
Cette fois c'est Aissam qui prend le volant. À peine 20 minutes après que nous soyons partis, Youssef lui demande de s'arrêter.
— Qu'est-ce qui se passe ? interroge Camille.
— Regarde ! répond son homme en désignant un arbre à quelques mètres de nous.
Nous nous collons toutes les deux à la fenêtre. Effectivement, cet arbre n'est pas ordinaire. De sa base à son sommet, sur presque chacune de ses branches, il y a une chèvre.
— On descend ? propose ma meilleure amie.
Je prends avec moi mon téléphone. J'ai envie d'immortaliser cette scène insolite. Enfin insolite pour moi puisque ça ne doit surement pas être une première pour mes compagnons de route.
— C'est un Arganier. m'informe Aissam. Les chèvres mangent ses fruits et recrachent les noyaux et c'est avec ces noyaux que l'on fabrique l'huile d'argan.
Je trouve juste ça incroyable. En m'approchant, j'aperçois un homme que je n'avais pas remarqué auparavant. C'est surement le berger de ce troupeau d'acrobates. Aissam le salue et ils échangent quelques mots dans leur langue. Je suis bien incapable de dire si c'est en arabe ou en berbère.
— Est-ce que je peux prendre une photo ? finis-je par demander timidement aux propriétaires des chèvres.
— Oui, pas de problème. Elles adorent les paparazzis. plaisante-t-il.
J'avance de quelques pas. Je suis tellement absorbée par les cascades des chèvres que j'en oublie de regarder où je mets les pieds. Je glisse sur une pierre et tout à coup, je suis dans les bras d'Aissam. Il a eu un sacré réflexe. Son contact est doux et chaud. Je me redresse et mon visage se retrouve presque collé au sien. Pendant une fraction de seconde, nous nous regardons, yeux dans les yeux. Juste, un très bref instant, pourtant, tout mon corps tremble. Il se détache de moi et c'est là que je comprends. J'ai envie... Envie de sentir sa peau contre la mienne, Envie de goûter ses lèvres, envie que ses doigts explorent mon corps, envie…
— Élodie, ça va ? s'inquiète Camille.
— Oui, oui. Tu sais bien que j'ai deux pieds gauches.
— Fais attention. me sermonne-t-elle. Je n'ai pas envie d'avoir à t'emmener à l'hôpital.
Je finis par prendre mes quelques photos et nous retournons en voiture. Aissam laisse Youssef reprendre le volant et il s'assoit à côté de moi. Je n'ose pas le regarder. J'ai du mal à accepter tout ce qu'il éveille en moi. C'est la première fois que je ressens un tel… désir. Est-ce que c'est le contexte ou est-ce que ça vient de lui ? Je n'arrive pas à savoir.
Je regarde défiler le paysage, essayant de comprendre ce qui m'arrive. Ses doigts effleurent mon bras. Surprise, je me décale sur le côté pensant qu'il ne l'a pas fait exprès. Quand il revient à la charge une deuxième fois, il ne fait plus aucun doute que son geste n'est pas involontaire. Il effleure ma peau et les battements de mon cœur s'accélèrent. Je suis incapable de bouger. Sa main agrippe la mienne et la presse légèrement. Je voudrais tourner mon visage vers le sien, l'embrasser tout en caressant ses cheveux. Mais je n'en fais rien. Je reste le nez collé à la fenêtre. Je ne veux pas paraître désespérée et puis nous ne sommes pas seuls dans la Clio et ça, ça me bloque. Camille tourne justement la tête vers moi pour me dire quelque chose et je lâche la main d'Aissam.
— Alors finalement tu ne regrettes pas d'être venue avec nous ?
— Non, du tout, mais ça va être dur de repartir.
— On te laisse là si tu veux. dit-elle en riant.
Les heures suivantes s'écoulent dans le silence. Youssef est concentré sur la route, Camille s'est assoupie et Aissam fixe le paysage, l'air pensif. Ses mains ne s'aventurent pas une seule fois vers moi et quand nous arrivons à Marrakech, je me sens triste. Est-ce que je ne viens pas encore une fois de tout faire capoter ?
— Aissam. Tu as un endroit où dormir ? s'assure Youssef.
— Oui, j'ai un ami qui habite dans la médina.
— Alors, où veux-tu que je te dépose ?
— Près de la place Jemaa el-Fna, ce serait bien.
Dans quelques minutes, Aissam va sortir de la voiture et je ne le reverrai sans doute jamais. Je ne peux pas m'y résoudre. Il faut que j'agisse et vite. Plus facile à dire qu'à faire. Je remarque un panneau indiquant le centre-ville. Je n'ai plus beaucoup de temps.
— Aissam, est-ce que tu aimerais que l'on se revoie ?
Il me regarde et ne répond pas. Il en faut plus pour me décourager. Hors de question que je laisse tomber maintenant.
— Moi j'aimerais beaucoup…
— Demain ? finit-il par dire. Tu me donnes ton numéro ?
Je suis soulagée, heureuse et aussi excitée. J'ai l'impression que quelque chose commence.
Il enregistre mes coordonnées à peine quelques secondes avant que Youssef ne s'arrête sur le bas-côté.
Aissam nous remercie de l'avoir emmené. Il s'apprête à sortir de la Clio, mais il a un moment d'hésitation. Il jette un coup d'œil à l'avant et là, très furtivement, il m'embrasse. Cela ne dure qu'une fraction de seconde pourtant, le contact de ses lèvres déclenche un véritable incendie dans mon corps.
— À demain. chuchote-t-il avant de s'éloigner.
Camille et Youssef n'ont rien remarqué. Heureusement qu'ils ne font pas attention à moi. J'ai l'impression de planer.
Quand nous arrivons devant l'immeuble de la famille à Youssef et que je quitte la voiture, mes jambes tremblent.
J'ai envie de filer dans ma chambre, mais c'est sans compter la curiosité de Fatima qui me pose tout un tas de questions sur le mariage. Dès qu'elle me libère, je monte à l'étage. Je redoutais le moment où je serais contrainte d'enlever le mode hors ligne de mon téléphone. Je n'ai pas vraiment le choix si je veux revoir Aissam. Je ne me vois pas passer par l'intermédiaire de mes amis. D'ailleurs je me demande ce qu'ils penseront si jamais il devait y avoir quelque chose entre nous.
Je tape mon code pin. Comme je le pressentais, ma mère et ma sœur ont essayé de me joindre à plusieurs reprises. Ma conscience me pousse à jeter un œil à leurs messages et là, la culpabilité m'envahit. Il est arrivé quelque chose à mon père. Il est tombé d'une échelle et il a été opéré. J'ai l'impression que tout le poids du monde vient de s'abattre sur mes épaules et une sensation de nausée se loge au creux de mon ventre. Ils sont comme ils sont, mais c'est ma famille. Je n'aurais jamais dû penser qu'à moi. Je n'aurais jamais dû partir. Il faut que je rentre en France.
Ça n'a pas été facile d'échanger mon billet, mais mes supplications ont fini par être payantes et la compagnie a cédé. J'ai quand même dû payer un supplément assez onéreux pour avoir un vol aujourd'hui.
Je n'ai pas le numéro d'Aissam et je n'ai pas pu le prévenir de mon départ. Ce n'est peut-être pas si grave. Il ne m'a pas encore contacté. Me revoir ne doit pas l'intéresser plus que ça. Mais bordel, il m'a quand même embrassée ! Est-ce que ce n'était qu'un jeu pour lui ? Un geste qui ne voulait rien dire ?
Youssef et Camille m'accompagnent jusqu'au contrôle de douane et je me retrouve seule. La salle d'embarquement est bondée et ne trouvant pas de siège libre, je m'assois à même le sol. Les quelques jours passés ici étaient merveilleux et m'ont complètement déconnectée, mais je regrette d'être venue. C'est comme-ci on me repoussait dans le trou du quel j'étais enfin sortie.
Dès que je prends place dans l'avion, une boule se forme dans ma gorge. J'ai envie de pleurer. Pourquoi exactement? Parce que c'est le retour à la réalité ? Je ne sais pas, mais j'ai les larmes aux yeux.
Tout comme à l'aller, des hôtesses nous donnent les consignes de sécurité. J'éteins mon téléphone portable, j'attache ma ceinture et je me cramponne à mon siège pour le décollage.
J'aurais pu rester, mais je n'aurais sans doute pas profité en sachant que ma famille a vraiment besoin de moi.
Le voyage me paraît horriblement long. À côté de moi, il y a un couple qui n'arrête pas de se bécoter. Ils ne font que renforcer mon sentiment de solitude. Jamais un homme ne m'a embrassée aussi passionnément en public. Quand j'étais avec David, il était parfois si distant devant les autres que j'avais l'impression qu'il avait honte de moi. David… Lorsque je l'ai quitté, j'étais persuadée que je n'allais jamais m'en remettre. Pourtant ces derniers jours, je m'en suis pas mal sortie, enfin je crois. Mon séjour au Maroc et ma rencontre avec Aissam y sont pour beaucoup. Bien sûr, je pense toujours à lui et c'est même encore douloureux, mais pas aussi insurmontable que ce que j'avais imaginé.
Je suis soulagée quand nous atterrissons sur le sol français. Dehors il tombe des cordes. On dirait que la météo veut aussi me rappeler que mes vacances sont terminées. J'envoie un message à Camille pour lui confirmer que je suis bien arrivée.
Il me reste tout juste assez d'argent pour quitter l'aéroport en taxi. Je donne au chauffeur l'adresse de l'hôtel de mes parents. Pas la peine que je passe chez mes amis pour déposer mes affaires, ce n'est pas comme si j'avais quelque chose d'urgent à mettre au frigo.
Je suis déjà déprimée et je sens une désagréable sensation dans mon estomac. J'ai peur. Peur de ce que je vais trouver là-bas, peur d'être obligée de faire des choses que je déteste, peur de devoir supporter les méchancetés de ma mère. Moi qui avais réussi à avancer, me voilà en route vers la case départ.
Quand la voiture s'arrête, mon cœur bat la chamade. Je règle ma course et prends mes affaires. Pendant plusieurs minutes, je reste sous la pluie, à contempler la façade du bâtiment. Ça ne peut pas recommencer comme avant, non ! Il faut que je prenne de bonnes résolutions.
Petit 1 : Ne pas être exploitée.
Petit 2 : Ne pas me laisser marcher sur les pieds.
Petit 3 : Il y aura surement plusieurs choses à régler. D'après ce que m'a expliqué ma mère hier au téléphone, c'est la catastrophe. Alors, je vais traiter les problèmes un à un et quand la situation sera revenue à la normale, je définirais des horaires fixes et je ne ferais que ce que je suis censée faire, la paperasse.
Petite 4 : Tenir les bonnes résolutions 1, 2 et 3.
Allez, je peux le faire. Je franchis la porte. Ma mère est derrière le comptoir de l'accueil.
— Te voilà enfin ! s'exclame-t-elle en m'apercevant.
Je m'avance vers elle et nous nous faisons la bise.
— Tu ne peux pas savoir à quel point j'étais inquiète pour toi. me confie-t-elle.
— Pourquoi ?
— T'imaginer dans ce pays de terroristes.
— Pardon ?
— Ba oui tous ces musulmans…
Rester zen, surtout ne pas s'énerver tout de suite.
— Maman, tous les musulmans ne sont pas des terroristes.
— C'est quand même toujours eux qui se font exploser.
Je soupire.
— Et combien y'a-t-il eu d'attentats au Maroc cette année ? dis-je
Ah, je crois bien que je lui ai cloué le bec. Elle lève les yeux au ciel et réfléchit.
— Ne cherche pas, il n'y en a pas eu. Et puis j'ai été très bien accueillie là-bas. Les gens sont très chaleureux.
J'ai presque envie d'ajouter que j'ai reçu plus de considérations de ces inconnus que de ma propre famille, mais inutile de jeter de l'huile sur le feu maintenant.
— Dans tous les cas, c'est bien que tu sois là.
Elle commence à me parler de l'incompétence de l'intérimaire qu'ils avaient embauché. Elle me raconte l'accident de papa, puis elle énumère toutes les choses qu'il y a à faire et je l'interromps.
— Maman, tu me fais une liste et après on voit ensemble quelles sont les priorités.
Elle s'exécute et je pars faire un tour dans mon petit bureau. Houla, effectivement c'est une catastrophe. Comment ont-ils fait pour mettre un tel désordre en si peu de temps ? C'est comme si je n'étais pas rentrée ici depuis des années. Je me mets tout de suite au travail. Je ramasse les papiers qui trainent un peu partout, je jette un œil au courrier qui n'a pas été ouvert. Je range, je trie. Quelques minutes plus tard, ma mère me rejoint avec ce que je lui ai demandé. Je lis attentivement la feuille de papier qu'elle vient de me donner. Conclusion, je ne vais pas chômer.
L'après-midi a été usant et Vanessa propose gentiment de me ramener chez Camille et Youssef. Ma sœur aurait-elle aussi pris de bonnes résolutions? Dans la voiture, je consulte mon portable. J'ai reçu des SMS, mais je devrais attendre pour les lire. Je n'ai plus de batterie.
Arrivée à destination, je me sens tellement crasseuse que je file sous la douche. Une fois propre, je branche mon téléphone et je m'installe sur le lit. En tout, j'ai cinq messages. Deux de ma meilleure amie et les 3 autres d'un numéro commençant par +212. C'est Aissam.
1er message :
Bonjour. J'espère que tu as passé une bonne nuit. Mon rendez-vous va me prendre un peu plus de temps que prévu. On peut se retrouver à 18h si tu veux ?
2ème message :
Tu es occupée ? J'attends ta réponse avec impatience.
3ème message :
Pourquoi tu ne réponds pas ? Tu as encore peur de moi ?
Mon cœur se serre. À l'heure qu'il est nous pourrions être ensemble. Je nous imagine installés à la terrasse d'un café, place Jemaa el-Fna. Nous discuterions de nos passions, de nos rêves, de nos projets… Et puis nous irions dans un endroit plus tranquille et il m'embrasserait… Mon téléphone se met à sonner dans ma main, signalant la réception d'un nouveau message. C'est encore Aissam.
Lui :
Tu sais si tu n'as pas envie de me voir, il suffit de me le dire.
Moi :
Bonjour Aissam. Je suis désolée, j'ai dû rentrer en France pour aider ma famille. Je voulais te prévenir, mais je n'avais pas ton numéro.
Pas de réponse. Mon ventre crie famine et je descends à la cuisine. Je ne trouve qu'un vieux paquet de biscuits rancis à me mettre sous la dent. J'aurais peut-être dû penser à faire quelques courses avant de rentrer. Là, je n'ai pas le courage de sortir et tant pis pour mon estomac.
De retour dans la chambre, je n'ai toujours pas reçu de nouveau SMS. Il se dit que c'est probablement inutile de continuer à discuter avec une fille qui se trouve à plusieurs milliers de kilomètres. Étendue sur les couvertures, je regarde le plafond et je cogite. Même si j'étais restée là-bas et qu'il y avait eu le début d'une histoire entre nous, sur le long terme ça n'aurait jamais marché. Comme le dit si bien le dicton « Loin des yeux, loin du cœur ». Je ne crois pas aux relations à distance. Enfin là, si je me dis tout ça, c'est pour ne pas avoir le sentiment d'être passée à côté de quelque chose.
Mon téléphone vibre de nouveau. Aissam me demande si nous pouvons échanger via WhatsApp pour éviter d'exploser notre forfait. Je télécharge l'application et nous continuons à discuter. Ce n'est que virtuel et pourtant, je ressens la même chose que si je l'avais en face de moi. J'ai l'impression qu'il me fait du bien. Nous parlons de tout. Je suis impressionnée par sa culture. Il est beau et il en a dans la tête. Nous nous trouvons une passion commune pour le cinéma et surtout les films d'épouvantes. Encore une fois, mon imagination me projette ailleurs. Nous deux dans une salle obscure. Moi blottie contre son torse et me cachant les yeux aux passages du film les plus critiques. Qu'est-ce qui m'arrive? Est-ce que c'est normal que je me sente aussi attachée à lui alors que je ne l'ai vu qu'à trois reprises (et encore, là je compte la fois où il m'a suivie dans le souk) ? Tout ça est un peu flou et je me sens perdue.
Après plus de deux heures d'échanges de messages, je finis par lui dire bonne nuit. Une grosse journée m'attend demain et j'ai besoin d'être en forme. Il faut que je dorme…Enfin il faut au moins que j'essaye…
J'avais presque oublié la désagréable sensation que je ressentais à chaque fois que mon réveil sonnait, annonçant le début d'une nouvelle journée de travail. Ce matin, elle refait son apparition. J'ai bien peur que les bonnes vieilles habitudes soient de retour.
À l'hôtel, je m'enferme dans mon bureau. Je verrouille même la porte pour éviter que l'un des membres de ma famille ne rentre inopinément.
La comptabilité nécessite toute mon attention. Dans mon besoin de tranquillité, j'ai oublié un détail, mon téléphone. Aissam vient de m'envoyer un message sur WhatsApp. Je me fais force pour ne pas lui répondre et je me mets au boulot. Pour une fois, ma mère n'avait pas exagéré les choses. C'est ma sœur qui s'est occupée des comptes depuis mon départ et elle a fait n'importe quoi. Il faut que je reprenne les chiffres un à un et ça va me prendre des heures. Autant répondre à Aissam tout de suite.
Moi :
Salut toi. Oui merci, j'ai bien dormi. C'était dur de se lever ce matin. Là je suis au travail. Je ne vais pas pouvoir discuter avec toi, il faut que je me concentre.
Lui :
Pourquoi ? Me parler te déconcentre ?
Je rougis. Je ne vais quand même pas lui avouer que j'adore nos conversations et qu'à chaque fois, je ne peux m'empêcher d'élaborer des plans sur la comète.
Moi :
Oui tu me déconcentres.
Lui :
C'est bon signe. Ça veut dire que je te plais.
Moi :
Hum… Peut-être bien.
Lui :
En tout cas, toi tu me plais beaucoup.
Mon cœur s'emballe et une bouffée de chaleur m'envahit. Les mots me manquent. Qu'est-ce que je dois lui dire maintenant ?
Moi :
Désolée, mais il faut vraiment que je bosse. On se parle ce soir ?
Lui :
Ok. De toute façon je dois aussi aller travailler. Bon courage et boussa sur tes jolies lèvres.
Difficile de mettre la comptabilité à jour. Mon esprit est partout, sauf dans les chiffres. Je n'arrête pas de me demander ce que je ressens pour Aissam. Je suis incontestablement attirée par lui physiquement, mais il y a plus que ça. Une relation entre nous serait tellement compliquée. Tous ces kilomètres qui nous séparent, nos vies totalement différentes… Et puis, il y a aussi nos proches. Que penseraient-ils de cette union ? Je sais déjà que mes parents seraient horrifiés et qu'ils ne voudraient plus me voir. Une famille on en a qu'une, même si la mienne est loin d'être parfaite, je ne sais pas si je serais prête à la sacrifier pour l'amour…
Il faut que j'arrive à me vider la tête. Ça ne sert à rien que je me pose toutes ces questions. Pour l'instant, nous échangeons des messages, rien de plus.
Comme il n'est pas trop tard quand je quitte l'hôtel, je décide d'aller rendre visite à mon père à l'hôpital. Je le trouve assis dans son lit à lire le journal local. L'une de ses jambes est entièrement plâtrée et suspendue en hauteur.
— Tiens une revenante ! s'exclame-t-il en m'apercevant.
— Dis donc, tu ne t'es pas raté !
— Et oui que veux-tu ? Je ne suis plus tout jeune maintenant.
Je m'installe sur le fauteuil à côté de lui.
— Pas trop difficile de rester ici sans rien faire ?
— Du tout, ça me fait du bien. Et toi ? Ta mère m'a dit que tu étais partie chez les bronzés. J'espère qu'ils ne t'ont pas convertie au moins.
Oui, ça ne fait aucun doute. Si un jour je leur présentais Aissam, ma famille le chasserait à coup de lance pierre. Je ne comprends pas qu'au 21ème siècle on puisse encore classer les gens dans des cases et faire des généralités. Nous sommes peut-être dans une période où le terrorisme fait trembler les grandes villes d'Europe, mais porter atteinte au mode de culture occidentale n'est pas l'objectif de tous les musulmans. Pour éviter de me mettre en colère, je détourne la conversation sur d'autres sujets. Je ne m'attarde pas longtemps puisque je dois quand même faire quelques courses avant de rentrer.
En arrivant chez Camille et Youssef, je me dis que, maintenant que j'ai repris le travail, il faudrait que je me trouve un chez-moi.
Je me prépare une salade, que je dévore en trois coups de fourchette, puis je monte à l'étage et j'emprunte le pc de ma meilleure amie. Tout en cherchant un appartement, je dialogue avec Aissam sur WhatsApp. Une notification de l'ordinateur me signale qu'une mise à jour est disponible pour Skype. Ça me donne une idée. J'envoie un message à Aissam.
Moi :
Tu as Skype ?
Lui :
Oui. Mais il faut que j'aille dans un cyber pour me connecter, le réseau est mauvais ici.
Il me donne son adresse et quelques minutes plus tard il se connecte. Très vite, il me demande de mettre la cam. Au début j'hésite puis je finis par accepter. Je le vois, il me voit et je suis toute gênée. Il est un véritable régal pour les yeux et sa voix avec son léger accent est trop craquante. Je fonds… Complètement. Plusieurs frontières nous séparent, pourtant, je ressens la même chose que si j'étais à côté de lui, ce désir inexplicable qui me consume de l'intérieur. D'un côté, je suis terrifiée, de l'autre, je me sens euphorique. J'ai déjà été dans cet état, il y a longtemps. C'était au début de ma relation avec David…
La routine a doucement repris son cours, à quelques exceptions près. Je n'ai pas vraiment réussi à tenir mes bonnes résolutions, mais j'ai pris du poil de la bête et hier quand ma sœur m'a demandé de la remplacer pour le service du petit déjeuner, j'ai dit non. Youssef et Camille rentrent cet après-midi. Je n'ai pas encore eu le temps de trouver un appartement. J'ai un rendez-vous demain et j'espère que cette première visite sera la bonne. J'ai besoin d'avoir un endroit où je me sentirais chez moi.
Aissam obsède chacune de mes pensées. Mes échanges avec lui sont le seul moment de bonheur de mes journées. J'ai essayé de lutter contre mes sentiments, mais sans grand succès. Est-ce que je suis folle de m'amouracher d'un homme que j'ai à peine vu, qui habite à des milliers de kilomètres et avec qui je discute sur internet ? Oui, probablement. Est-ce que j'ai l'espoir que cette relation virtuelle aboutisse à quelque chose de réel ? Oui…
Je ne lui ai pas encore avoué ce que je ressens, j'ai peur que ce ne soit pas réciproque. Et puis, il y a toujours cette petite idée malsaine qui trotte dans mon esprit. Celle qui me murmure qu'Aissam cherche à me séduire dans un but bien précis…. Ça c'est de la faute à Camille… Elle m'a souvent parlé de connaissances de Youssef qui se sont mariés avec des françaises et qui une fois en Europe, les ont abandonnées. Mais bon pour l'instant Aissam ne m'a pas fait de grandes déclarations d'amour, ni parlé de mariage, alors, j'essaye d'ignorer cette vilaine pensée.
Souvent il me demande quand est-ce que je compte revenir au Maroc et je n'ai pas de réponse. Je ne me vois pas y aller seule pour me retrouver directement avec lui. Même si nous sommes très proches virtuellement, je ne nous imagine pas dormir ensemble sans le connaître un peu mieux.
Ce matin, j'ai dû quitter le confort de mon bureau pour aider ma mère à faire le ménage des chambres. Je déteste ça. Il faut être rapide tout en étant efficace. À chaque fois je finis en sueur. Et puis je n'ai même pas une seconde pour regarder mon téléphone. Parler avec Aissam est comme une drogue et là, je suis en manque.
Une fois les derniers draps mis à laver, je retourne dans mon espace. Pas de message d'Aissam. Bizarre. D'habitude il m'en envoie un au moins toutes les 20 minutes.
Moi :
Tu fais quoi de beau ?
15 minutes... 30 minutes... 1h et toujours rien. Je n'aime pas ça du tout. Je me remets au travail sans pour autant réussir à ne pas contrôler mon portable toutes les cinq minutes. Quand il sonne enfin, je suis déçue de voir que c'est Camille et pas Aissam qui m'a envoyé un SMS. Elle et Youssef viennent d'atterrir sur le sol Français.
Ce n'est que lorsque je quitte l'hôtel en fin de journée que mon beau Marocain me fait signe.
Aissam :
Tu as passé une bonne journée ?
Moi :
Oui, mais je me suis inquiétée.
Aissam :
Pourquoi ?
Moi :
Parce que tu ne me répondais pas.
Aissam :
Ah désolé, j'ai été très occupé.
Moi :
Par quoi ?
Et voilà, ma parano et ma jalousie viennent de se réveiller. Difficile de déterminer si c'est une preuve de mon attachement ou d'un manque évident de confiance en moi. Forcément, j'imagine que ce qui l'a beaucoup occupé, c'est une autre femme. Avant, je doutais rarement de ce que me disaient les gens. Ça, c'était jusqu'à ce que la conquête de David laisse son string dans ma corbeille à linge. Je critiquais le fait que mon père mette tous les gens dans des cases et c'est exactement ce que je suis en train de faire. Il faut que je me sorte de la tête que tous les hommes sont des menteurs et des salauds. Il y a plein de types bien, Youssef par exemple…
Lui :
C'est secret. Je peux juste te dire que c'est quelque chose qui va changer ma vie, mais comme rien n'est sûr pour l'instant, je ne préfère pas en parler.
Me calmer… Ne pas penser au pire… Et s'il allait se marier ?
Moi :
Même moi, je n'ai pas le droit de savoir ?
Il me répond, mais je ne peux pas lire son message. Je viens de prendre la route. Le trajet ne m'offre pas une distraction suffisante pour ne pas réfléchir. Il ne faut pas que je laisse mon imagination prendre le dessus. Et puis de toute façon, si Aissam a rencontré quelqu'un, qu'est-ce que je peux y faire ? Il est tellement loin de moi…
Je me gare devant la maison de mes amis.
Lui :
Je suis désolé, mais je ne te dirais rien. Je veux que ce soit une surprise et puis je ne suis pas sûr de réussir.
Moi :
Tu as rencontré quelqu'un ?
Je n'ai pas pu m'en empêcher.
On toque à la fenêtre de la voiture et je sursaute. C'est Camille.
— Tu comptes dormir là ? s'amuse-t-elle.
Je la suis à l'intérieur. Elle et Youssef se lancent dans le récit du reste de leurs vacances, photos à l'appui. J'ai raté beaucoup de choses… J'adorerais qu'ils m'annoncent qu'un autre séjour est prévu pour bientôt et qu'ils veulent que je vienne avec eux. Je dirais oui tout de suite.
— Vous y retournez quand ?
— Justement c'est bien que tu poses la question, on aimerait passer le Nouvel An là-bas. Ça te dirait de nous accompagner ? me propose ma meilleure amie.
Difficile de cacher ma joie, intérieurement je jubile.
— Ne me dis pas que tu ne peux pas à cause de ta famille, c'est une excuse que je n'accepterais pas. ajoute-t-elle.
— Alors j'accepte ! Allons fêter la nouvelle année au Maroc.
Mon portable sonne. C'est sans doute Aissam. Comme je ne réponds pas immédiatement, il m'envoie des messages en rafale.
— Qui est donc cette personne qui te harcèle ? s'intéresse Camille.
— Juste ma sœur.
Même si je n'aime pas lui mentir, je ne me sens pas encore prête à leur parler de ce qui se passe entre moi et Aissam. D'ailleurs je ne suis pas bien sûre de comprendre qu'il y a entre nous. Son dernier message me fait culpabiliser.
Lui :
Des filles, il y en a plein ici, mais c'est toi que je veux et j'attendrais le temps qu'il faudra.
Lui :
Je ne suis pas comme ton ex.
Lui :
Si tu ne me fais pas confiance, je ne vois pas à quoi ça sert qu'on continue à se parler.
Qu'est-ce que j'ai encore fait ?
Comme ni mes amis, ni moi n'avons le courage de faire à manger, nous commandons des pizzas. J'ai hâte de me retrouver seule sous la couette pour finir ma conversation avec Aissam. Je me suis comportée comme une gamine…
Youssef et Camille parlent de leur future union. Cela fait déjà plusieurs mois qu'ils ont fixé la date et réserver une salle, mais ils leur restent encore une longue liste de préparatifs. Monter tout de suite serait impoli. Alors je les écoute en prenant mon mal en patience, donnant mon avis quand celui-ci est sollicité. Ce sera sûrement une grande fête avec beaucoup d'invités. Un mariage choucroute comme je les appelle. Le rêve de beaucoup de femmes je crois. Moi je préférerai une cérémonie simple entourée des personnes qui m'aiment sincèrement. Ce qui veut dire que si je me marie un jour, il n'y aura pas grand monde.
Le couple se décide enfin à aller se coucher et je monte dans la chambre d'ami. Installée sur le lit, je réponds à Aissam.
Moi :
Pardon pour ma réaction. J'imagine tout de suite le pire. J'ai peur de te perdre.
Lui :
T'inquiètes pas, c'est déjà oublié.
Moi :
Au fait, j'ai une bonne nouvelle.
Lui :
C'est quoi ?
Moi :
Je vais venir au mois de décembre.
Il m'envoie plein de smileys bisous.
Moi :
Ça fait quand même encore loin…
Lui :
C'est déjà mieux que si tu ne revenais jamais. On se connecte sur Skype ?
Je lui explique que je ne peux plus, comme Camille est rentrée, et que mon téléphone portable beugue toujours quand j'ouvre cette application.
Nous continuons à échanger pendant longtemps par messages avant que je ne me décide à essayer de dormir.
Moi :
Bonne nuit. Fais de beaux rêves.
Lui :
J'ai envie que tu sois à moi.
Je lis et relis plusieurs fois ses mots. C'est comme si une vague de chaleur venait de déferler dans mon corps…
Moi :
À toi?
Lui :
Oui, à moi ! Allez, je te fais plein de boussa et n'oublie pas de penser à moi.
S'il savait à quel point je pense à lui. À quel point il me manque… À quel point j'aimerais me blottir contre lui…
C'est en me rêvant dans ses bras que je finis par m'endormir.
— Ça va Élodie ? me demande Camille.
Est-ce que ça va ? Oui, je plane sur un nuage, doux, moelleux et confortable. Depuis plusieurs minutes, je fixe le vide en pensant à Aissam.
— Tu as l'air amoureuse … remarque ma meilleure amie.
Amoureuse ? Je ne sais pas. Est-ce que l'on peut être amoureuse d'un homme qu'on ne peut pas toucher ? Est-ce que l'on peut aimer un homme que l'on ne peut regarder qu'au travers d'un écran interposé ?
— Ça n'aurait rien avoir avec tous les messages que tu as reçus hier ? insiste-t-elle.
Elle commence à brûler, il faut que je détourne son attention avant qu'elle ne comprenne tout.
— Oh je suis désolée, je suis encore un peu dans la brume ce matin. Il faut que je me dépêche, j'ai un rendez-vous pour un appartement dans une heure.
Je mets ma tasse de café au lave-vaisselle et je file me préparer avant qu'elle ne me pose d'autres questions. Dans mes affaires, j'ai un tailleur que je ne porte presque jamais. Je pense que c'est la tenue idéale pour aujourd'hui. Je tiens à faire bonne impression auprès de l'agent immobilier.
J'arrive quelques minutes en avance devant l'immeuble où se trouve le logement que je dois visiter. Le quartier a l'air calme et sympa. Il y a un parc paysager juste à côté. En venant, j'ai aperçu une boulangerie un peu plus loin ainsi qu'une petite épicerie. Pour l'instant, c'est un sans-faute.
Une voiture se gare sur le parking et un homme en costard en descend. La trentaine, très séduisant et débordant d'assurance, il s'avance vers moi.
— Madame Robin ? hasarde-t-il.
— Oui c'est ça.
Il me tend la main et se présente.
— Xavier Duval. C'est moi que vous avez eu au téléphone. On y va.
— Je vous suis.
Il sort un trousseau de clés de sa poche et nous rentrons dans l'immeuble. Le rez-de-chaussée et la cage d'ascenseur sont propres, le sans-faute continue.
Quand je franchis la porte du studio, je sais tout de suite que je n'aurais pas besoin d'autres visites. Situé sous les toits, il n'est pas très spacieux, mais il dispose de grandes ouvertures et d'un balcon. La salle de bain est moderne, tout comme la kitchenette qui est déjà meublée.
— Alors ? tente de savoir l'agent immobilier.
— Et bien, il me plaît. Je le prends !
— Dans ce cas, je vous propose que nous nous revoyions demain à l'agence pour faire toute la paperasse. Je vais vous donner la liste des documents dont nous avons besoin pour le dossier.
Nous redescendons au parking et il me donne le fameux papier.
— À quelle heure êtes-vous disponible demain ? me demande-t-il.
— 17h.
— Va pour 17h alors. Je vous souhaite une bonne fin de journée.
Il regagne sa voiture, tandis que je monte dans la mienne. Avant de démarrer, je détaille la feuille qu'il vient de me transmettre. En bas quelques mots ont été griffonnés « Un verre ce soir ? » accompagné d'un numéro de téléphone. J'avoue que celle-là je ne l'ai pas vu venir. Il y a quelques mois j'aurais été flattée et je n'aurais pas donné suite à regret, aujourd'hui je suis juste flattée. Oui, j'ai des yeux et j'ai vu que cet homme est carrément canon, mais c'est Aissam que j'ai dans la peau. D'ailleurs, là, tout de suite, j'ai une furieuse envie de lui envoyer un message.
Moi :
Je veux être à toi, mais est-ce que toi tu seras à moi ?
Impossible de dormir. Trop de choses tournent dans ma tête. Je me dis qu'une relation virtuelle ne peut pas durer indéfiniment. Je sais qu'il a très peu de chance d'obtenir un visa pour venir en France, sauf si… Mais ça, c'est hors de question ! Quant à moi, je trouve plaisant de passer quelques jours au Maroc pour les vacances, mais de là à envisager d'y vivre. Mon prochain séjour sera un test. Si sur internet, nous sommes en parfaite osmose, il est possible que le courant ne passe pas aussi bien quand nous serons l'un à côté de l'autre. Enfin je n'y crois pas. Dès notre première rencontre, j'ai ressenti cette connexion entre nous. Je suis persuadée que quand nous nous retrouverons ce sera... magique.
Emménager dans mon nouveau chez moi a pris moins d'une heure. En même temps, la chose la plus volumineuse que je possède, c'est la télé que Youssef m'a aidé à récupérer. Du coup, j'ai loué un camion pour l'après-midi et avec Camille, nous allons faire du shoping à Ikea. Vaisselle, linge de maison, lit, table basse, j'ai besoin de presque tout.
Je ne suis pas à l'aise dans les allées du magasin. J'ai peur de faire une mauvaise rencontre. David affectionne particulièrement cette enseigne et je crois qu'aujourd'hui, c'est son jour de congé. Je sais que je délire, car il y a peu de chance que je le croise, pourtant j'ai l'impression de le voir partout. J'ignore comment je réagirais si je me retrouvais nez à nez avec mon ex. Est-ce que tous les sentiments que j'ai éprouvés pour lui remonteraient à la surface ? Est-ce que ça me ferait mal ou est-ce que je serais totalement indifférente ? Ce qui est sûr, c'est que je ne me sens pas assez forte pour affronter ça maintenant.
Je quitte le magasin avec une facture longue comme le bras. Il faut ce qu'il faut pour que mon chez-moi soit confortable. Youssef nous rejoint en bas de mon immeuble pour nous aider à monter mes achats. C'est également lui qui s'occupe de l'assemblage de mon clic-clac.
Une fois que tout est à peu près terminé et que mes amis me laissent seule, je retourne faire les boutiques. Il me manque une chose dont j'ai absolument besoin. Deux heures plus tard, j'ai un nouveau petit bijou de technologie flambant neuf. Le vendeur a bien fait son travail. Je n'ai sans doute pas besoin d'un outil aussi performant, mais il a réussi à me convaincre. Depuis le retour de Camille et Youssef, Aissam et moi n'avons pas pu discuter sur Skype. C'est pour ça je viens de m'acheter une tablette. Comme je n'ai pas encore internet, je vais dans le bar à côté de mon immeuble qui propose le Wifi gratuit.
Je commande un café et je m'installe dans un coin tranquille où personne ne pourra voir mon écran. J'envoie un message à Aissam et quelques minutes plus tard, il se connecte sur Skype. Dès que son visage apparaît sur l'écran, je souris. La température de mon corps monte de quelques degrés et le rouge me monte aux joues. Étant dans un lieu public, nous ne pouvons pas discuter de vive voix.
Lui :
Ça m'avait manqué.
Moi :
Quoi ?
Lui :
De voir tes beaux yeux.
Je baisse la tête à la fois gênée et touchée par ce compliment.
Nous discutons pendant longtemps. J'en suis déjà à ma quatrième consommation lorsque je me décide à rentrer chez moi.
Moi :
Aissam, je vais devoir couper, je n'ai plus de monnaie pour m'acheter à boire.
Lui :
J'espère que tu auras vite internet, comme ça tu pourras me faire visiter ton appartement.
Moi :
Oh, tu sais, c'est tout petit. C'est presque entrer-coucher direct.
Il rit. Qu'est-ce qu'il est beau comme ça…
Lui :
On continue à parler sur WhatsApp ?
Moi :
Bien sûr.
Lui :
Alors à tout de suite ya hobi.
Moi :
Ça veut dire quoi ?
Il ne me répond pas, il s'est déjà déconnecté. J'ai envie de savoir, alors je n'éteins pas tout de suite ma tablette. Je fais quelque recherche sur Google. « Ya hobi » se traduit par mon amour.
En retournant chez moi, je suis en transe. Je m'allonge sur mon clic clac et je reprends ma conversation avec Aissam.
Moi :
Alors comme ça, je suis ton amour ?
Lui :
Tu as été voir sur internet ! Tricheuse.
Moi :
Je ne suis pas patiente.
Lui :
J'espère que tu seras quand même patiente jusqu'au mois de décembre.
Moi :
Ne t'inquiète pas pour ça.
Lui :
Ohiboki ya hobbi.
Moi :
Mais euh… arrête je ne sais pas ce que ça veut dire.
Lui :
Ça veut dire : je t'aime mon amour.
Je lis et relis ces mots, encore et encore. C'est comme-ci tout le bonheur du monde venait de m'envahir, chassant les doutes et les mauvaises pensées. Après plusieurs minutes, je me décide enfin à lui répondre.
Moi :
Je t'aime.
Le travail m'a paru moins pénible aujourd'hui. Peut-être est-ce parce que je suis amoureuse… J'ai décidé d'arrêter de lutter contre mes sentiments et j'essaye aussi de ne plus m'interroger constamment. Après tout « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », alors on verra bien ce qui arrivera…
Il est 16h et je quitte l'hôtel. Camille et moi avons rendez-vous dans quelques minutes chez le coiffeur. Mes cheveux ont bien poussé et ma frange commence à me déranger. J'ai peur que ma meilleure amie ne profite de ce moment entre fille pour encore jouer les enquêtrices. J'aimerais tellement lui parler de ce que je vis avec Aissam, mais je suis persuadée qu'elle n'approuverait pas. Je sais très bien qu'elle me dirait que l'homme dont je suis amoureuse ne me voit que comme un moyen de venir en France. Bien sûr, j'y ai moi-même songé, pourtant je suis confiante. Je ne pense pas qu'Aissam soit de ce genre-là. C'est vrai que je ne peux pas en être sûre à 100%, mais je pense qu'il est sincère et qu'il s'intéresse vraiment à moi.
J'arrive devant la maison de Camille et je donne un léger coup de klaxon pour lui signaler ma présence. Elle sort presque aussitôt et s'installe à côté de moi dans la voiture.
— Dis donc, tu es rayonnante ! me complimente-t-elle.
— Merci.
— Je crois que ça fait longtemps que je ne t'ai pas vue aussi heureuse.
— Peut-être.
— Quand est-ce que tu comptes me dire ce qui se passe dans ta vie ?
— Il ne se passe rien… Je me sens juste bien c'est tout.
Vexée, elle n'ajoute rien jusqu'à ce que nous arrivions chez le coiffeur.
Installée dans un fauteuil, je pense à ma dernière visite dans ce salon. J'étais blonde et en couple avec un homme infidèle. C'est ici que tout a changé. Enfin tout... Mes cheveux n'ont plus la même couleur et j'ai quitté David et ça, c'était quand même quelque chose. Par contre, je travaille encore à l'hôtel. En fait, c'est surtout ma vie sentimentale qui a été chamboulée et il faut avouer qu'en tombant amoureuse d'Aissam, je ne me suis pas facilité les choses. Malgré toutes les difficultés que représente une telle relation, Camille a raison. Je me sens heureuse. Il faut d'ailleurs que je trouve quelque chose à lui raconter. Si je ne la mets pas au courant, elle risque de vraiment m'en vouloir.
Quand nous remontons toutes les deux en voitures, j'ai eu tout le temps de préparer un petit spitch.
— J'ai rencontré quelqu'un. dis-je.
— Ça, je le savais. soupire-t-elle.
— Je ne voulais pas t'en parler tant que je n'étais pas sûre que ce soit sérieux.
— Et maintenant c'est sérieux ?
— Je ne sais pas… C'est un homme que j'ai rencontré sur internet. Pour l'instant notre relation est virtuelle, mais je suis très attachée à lui.
Ces révélations ne suffisent pas à ma meilleure amie et elle me pose tout un tas de question. Où est-ce qu'il habite ? Comment il s'appelle… Je n'ai pas d'autres choix que de lui mentir. Lorsque nous irons au Maroc et que je serais obligée de lui dire pour moi et Aissam, elle risque d'être vraiment contrariée. J'espère que ma relation amoureuse ne brisera pas notre amitié.
Je la dépose chez elle et j'appuie sur le champignon pour rentrer chez moi. J'ai rendez-vous avec Aissam dans quelques minutes sur Skype et le temps que je prenne ma tablette et que j'aille au café, j'ai peur d'être en retard.
Je cours presque jusqu'à la porte d'entrée de mon immeuble et maladroite comme je suis, je fais tomber mes clés. Je me penche pour les ramasser, mais une main surgit dans mon champ de vision et saisit mon trousseau. Je me redresse et me retrouve nez à nez avec David. Là, tout de suite, c'est comme si un liquide glacé se déversait dans mes veines.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— Oh, j'ai appris que tu avais un appartement, alors j'ai pensé que je pourrais te ramener tes dernières affaires. se justifie-t-il.
Effectivement, sous l'un de ses bras, il tient un carton rempli de vêtements et d'autres objets.
— Comment tu as eu mon adresse ?
— C'est ta mère. Tu sais on est resté en contact.
Ma mère… J'aurais dû m'en douter. Je pense qu'une petite mise au point nous sera nécessaire demain.
— Est-ce que je peux monter ? C'est un peu lourd alors autant que tu profites que je sois là.
J'hésite. Mon intuition me souffle que c'est une mauvaise idée, pourtant, je n'ai pas le courage de lui dire non. Et puis, il a quand même fait le déplacement.
— Ok, mais pas longtemps. J'ai un rendez-vous.
Il me suit à l'intérieur et nous prenons l'ascenseur jusqu'à mon studio.
— C'est sympa, mais pas très grand. commente-t-il en déposant son chargement sur la table basse.
Avant que je n'aie le temps de lui dire de partir, il me tend un objet.
— Regarde ce que j'ai trouvé. Ça m'a rappelé des choses.
Pas besoin qu'il m'en dise plus, moi aussi je me souviens. C'est une photo de nous pendant nos vacances dans le sud de la France. Elle est entourée par un cadre que j'ai moi-même composé avec des coquillages et des morceaux de bois flotté ramassés sur la plage. C'était un séjour tellement romantique, surement l'un des meilleurs moments que nous avons passé ensemble.
Soudain, David se colle à moi et passe sa main dans mes cheveux.
— Élodie, on a vécu de belles choses toi et moi. Tu ne crois pas que c'est stupide de casser notre histoire pour un écart de conduite.
C'était donc ça qu'il avait en tête. Me rappeler de bons souvenirs pour me faire craquer. J'aurais dû écouter mon intuition. Il me dégoute. Je le repousse violemment. Il chancèle et renverse le carton. Un vêtement tombe au sol. C'est un petit débardeur vert, une couleur que je déteste. Je suis submergée par la haine. Je la sens pulser dans tout mon corps et guider mes gestes. J'attrape le bout de tissu qui ne m'appartient pas et je le jette vers lui en hurlant comme une folle furieuse.
— Barre-toi de chez moi !
— Quoi, mais qu'est-ce que…
— Je t'ai dit de te barrer et tu peux prendre avec toi les fringues de ta poufiasse !
J'attrape une à une les affaires du carton (dont certaines sont quand même à moi) et je lui balance à la figure.
— Mais t'es complètement cinglée. gémit-il en reculant.
Sous le feu de mes projectiles, il finit par battre en retraite et il prend la porte. Je jette un coup d'œil par la fenêtre pour vérifier qu'il a compris la leçon et je l'aperçois monter dans sa voiture. Je me sens tout à coup vidée de toute énergie et je m'affale sur mon clic-clac. Mes mains tremblent. Je crois que jamais je n'ai été dans une telle colère. Je ne savais même pas que le mot poufiasse faisait partie de mon vocabulaire. C'est en partie ma faute si je suis aussi mal. J'aurais dû le laisser en bas de l'immeuble. Maintenant il y a des vêtements partout par terre et je n'arrive pas à me calmer. J'inspire, j'expire, les battements de mon cœur ralentissent jusqu'à reprendre un rythme normal. J'entends mon téléphone sonner. Aissam… Il m'attend sur Skype depuis plus de 20minutes
J'attrape ma tablette et je fonce au café. Je m'installe au même endroit que d'habitude et me connecte aussi vite que le Wifi me le permet. Nous mettons nos cams. Le voir m'apaise.
Lui :
Alors. Qu'est-ce que tu faisais ya hobi ?
Moi :
J'ai eu un contre temps.
Lui :
C'est bizarre, tu n'as pas la même tête que d'habitude, comme si tu étais en colère…
Je pensais ne rien lui dire de la visite de David, mais en réfléchissant, ce n'est pas le mensonge qui permet de construire une relation solide. Je suis bien placée pour le savoir. Je ne veux rien lui cacher.
Moi :
En fait, il y a mon ex qui est passé me rapporter des affaires.
Son expression change du tout au tout. Il est contrarié.
Lui :
Et ?
Moi :
Et je l'ai mis à la porte.
Lui :
Nous nous fixons sans rien dire. Il est évident que ce que je viens de lui expliquer ne lui plait pas du tout, ce qui est tout à fait normal. Je réagirais pareil à sa place et même si là, tout de suite, il y a comme un malaise, son attitude me réconforte. Ça veut dire qu'il est jaloux et s'il est jaloux c'est qu'il tient à moi.
Moi :
Ne t'inquiète pas c'est fini, fini entre lui et moi. Et puis c'est toi que j'aime.
Lui :
Ouais. Mais lui il n'est pas loin, alors que moi je suis à des kilomètres et je dois me contenter de te voir moins d'une heure par jour.
Il semble triste tout à coup et c'est contagieux. J'essaye de positiver en me disant qu'au mois de décembre nous allons pouvoir être ensemble, mais ça me parait encore tellement loin.
Lui :
Comment il a su où tu habitais ?
Moi :
C'est ma mère qui lui a donné mon adresse.
Lui :
Pourquoi ? Elle ne sait pas que tu es avec moi?
Comment lui expliquer pourquoi je n'ai pas parlé de lui à ma famille, sans employer le mot racisme ?
Moi :
Je n'ai rien dit à personne pour nous. Mes parents ne sont pas très ouverts d'esprit. Ils pensent que tous les musulmans sont des terroristes.
Lui :
Alors personne n'est au courant pour nous ?
Moi :
Aissam se déconnecte après seulement 30 minutes de conversation. Je l'ai blessé. Il m'a déjà présenté certains membres de sa famille (virtuellement bien sûr), alors que mon entourage ignore son existence. Pas difficile d'imaginer ce qu'il doit penser. Croirais-je en sa sincérité s'il me cachait aux autres comme on le fait avec une maîtresse ? Probablement pas. Comment lui faire comprendre que je l'aime, même si je ne suis pas encore prête à parler de nous ?
Je franchis la porte de l'hôtel d'un pas déterminé. Personne ne tient l'accueil alors qu'il y a une cliente qui patiente. Mon explication avec ma mère va devoir attendre. Je passe rapidement derrière le comptoir pour m'occuper de la jeune femme.
— Bonjour, que puis-je pour vous ?
— Je n'ai plus d'éclairage dans la salle de bain et c'est un peu compliqué pour finir de me maquiller.
Effectivement, elle a de l'eye-liner et du fard à paupières sur un œil, mais pas sur l'autre. Je ne sais pas où est le reste de ma famille et je n'ai pas d'autre choix que d'aller m'occuper de ce problème moi-même.
10 minutes plus tard et l'ampoule changée je retourne à la réception. Ma mère et ma sœur sont en train de boire un café en papotant. Je leur dis bonjour.
— Maman, tu peux venir dans mon bureau?
— Pourquoi donc ?
— J'ai des choses à te dire.
Elle me suit sans rien ajouter. Le bruit de ses talons résonne sur le carrelage.
— Alors qu'est-ce qu'il y a ?demande-t-elle une fois la porte fermée.
— J'aimerais savoir pourquoi tu as donné mon adresse à David.
— Il est passé te voir ? fait-elle d'un air innocent.
— Oui, il était chez moi hier.
— Et alors ?
— Et alors je l'ai mis à la porte. Donc pourquoi tu lui as dit où j'habitais ?
— Je ne comprends pas pourquoi tu l'as quitté. Il est tellement adorable. Votre rupture l'a complètement chamboulé et quand je l'ai vu... il était tellement triste.
Oh le pauvre petit. Il est allé pleurer, dans les jupes de ma mère !
— Est-ce qu'il t'a parlé de la véritable raison de notre séparation ?
— Non.
— Maman, il m'a trompée.
Elle semble à peine choquée par cette révélation.
— Tu sais ma chérie, les hommes sont des hommes. Il faut parfois savoir passer l'éponge.
Je crois rêver. Ma propre mère me conseille d'excuser mon ex-infidèle sous le seul motif que c'est un homme. J'en reste sans voix.
— Si moi je n'avais pas pardonné à ton père, tu ne serais pas là aujourd'hui. ajoute-t-elle pour tenter de me convaincre.
La moutarde me monte au nez et c'est peu de le dire. La folle furieuse qui sommeillait en moi est de retour.
— Jamais je ne retournerais avec ce salaud, tu m'entends ! Et tu n'avais pas le droit de lui donner mon adresse sans mon accord !
— Mais ma chérie…
— Il n'y a pas de mais et puis de toute façon, j'ai quelqu'un dans ma vie !
— Vraiment ? s'étonne-t-elle.
— Oui et si tu veux tout savoir, il s'appelle Aissam et c'est un marocain.
Est-ce que je ne viens pas de lui dire ça juste pour la faire enrager ? En tout cas, ça marche. Je crois que je viens de voir l'un de ses cheveux se dresser sur sa tête.
— Oh non, tu ne vas pas nous faire ça quand même… gémit-elle.
— Vous faire quoi ? Être avec une personne qui m'aime, me respecte et me traite comme une reine ? En gros si je te comprends bien, tu préfères que je sorte avec un français menteur et infidèle, plutôt qu'un homme génial originaire d'un autre pays ?
— Ce n'est pas ça ma chérie, mais un musulman…
— Quoi un musulman ? Et arrête de m'appeler ma chérie.
Elle n'ose plus ouvrir la bouche. Elle a raison de s'abstenir. Je suis tellement en colère que je pourrais bien démissionner encore une fois.
— Maintenant, si tu veux bien me laisser, j'ai du travail !
Elle est soulagée de sortir de mon bureau. La façon de penser de ma famille, même après toutes ces années, me surprend toujours. J'ai besoin de parler à Aissam. Je lui envoie un message en lui demandant s'il peut se connecter. Jusqu'à présent, je ne me suis jamais permis de discuter avec lui sur Skype ici. Aujourd'hui, je m'en moque. Qu'importe que quelqu'un me surprenne. Ce n'est qu'une question de minutes avant que ma mère ne répète notre conversation à ma sœur et à mon père. Comme ça ils seront tous au courant. Et puis il n'y a pas de raison qu'il n'y ait que moi qui travaille ici. Les autres se font des pauses bavardages et café, pour moi ce sera une pause Aissam. Il est en ligne à peine 5 minutes après mon message. L'ordinateur sur lequel j'ai l'habitude de travailler est assez vieux et la webcam donne une image médiocre, mais au moins je peux le voir.
Lui :
Tu es où ?
Moi :
Au travail.
Lui :
Ah oui ?
Moi :
Oui et je viens de parler de toi à ma mère, ce qui veut dire que bientôt, toute ma famille sera au courant.
Lui :
Et elle a dit quoi?
Moi :
Et bien, elle n'était pas ravie. Mais je m'en fiche, c'est ma vie !
Oui, c'est ma vie. Maintenant, si mes proches m'aiment rien qu'un tout petit peu, ils accepteront mon choix.
L'aménagement de mon studio est enfin terminé. Je suis plutôt fière de ma déco. Je n'ai pas l'habitude de m'envoyer des fleurs, mais pour une fois que je suis vraiment contente de moi…
Je m'active dans ma kitchenette depuis plusieurs minutes. Maintenant que tout est fini, j'ai invité Youssef et Camille à manger et ils ne devraient pas tarder à arriver. Ma meilleure amie est l'une des personnes qui compte le plus pour moi et pourtant, je n'ai toujours pas réussi à lui parler de l'homme qui prend désormais lui aussi une place importante dans ma vie. Je ne sais pas comment je vais lui faire avaler la pilule quand nous serons au Maroc. « Au fait j'ai rendez-vous avec Aissam, c'est lui le mec avec qui je sors ». Elle va me tuer c'est sûr. En parlant du loup, mon interphone se met à sonner. Je m'essuie rapidement les mains et je vais décrocher le combiné pour leur ouvrir.
— Joli boulot ! me compliment Youssef en découvrant mon intérieur.
— Oui! Si jamais tu te décides enfin à quitter ce maudit hôtel, tu pourras peut-être te reconvertir en décoratrice. ajoute Camille.
— Absolument et après j'aurais une émission de télé comme Valérie Damidot.
Ils rient tous les deux de ma plaisanterie et je leur propose de s'asseoir sur mon clic clac. Je leur sers l'apéritif. Tomates cerise enrobées au vinaigre balsamique caramélisé et petits fours aux lardons de poulet. Si Youssef s'autorise à boire de l'alcool, il refuse toujours de manger du porc. Nous parlons souvent des pratiques musulmanes avec Aissam. Si pour ma part, ma religion c'est la tolérance, je suis toujours curieuse de savoir comment fonctionnent les autres. Je ne m'arrête pas aux événements que relatent les informations. J'envie parfois ceux qui ont un dieu. Croire en quelque chose permet d'affronter certains évènements de la vie. Mon homme (j'aime employer ce terme), accepte le fait que je sois une athée inconvertible et il s'amuse des questions un peu stupides que je lui pose parfois.
— C'est délicieux Élodie ! articule Youssef la bouche pleine.
— Oui ! confirme Camille.
— Merci.
— Alors quand est-ce que tu invites ton compagnon virtuel à venir ici ? s'enquit-elle.
Je déglutis et manque de m'étouffer.
— Oh, nous n'en sommes pas encore là.
— Et tu n'as pas une photo à nous montrer ? continue-t-elle.
— Non, mais je peux t'assurer que c'est un beau spécimen ! Et puis vous d'abord, le mariage, ça avance ? Quand est-ce qu'on va choisir ta robe de mariée ?
Dans le mille. Le mot mariage a suffi à lui faire oublier ma relation virtuelle. Décembre est encore loin. Je devrais avoir le temps de trouver comment lui parler d'Aissam.
Cela fait déjà plusieurs semaines que les rues se sont parées de leurs plus belles lumières, mais comme d'habitude, j'ai attendu le dernier moment pour faire mes achats de Noël. Résultat, les magasins sont bondés. On ne peut pas dire que je sois vraiment inspirée pour les cadeaux cette année. La seule chose qui m'obsède, c'est mon départ au Maroc. Plus j'approche de la date butoir, plus les jours me semblent longs. Enfin pour l'instant, il faut déjà que j'affronte le repas de famille demain soir. Depuis que j'ai mis les choses au clair avec ma mère, elle me fuit comme la peste, comme si être étranger était une maladie et qu'Aissam m'avait contaminée. Elle a quand même fait un effort pour me demander de m'occuper du repas de fête. Je me débrouille en cuisine, mais en ce moment, je ne suis pas courageuse, alors je pense que je vais tout commander chez le traiteur. Elle s'est aussi assurée que je m'occuperais des messages laissés sur le site internet et de la comptabilité pendant mon déplacement. Ce ne sera pas un problème, puisque Camille emmène son ordinateur portable.
Je sais qu'Aissam ne fête pas Noël, pourtant c'est la seule personne à qui j'ai envie d'acheter quelque chose. Il y a cette montre que j'ai repérée. Elle est un peu hors de prix, mais il me reste toujours de l'argent du budget que j'avais prévu pour partir aux États-Unis. Oh et puis merde. Pourquoi me retenir alors que je meurs d'envie de la prendre?
Je me faufile à travers la foule du centre commercial jusqu'à la bijouterie. Les employées sont débordées et je patiente en attendant mon tour. Soudain, je repère un client dont la tête ne m'est pas inconnue. C'est Youssef. Une vendeuse lui tend un paquet et il s'apprête à quitter la boutique lorsqu'il me repère.
— Hé Élodie ça va ?
Nous nous faisons la bise.
— Alors on fait des cadeaux de dernière minute ? m'interroge-t-il.
— Et bien comme toi je crois.
C'est mon tour et je demande à la vendeuse la fameuse montre.
— Ce ne serait pas pour l'homme virtuel ? devine Youssef.
S'il savait que le virtuel allait très bientôt passer au réel.
— Peut-être bien.
— Bon je te laisse à tes emplettes. Je te dis à mardi.
— Oh Youssef, est-ce que tu as quelques minutes pour aller boire un café ?
Il est étonné par ma proposition, mais il accepte.
Nos gobelets fumants en main, nous nous installons sur un banc.
— Quelque chose a l'air de te travailler. remarque-t-il.
— Oui, tu as raison et je crois qu'il est temps de t'en parler.
Il hausse les sourcils surpris. C'est vrai qu'habituellement, quand j'ai besoin de me confier, c'est vers Camille que je me tourne.
— Je t'écoute.
— L'homme avec qui je parle sur internet, c'est…
J'hésite encore, craignant l'impact qu'aura ma révélation, surtout à quelques jours de notre départ au Maroc.
— Aissam.
— Aissam ? Le cousin de Karim ? s'exclame Youssef bouche bée.
— Oui.
Il n'en revient pas et il lui faut quelques secondes pour digérer l'information.
— Mais pourquoi nous mentir ? Camille va être furieuse.
— Je sais, mais j'avais peur qu'elle désapprouve.
— Je ne pense pas. Pour elle tout ce qui compte, c'est que tu sois heureuse…
— Enfin voilà, je voulais te mettre au courant parce que je vais surement passer du temps avec lui quand nous serons au Maroc.
— Pour moi y'a pas de soucis. D'après ce que m'a dit Karim, Aissam est un mec bien. Par contre, il faut quand même que tu le dises à Camille.
— Oui je vais le faire… J'attends juste le bon moment.
Ou plutôt le dernier. Devant le fait accompli, elle ne pourra pas me dissuader d'aller le voir, enfin j'espère.
C'était une chance de croiser Youssef. Ça m'a permis de préparer le terrain.
En attendant, je dois terminer mes achats. Comme j'en ai marre de tourner en rond sans trouver quoi que ce soit, j'opte pour la carte cadeau pour tout le monde. C'est vrai que ce n'est pas terrible, mais c'est l'intention qui compte non ? Et puis au moins, comme ça je n'ai pas d'emballage à faire.
De retour chez moi, je commence à préparer ma valise. J'ai encore du temps pour le faire, mais je suis tellement impatiente. Je me demande si je dois emporter des sous-vêtements sexy. Je me sens prête à franchir cette étape avec Aissam, même si je ne sais pas si nous en aurons l'occasion et puis, peut-être que lui n'en a pas envie. Nous n'avons pas une seule fois abordé le sujet du sexe. Pourtant, j'ai envie de lui, plus que je n'ai jamais désiré quelqu'un. Et plus que jamais, j'ai peur de tout gâcher, alors j'attendrais qu'il fasse le premier pas. Bon j'avoue que j'ai quand même acheté une boîte de préservatifs, j'étais d'ailleurs toute gênée quand je suis passée avec ça à la caisse. Il m'arrive d'imaginer notre première fois. Dans ces cas-là, deux scénarios me viennent en tête. Dans le premier tout se passe en douceur et avec tendresse, dans le deuxième nous nous jetons l'un sur l'autre comme des bêtes sauvages. J'ai peur d'être déçue s'il ne se passe rien. Je ne peux pas m'empêcher d'espérer… Aissam m'envoie justement un message. Avoir internet chez moi a rendu nos échanges plus faciles et a renforcé nos liens. J'ai calculé qu'il nous reste à peu près 42h avant de pouvoir être ensemble. Et bien sûr d'ici là, il faudra que je parle à Camille.
Le repas de Noël familial a lieu dans la salle de réception de l'hôtel. Comme j'ai complètement oublié de faire une commande chez le traiteur, c'est ma sœur et moi qui avons préparé le festin, enfin surtout moi. Le pire, c'est que je peux à peine en profiter. Je surveille l'accueil et quand il y a un client, c'est moi qui m'en occupe. D'un autre côté, ça m'arrange. Supporter les blagues douteuses et racistes de mes proches finirait par me rendre folle. J'ai souvent l'impression que même si nous partageons le même sang, nous vivons sur deux planètes différentes. Nous n'avons vraiment rien en commun. La seule personne qui est aussi ouverte d'esprit que moi, c'est mon oncle, Marc. Son métier, c'est de tester des établissements pour des agences de voyages et des tours opérateurs. Il va un peu partout dans le monde et c'est comme ça qu'il a rencontré sa femme, Akiko, au Japon. Je crois que je n'ai pas besoin d'expliquer ce que nos proches pensaient de son épouse. Au début, ils la surnommaient la bridée. J'ai toujours détesté qu'ils emploient ce terme, mais je n'ai jamais cherché à la défendre. J'en ai honte… Au final, lorsqu'elle est présente, ils l'ignorent totalement et ne cherchent même pas à la connaître. Maintenant, Marc est de moins en moins présent aux fêtes de famille et je ne peux pas l'en blâmer. C'est tellement insupportable ! Ce soir, il est venu seul, disant que sa femme était malade. Pas difficile de deviner qu'il nous a menti. Il vient de sortir dehors pour fumer une cigarette et j'en profite pour aller lui faire la conversation.
— Alors quoi de neuf ? C'est pour quand ton prochain voyage ?
— Dans cinq jours, je pars avec Akiko au Japon. Elle passera du temps chez ses parents pendant que je ferais mon boulot. Et au mois de janvier, je vais au Maroc. D'ailleurs, j'ai eu vent de ton petit séjour là-bas et de ton nouveau copain.
— J'imagine assez facilement ce qu'on t'a raconté.
— Oui, je crois qu'on ne les changera pas maintenant.
— Ça, c'est sûr.
Il tire quelques bouffées de sa cigarette.
— Et ça va, tu gères la relation à distance ? me demande-t-il.
— Honnêtement, ce n'est pas facile.
— J'ai connu ça… Des mois de conversations sur MSN pour pouvoir passer seulement quelques jours avec elle dans l'année. Les doutes, le manque... Au final, je ne regrette rien. C'est l'amour de ma vie. Quand tu sens que tu as trouvé la bonne personne, il ne faut pas lâcher l'affaire quel que soit les obstacles. Et puisque nous sommes dans la confidence, j'ai une grande nouvelle à t'annoncer.
— Oh ne me dit pas que…
— Si ! On va être parents !
Je suis tellement heureuse pour lui et sa femme que je le prends dans mes bras en le félicitant. C'est le moment que choisit ma grande sœur pour venir fumer à son tour.
— Il y a un quelqu'un qui attend à la réception. me dit-elle d'un ton légèrement condescendant.
Je sens une bouffée de rage m'envahir. Je serre si fort mes poings que mes ongles s'enfoncent dans mes paumes. Je pars demain et c'est Noël. Certainement pas le moment idéal pour la remettre à sa place. Alors je ravale ma colère et je vais m'occuper du client à l'accueil.
Les paroles de Marc m'ont fait du bien. Je crois qu'Aissam est la bonne personne et je ne compte pas lâcher l'affaire. En attendant, il faut déjà que je maîtrise mon anxiété. Plus les heures s'égrainent, plus je la sens monter, à tel point que j'ai presque du mal à respirer. J'ai hâte de rentrer chez moi.
Habituellement, je mets moins de 45 minutes pour me préparer, mais là, je viens de passer deux heures dans ma salle de bain. Manucure, pédicure, soin corps et visage, épilation… Je ne me suis jamais autant occupé de moi et tout ça dans l'éventualité où Aissam et moi passerions aux choses sérieuses. J'ai peur de ne pas être à la hauteur. C'est vrai que le sexe ne fait pas tout dans une relation… Pourtant, je ne peux m'empêcher de me dire que si notre premier moment intime est raté… Enfin bon, encore une fois je m'avance. Nous ne serons peut-être pas amenés à être aussi proches. Plutôt que de penser à tout ça, je ferais mieux de me demander comment annoncer ma relation à Camille. Au final, je ne sais pas si c'est ça qui m'angoisse le plus ou de revoir mon beau Marocain. Il doit venir sur Marrakech dès aujourd'hui et idéalement, j'aurais aimé le retrouver ce soir.
Je n'arrive pas à rester en place et je finis par descendre en bas de l'immeuble avec ma valise. Youssef et Camille doivent passer me prendre et il ne devrait pas tarder. Je suis encore plus excitée que lorsque je suis partie au mois d'août. J'ai envie de sauter, de courir, de crier, mais heureusement j'arrive à me contenir sinon je crois que j'aurais le droit à un séjour dans un hôpital psychiatrique.
J'aperçois la voiture de mes amis se garer sur le parking et je vais à leur rencontre.
Comme nous avons fait la réservation ensemble, nous sommes assis côte à côte dans l'avion. Ce serait le moment idéal pour parler à ma meilleure amie. Je dis bien ce serait, car je n'y arrive pas. Lorsqu'elle s'éclipse aux toilettes, Youssef en profite pour m'interroger.
— Alors, quand est-ce que tu as prévu de revoir Aissam ?
— Euh, il doit venir sur Marrakech cet après-midi.
— Et tu ne crois pas qu'il serait temps de mettre Camille au courant ?
Je fais la grimace.
— Comme je te l'ai dit, elle ne va surement pas apprécier que tu ne lui aies rien dit, mais ça lui passera vite, fais-moi confiance. tente de me rassurer Youssef.
Plus facile à dire qu'à faire.
Nous atterrissons sur le sol marocain et je ne me suis toujours pas confessée.
Je suis tout autant dépaysée qu'il y a quelques mois lorsque je sors de l'aéroport après avoir récupéré ma valise. Mes amis m'avaient avertie qu'il faisait froid à cette période de l'année. Je ne les avais pas crus, mais finalement, je ne regrette pas d'avoir emmené des vêtements chauds. J'envoie un message à Aissam pour lui confirmer que je suis bien arrivée. Il insiste pour que nous nous retrouvions le plus vite possible. Je me sens mal tout à coup. Je n'ai plus le choix.
Youssef hèle un taxi et charge les bagages dans le coffre avec l'aide du chauffeur pendant que Camille et moi nous installons sur la banquette arrière.
Nous quittons le parking et je tapote la main de ma meilleure amie.
— Il faut que je te parle d'un truc.
— Quoi ?
— Tu sais, l'homme avec qui j'entretiens une relation virtuelle.
— Oui… fait-elle méfiante.
— Et bien je t'ai menti.
— Comment ça ?
Je déglutis, les mots peinent à sortir de ma bouche.
— Et bien en fait… c'est Aissam.
Elle ouvre de grands yeux et les traits de son visage se crispent.
— Quoi ? s'étrangle-t-elle.
— Je suis en couple avec Aissam.
Même si là, tout de suite, ma meilleure amie fait une horrible grimace, je suis soulagée d'avoir vidé mon sac.
— Tu te moques de moi ou quoi ? me demande-t-elle, furieuse.
Nous arrivons à destination et le chauffeur se gare, mettant fin à notre conversation. Fatima qui devait guetter notre arrivée, sort dehors pour nous accueillir. Toujours aussi chaleureuse, elle nous propose de boire un thé. Camille refuse poliment et m'entraine à l'étage de l'immeuble réservé aux invités.
— S'il te plait, dis-moi que c'est une blague ? m'implore-t-elle.
— Non…
— Mais pourquoi ? Comment ?
— Pour être franche, je crois qu'il y a eu comme un coup de foudre entre nous. Je ne peux pas t'expliquer, l'inexplicable
— Tu ne peux pas m'expliquer, l'inexplicable et tu prétends que je suis ta meilleure amie. Non, mais je rêve ! Tu sais quoi, tu n'as qu'à passer tes vacances avec lui et on en reparlera de ton putain de coup de foudre !
Elle me claque la porte de sa chambre au nez. Une boule se forme dans ma gorge, j'ai envie de pleurer. Bien sûr, je m'attendais à ce qu'elle soit fâchée, mais pas à ce point.
— Tout va bien ? demande Youssef qui vient juste de monter.
— Elle ne le prend pas bien du tout.
— Je vais aller lui parler.
Il rentre dans la chambre et ferme la porte. Leur conversation est houleuse et je n'ai pas l'impression qu'il arrive à la convaincre de quoi que ce soit. Il ressort au bout d'à peine 5 minutes.
— Aissam arrive à quelle heure ?
— Normalement d'ici une heure.
— Ok. Je t'emmènerais le voir. Je crois qu'il faut qu'on la laisse digérer la nouvelle.
Nous retournons prendre le thé avec Fatima qui s'étonne de ne pas voir Camille redescendre avec nous.
— L'avion l'a rendue malade. Elle se repose. l'excuse Youssef.
La jeune femme me pose un tas de questions, mais j'ai du mal à suivre la conversation. Je vais voir Aissam dans quelques minutes et j'ai le trac. Bouffées de chaleur, cœur qui bat la chamade et estomac noué. Je serais surprise de réussir à articuler un seul mot quand je vais me retrouver en face de lui. En parlant du loup, il vient justement de m'envoyer un message. Il est sur la place Jemaa el-Fna et il m'attend.
Je fais comprendre à Youssef qu'il est temps d'y aller. Nous prétextons devoir retourner à l'aéroport parce que nous avons oublié quelque chose dans l'avion. J'ai hâte de ne plus avoir à mentir à personne, hâte de ne plus avoir à faire tous ces mystères autour de ma relation avec Aïssam.
Juste avant de partir, je fais un tour dans la salle de bain pour me refaire une beauté. En regardant mon reflet dans la glace, je prends encore de bonnes résolutions.
Petit 1 : Avoir confiance en moi et en mon pouvoir de séduction.
Petit 2 : Ne pas rester muette et figée.
Petit 3 : Ne surtout pas me demander ce qu'il pense de moi.
Petit 4 : Réussir à tenir au moins une des trois résolutions précédentes.
C'est le moment que j'attends depuis des mois, alors pourquoi est-ce que j'ai si peur ?
Youssef m'attend dans la rue et il a déjà appelé un taxi.
— Est-ce que tu veux que je reste avec toi ou… ? me demande-t-il une fois que nous sommes assis dans la voiture.
— Merci, mais je crois que ça ira.
— Bon je ne serais pas loin. Tu m'enverras des messages pour me confirmer que tout se passe bien.
Nous arrivons près du lieu de rendez-vous et le chauffeur se gare comme il peut pour que nous puissions descendre.
L'expression « avoir des jambes comme du coton » prend tout son sens lorsque je m'éloigne du taxi. J'aurai presque envie de prendre appui sur Youssef. Si jusqu'à présent plusieurs milliers de kilomètres nous séparaient, maintenant, l'homme que j'aime n'est plus qu'à quelques mètres. Est-ce que je vais y arriver sans m'évanouir, parce que j'ai vraiment l'impression que mon cœur va s'arrêter.
Je l'aperçois. Il est penché au-dessus de son téléphone portable.
— Je te laisse là ? m'interroge Youssef.
Je crois déceler un soupçon d'inquiétude dans sa voix.
— Oui ça ira et je t'enverrais des messages souvent pour que tu saches que tout va bien.
— Par contre, tu ne rentres pas toute seule d'accord ? Soit il t'accompagne, soit je viens te chercher. Ok ?
— Ok.
— Bon alors… à toute à l'heure.
Et voilà, je suis seule. C'était quoi mes bonnes résolutions déjà ? Avoir confiance en mon pouvoir de séduction, ne pas rester figée… Oh merde, il m'a vue et il s'avance vers moi. Incapable de bouger, je le regarde se rapprocher. Il porte un jean, un tee-shirt blanc et une veste en cuir. Il sourit et moi je crois que je vais prendre feu. Ses beaux yeux sombres pétillent. Il est tout près, tout…
— Bonjour. me salue-t-il en me faisant la bise.
La bise ? Nous nous sommes dit je t'aime et il me fait la bise. En fait, il est tout aussi gêné que moi et d'un côté, c'est plutôt rassurant.
— On va boire quelque chose. propose-t-il.
Je me contente d'approuver en hochant la tête.
Nous marchons vers le centre de la place. Le simple fait qu'il soit à côté de moi fait naître une agréable et délicieuse sensation au creux de mon ventre. J'ai l'impression de flotter.
Nous nous installons à la terrasse d'un café et commandons des boissons. Il me demande si le vol s'est bien déroulé et comment a réagi ma meilleure amie en apprenant pour nous.
— Elle est furieuse ! Elle m'a même dit que je n'avais qu'à rester avec toi.
— Et ça ne te plairait pas ?
— De quoi ?
— De passer quelques jours et quelques nuits avec moi ?
C'est une possibilité à laquelle je n'avais pas réfléchi. J'imaginais plutôt des sorties en couple et juste quelques moments d'intimité avec lui.
— Mais ton travail ? Et on dormira où ?
— J'ai démissionné.
— Quand ? Tu ne m'as rien dit.
— Hier ! Je t'expliquerais après. En attendant, tu n'as pas répondu à ma question.
— Je ne sais pas si mes amis seront d'accord.
— Mais est-ce que tu en as envie ou pas ?
Bien sûr que j'en ai envie. Camille est partie pour me faire la tête un moment et puis c'est l'occasion ou jamais de voir si notre couple fonctionne dans le monde réel.
Je passe un petit coup de fil à Youssef qui nous rejoint une heure plus tard, avec mes affaires. Il n'est pas vraiment rassuré de me laisser avec Aissam, mais au moins, lui a compris que je suis libre de décider.
Ils parlent tous les deux dans leur langue pendant plusieurs minutes et forcément je ne comprends pas un mot. Je crois que mon ami a besoin d'être sûr qu'il ne fait pas une erreur en me confiant à un homme qu'il connait à peine.
— Bon et bien, bonne semaine Élodie. Appelle dès que tu as besoin. dis-Youssef.
— Oui, pas de soucis. Merci beaucoup.
— Et Aissam, c'est une perle cette fille, alors je compte sur toi pour bien t'en occuper.
— Oh ça, ça ne devrait pas être trop difficile. réplique l'intéressé.
Et voilà qu'il s'éloigne, me laissant seule avec l'homme que j'aime. L'homme que j'aime et à qui je suis, pour l'instant, incapable de le montrer.
— On va d'abord aller déposer ta valise et après on ira faire les papiers. m'informe Aissam.
— Les papiers ?
— Oui, si nous ne voulons pas avoir de problèmes.
— Des problèmes ?
— Le Maroc essaye de faire tout ce qu'il peut pour protéger les touristes allant jusqu'à interdire à ses ressortissants de fréquenter des étrangers en dehors du cadre professionnel. Pour que nous puissions nous promener tranquillement, il faut aller faire un papier au commissariat, sinon je risque d'avoir de gros ennuis.
— À ce point ?
— Oh oui. Il y a à peu près un an, j'ai un ami qui a accueilli chez lui une famille française. Ils se promenaient tous ensemble à Agadir et deux flics lui sont tombés dessus et l'ont embarqué. Je te jure, ça ne rigole pas.
Effectivement, je crois qu'il ne faut pas plaisanter avec les autorités marocaines. J'avais déjà remarqué une forte présence policière, mais je pensais qu'ils se focalisaient surtout sur la circulation et les vrais délits.
Aissam m'entraîne à travers les petites rues sinueuses de la Medina jusqu'à arriver devant une immense porte en bois richement décorée. Il frappe et quelques secondes plus tard, une jeune femme vient nous ouvrir. Elle porte une tunique noire avec des broderies roses assorties au voile qui couvre ses cheveux. Elle nous salue poliment et nous invite à entrer. L'intérieur n'a rien à voir avec les maisons marocaines dans lesquelles je suis déjà rentrée. Une fontaine trône au milieu d'une grande pièce carrée bordée de couloirs et ouverte sur deux étages. Des sculptures sont disposées un peu partout. Il y a aussi de grands tapis rouges, des canapés et des coussins. Une véritable incitation au repos et à la détente. J'ai l'impression d'être dans le palais des mille et une nuits.
Aissam me présente Malek, qu'il connaît depuis l'enfance, et sa femme Wendy, une Anglaise un peu plus âgée que moi. Tous deux sont les propriétaires et gérants de ce Riad. Comme ce n'est pas la grosse affluence à cette période de l'année, le couple nous propose de nous héberger pour une somme ridicule. Seulement 15€ par nuit. Même les hôtels low-cost français n'affichent pas des tarifs aussi attractifs. Je n'en reviens pas que nous allons séjourner ici, c'est juste… magique.
La pièce où je vais dormir ressemble à une suite princière. Le seul bémol c'est qu'Aissam a lui aussi sa chambre, à l'autre bout du couloir…
L'heure tourne et il me presse pour que nous allions au commissariat faire le fameux document qui nous permettra d'être ensemble en toute tranquillité.
Avec ce qu'il m'a raconté, il m'a fait peur.
Les policiers ne sont pas très accueillants et nous attendons de longues minutes avant que l'un d'eux s'occupe de nous.
Nous remplissions des papiers, ils y mettent un tampon et voilà, nous pouvons marcher côte à côte dans la rue sans être inquiétés.
Dès que nous sortons du poste, Aissam appelle un taxi.
— Où est-ce que tu m'emmènes ?
— Là où il y a moins de monde.
Nous nous éloignons du tumulte de la ville pour arriver à La Menara. L'endroit est quasiment désert et Aissam se rapproche de moi pour me prendre par la main. Son contact m'électrise. J'ai des frissons de la pointe de mes orteils à la racine de mes cheveux.
Nous déambulons dans les allées de palmiers.
— Ça ne te dérange pas de ne pas passer tes vacances avec tes amis ? m'interroge Aissam.
— En fait non. Je peux les voir quand je veux.
— Rien que toi et moi, pendant une semaine.
Il resserre ses doigts autour des miens.
— Alors, tu ne m'as pas dit pourquoi tu avais démissionné.
— Je t'ai déjà raconté quelques petites choses sur mon patron. Hier il m'a insulté, je ne pouvais plus continuer comme ça.
— Excuse-moi pour l'indélicatesse de ma question, mais ça va aller pour l'argent ?
— Oui, j'ai des économies. Ça ira le temps de trouver autre chose.
Au milieu du jardin, il y a un immense bassin et nous nous asseyons sur le muret en pierre qui l'entoure. Mes inquiétudes et mon stress s'estompent peu à peu. Contrairement aux premières minutes où je me sentais timide et gênée, maintenant je suis à l'aise. Bon, c'est vrai que je ne suis pas au top de la confiance en soi et du pouvoir de séduction, mais je m'en fou, je suis bien. Plus nous discutons plus les quelques centimètres qui nous séparent se réduisent. Aissam se décale vers moi jusqu'à ce que nos cuisses se collent l'une contre l'autre. C'est bon d'être ici, bon de le sentir près de moi. Il arrête de parler et attrape mon menton pour que je le regarde. Ses yeux me scrutent, comme s'il cherchait quelque chose. Ma température monte de quelques degrés, mon pouls s'accélère. Son visage se rapproche lentement et il m'embrasse. Une douce vague de chaleur m'envahit. J'entrouvre les lèvres et sa langue vient caresser la mienne. Comment est-il possible que ce simple baiser déclenche des spasmes à l'intérieur de mes cuisses ? L'une de ses mains s'aventure dans mon dos et glisse sous mon pull. Ses doigts frôlent ma colonne vertébrale sur toute sa longueur. Son parfum m'enivre.
Je n'en peux plus. J'ai envie de lui. Plus aucune question ne me traverse la tête. Il y a juste lui et moi maintenant et ce désir qui me consume littéralement. Si nous avions été dans un endroit encore plus tranquille… Mais il y a quand même des gens autour de nous, d'ailleurs quand nos bouches se détachent, je remarque qu'un groupe de femmes nous regarde d'un très mauvais œil.
— Les effusions en public ça ne se fait pas vraiment chez nous… m'explique Aissam.
— Il faut que l'on s'abstienne alors ?
— C'est préférable. Il faut que tu me pardonnes, j'en avais tellement envie ... Tu sais que tu as un goût sucré ?
Je rougis jusqu'aux oreilles.
— On va peut-être y aller. Des fois il y'a des personnes tellement mauvaises qu'elles vont jusqu'à appeler les flics. ajoute-t-il.
— Mais on a fait le papier non ?
— Il nous donne le droit de nous promener ensemble, pas d'avoir un contact physique. Allez viens.
Il m'attrape par la main et je le suis.
Le crépuscule commence à tomber et nous prenons un taxi pour retourner place Jemaa el-Fna. La nuit, l'endroit change complètement. Les marchands de jus d'orange, les charmeurs de serpents, et les arracheurs de dents laissent place à des restaurants de plein air. Tout est simple, de longues tables, des bancs. Des cuisiniers s'activent devant de gros récipients desquels s'échappe une épaisse fumée blanche. Les odeurs qui flottent dans l'air me mettent en appétit.
— Ça te dit de manger là ? me propose Aissam.
— Tu lis dans mes pensées ?
— Non, mais j'ai cru entendre ton ventre gargouiller.
Nous nous installons à côté d'un groupe de touristes tellement bruyants que nous dinons en échangeant à peine quelques mots. Pour une soirée romantique, c'est raté. J'ai hâte que nous nous retrouvions seuls et qu'il m'embrasse de nouveau.
Le repas terminé, nous nous promenons dans la médina. Les vêtements que je porte ne sont pas assez chauds et je commence à frissonner.
— Tu as froid ? s'inquiète Aissam.
— Oui un peu.
— Tu veux qu'on rentre ?
— Si ça ne te dérange pas.
Nous prenons le chemin du Riad. Les ruelles sont très peu fréquentées à cette heure et il en profite pour passer un bras autour de mes épaules et me serrer contre lui. Son contact me réchauffe aussitôt, même à travers le tissu qui sépare sa peau de la mienne.
Arrivés dans notre palais pour la nuit, le propriétaire des lieux nous invite à boire le thé. Il me demande comment je trouve son pays, quelles villes j'ai visitées … Je réponds poliment à son interrogatoire, mais je ne pense qu'à une chose. Comment va se passer la nuit ? Est-ce que nous allons sagement dormir chacun dans notre chambre, où est-ce qu'il va discrètement venir me rejoindre ? En tout cas je vais bientôt le savoir puisque Aissam vient de s'excuser auprès de son ami d'avoir sommeil.
Nous montons à l'étage et il m'accompagne à ma chambre. Je tourne la clé. Une petite voix me dit que je devrais l'inviter à entrer. Une autre me souffle que ça me ferait passer pour une fille facile. Je me retourne face à lui.
— Bon et bien, bonne nuit ya hobbi. murmure-t-il.
Il me donne un baiser très chaste et s'éloigne à l'autre bout du couloir. Je ferme la porte et m'écroule sur le lit immense qui aurait pu être le décor de notre première fois. J'effleure mes lèvres, ressentant encore son contact chaud et doux. Et son odeur… j'ai l'impression qu'elle est partout sur mon corps. Je pourrais ne pas me laver juste pour me donner l'illusion qu'il est avec moi, mais bon… La journée a quand même été longue et je finis par me résigner à prendre une douche.
Toute propre, j'enfile un pyjama et je me glisse sous l'épaisse couette. J'envoie le dernier message de la journée à Youssef pour lui confirmer que tout va bien et lui demander si Camille boude toujours. Et oui apparemment ma meilleure amie n'a pas encore décoléré. J'essaye de me consoler en me disant que ça lui passera, même si à l'heure qu'il est, j'aimerais l'appeler pour lui raconter comment c'est passé mon après-midi avec Aissam. Elle a toujours été de bon conseil pour moi, mais je crois que pour l'instant, je vais devoir me passer de sa sagesse.
Je fixe le plafond, incapable de fermer l'œil. Comment est-ce que je suis censée dormir alors qu'il n'est qu'à quelques pas de moi ? Le tic-tac d'une pendule marque les minutes et j'ai l'impression que le temps s'écoule lentement.
Après une heure, je laisse tomber. Je ne peux pas passer la nuit seule, pas lorsqu'il est si près. Alors, je me faufile discrètement en dehors de ma chambre. Je n'aperçois personne. Sur la pointe des pieds, je me dirige vers la chambre d'Aissam, en croisant les doigts pour qu'il n'ait pas fermé sa porte. Le cœur battant, je pose ma main sur la poignée. C'est ouvert. J'essaye de faire le moins de bruit possible et à tâtons je cherche le lit que je trouve en à peine quelques secondes. Tout doucement, je me glisse sous les draps que son corps a réchauffés.
— Salut visiteuse nocturne.
Sa voix me fait sursauter. Je pensais le trouver endormi. Au moins maintenant, je suis sûre que je ne me suis pas trompée de chambre.
Je l'entends se retourner et il m'encercle de ses bras puissants. J'ai chaud, pourtant, j'ai des frissons partout. Il est torse nu et je ne résiste pas à promener mes doigts sur ses muscles. Lui passe sa main dans mes cheveux et guide mon visage pour que nos lèvres se retrouvent. Les frissons laissent place à de petits picotements à l'intérieur de mes cuisses. L'agréable sensation aux creux de mes reins se propage dans tout mon corps. Ses mains s'aventurent sous le haut de mon pyjama et viennent à la rencontre de ma poitrine qui se gonfle à leur contact. Nos langues se caressent, déclenchant un incendie dans chaque parcelle de mon être. Mes doigts font le tour de son nombril et j'ose descendre encore plus bas. Il ne porte qu'un boxer sous lequel je peux sentir une bosse se former. Je la frôle et la masse par-dessus le tissu.
Aissam décolle sa bouche de la mienne.
— J'ai envie de toi. chuchote-t-il tout près de mon oreille.
Je fonds complètement. Mais une question s'impose et je suis un peu gênée.
— Est-ce que tu as… euh… Est-ce que tu as un…
— Préservatif ?
— Oui.
Il allume la lumière de la table de chevet et se lève. J'admire la vue. Son boxer blanc est très moulant et comme je l'avais déjà remarqué, il a une sublime paire de fesses bien rebondies. Il cherche quelque chose dans la poche de son pantalon et se retourne face à moi, un petit emballage brillant et carré à la main. Je ne peux m'empêcher de fixer son entrejambe. Une chose est sûre, la nature l'a bien gâtée. Avant qu'il ne me rejoigne sous la couette, je me redresse et m'assois sur le rebord du lit. Lentement, je fais tomber son sous-vêtement sur ses chevilles. Sa virilité se dresse face à mon visage. Je l'embrasse avant de la faire glisser dans ma bouche. Mes lèvres font des va-et-vient sur toute sa longueur. Aissam agrippe ma tête et sa respiration devient bruyante.
Tout à coup il me repousse. Il m'enlève mon short, puis s'agenouille sur le lit. Il enfile le préservatif et s'installe entre mes jambes. Il soulève mon tee-shirt jusqu'à le faire passer par-dessus mes épaules.
— Tu es tellement belle… souffle-t-il.
Je n'en peux plus, je l'attire vers moi. Il m'embrasse et sa bouche passe de mes lèvres à mon cou, une zone particulièrement sensible de mon anatomie. J'ai des spasmes à l'intérieur des cuisses. Je veux le sentir en moi, maintenant. Mes mains glissent sur son dos jusqu'à ses fesses sur lesquelles j'appuie pour lui faire comprendre que je suis prête. Lentement, centimètre par centimètre, il s'enfonce dans mon intimité. Mes muscles se tendent et mon bassin s'arc- boute pour mieux l'accueillir. Nous ne faisons plus qu'un.
Son torse écrase ma poitrine et son cœur bat si fort que j'en ressens les vibrations dans tout mon être. Ses mouvements se font plus rapides et plus forts. Je me mords les lèvres pour ne pas hurler de plaisir. C'est tellement bon, tellement… J'explose. Une vague de chaleur déferle dans mon corps et des spasmes agitent mes membres. Aissam me rejoint dans la jouissance. Il se fige quelques secondes en moi, puis il roule sur le côté. Je l'enlace et pose ma tête sur son torse humide. Je reprends doucement mon souffle.
— Élodie ? murmure-t-il.
— Oui.
— Je t'aime.
J'étends le bras. Ma main ne trouve que des draps encore tièdes. Je suis seule dans le lit. Je m'étire et ouvre les yeux. Il doit être dans la salle de bain, j'entends l'eau couler. Je me suis endormie nue et je profite qu'il soit occupé pour chercher mon pyjama.
Je viens tout juste d'enfiler mon haut lorsque j'entends la poignée tourner. Je file me cacher sous la couette juste avant qu'il n'ouvre la porte, laissant seulement le haut de mon visage visible. Nous avons peut-être couché ensemble hier, mais il est encore trop tôt pour qu'il me voie aussi peu à mon avantage. Il n'a sur lui qu'un boxer. Les muscles de son torse sont parfaitement dessinés, il pourrait faire de la concurrence aux mannequins de sous-vêtements. J'ai encore du mal à croire que ce mec aussi canon, c'est le mien et qu'hier soir, après m'avoir fait l'amour, il m'a dit je t'aime.
— Bonjour. me salue-t-il en me décochant son petit sourire charmeur.
— Salut.
— Tu as passé une bonne nuit ?
— Oui.
— Pourquoi tu te caches ? s'étonne-t-il.
— Veux pas que tu me vois comme ça.
— Tu préfères que je te voie sans rien ?
Il s'assoit sur le rebord du lit et passe sa main dans mes cheveux en bataille.
— Est-ce que tu as faim ? me demande-t-il.
— Un peu.
— Tu prends du café le matin c'est ça ?
— Tout à fait.
— Ne bouge pas. m'ordonne-t-il.
Il enfile un jean et un pantalon puis il sort de la chambre. Quelques minutes plus tard, il revient chargé d'un plateau sur lequel sont disposés une tasse de café, des sortes de pancakes et un verre de jus d'orange. J'ai le droit au petit déjeuner au lit. C'est une première pour moi et j'adore. S'il me chouchoute comme ça pendant une semaine, je ne vais jamais pouvoir repartir.
Aissam dépose son chargement sur la table de chevet.
— J'ai un truc à faire en ville. Ça ne te dérange pas si je t'abandonne une petite heure ? Comme ça tu te prépares tranquillement et après on va se promener ?
Je prends mon air boudeur.
— Un truc à faire ?
— Oui, quelque chose d'important.
— C'est en rapport avec la surprise dont tu ne veux pas me parler ?
— Peut-être bien petite curieuse.
— Tu ne veux vraiment rien me dire ?
Il soupire et caresse ma joue.
— Comme je te l'ai déjà expliqué, je ne suis pas sûr de réussir, pour ça, je ne veux pas trop m'avancer.
Je fais la moue et il m'embrasse sur le front.
— Allez, je te dis à toute à l'heure.
J'attrape son bras pour le retenir.
— Aissam ?
— Oui.
— Je t'aime.
— Moi aussi.
Et, après m'avoir décoché un dernier sourire ravageur, il sort de la chambre. Je me demande vraiment quelle est cette mystérieuse chose dont il ne veut rien me révéler. Je pencherais pour un projet professionnel puisqu'il n'arrête pas de souligner qu'il risque de ne pas y arriver. De plus, cela expliquerait pourquoi il n'a pas hésité à démissionner. Ça m'énerve de ne pas savoir, mais bon, je crois qu'il va falloir que je me fasse une raison. L'odeur que dégage le plateau qu'Aissam m'a apporté se fait de plus en plus irrésistible et je m'attaque aux étranges pancakes. C'est délicieux et je les dévore en à peine quelques secondes. Avec le café et le jus d'orange, je vais avoir de l'énergie pour la journée ! Ma faim apaisée, j'entrouvre la porte pour vérifier qu'il n'y a personne dans le couloir et je file dans ma chambre.
Je passe au moins une bonne dizaine de minutes à choisir ce que je vais porter aujourd'hui, avant d'aller prendre une douche. Une fois sous l'eau, je repense à notre première soirée ensemble. Des images me reviennent en tête et un léger frisson remonte le long de mon dos. S'il n'avait pas eu ce « truc » à faire, nous aurions pu rester au lit et continuer à nous découvrir. Tant pis, il y aura d'autres nuits pour ça…
Coiffée et maquillée, je m'allonge sur mon lit et j'envoie un SMS à Youssef.
Moi :
Tout se passe bien. Camille m'en veut toujours ?
Youssef :
Content pour toi. Et oui, désolé, Camille est encore très contrariée. Passe une bonne journée, et donne-moi des nouvelles quand tu peux.
Moi qui pensais que la petite crise de ma meilleure amie ne durerait pas. Je nous imaginais même faire une sortie à quatre.
On frappe à la porte. Je me lève pour aller ouvrir. C'est Wendy.
— Bonjour, avez-vous passé une bonne nuit ? me demande-t-elle dans un français approximatif.
— Oui, j'ai très bien dormi, merci.
— Avez-vous besoin de serviettes propres, ou, que votre chambre soit nettoyée ?
— Je crois que ça va aller pour l'instant, merci.
— N'hésitez pas à profiter des autres espaces du Riad.
— D'accord.
— Je vous souhaite une bonne journée.
— Vous de même.
Elle s'éloigne pour aller voir d'autres clients. Cela fait plus d'une heure qu'Aissam est parti et je pense que je vais suivre les conseils de Wendy. Je descends d'abord en bas dans une pièce où ont été installés quelques ordinateurs pour que les clients aient un accès un internet. Je vérifie ma boîte mail personnelle, puis celle de l'hotel de mes parents. Aucun message. Comme on dit, pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Je retourne dans ma chambre prendre un livre dans ma valise et je monte sur la terrasse.
D'ici, j'ai une superbe vue sur la médina. Il y a beaucoup de soleil, mais il fait quand même frais et à part un couple de personnes âgées, personne n'a osé grimper ici pour braver le froid.
Je sens soudain une présence derrière moi. Des mains agrippent mes épaules et me retournent.
— Tu en as mis du temps !
— Désolé ya hobbi. s'excuse Aissam.
— Il faut que tu te fasses pardonner maintenant.
Il me serre contre lui et m'embrasse fougueusement. Les picotements sont de retour à l'intérieur de mes cuisses.
— Est-ce que ça, ça suffit ? me demande-t-il.
— Non, je ne crois pas.
Il prend ma main et m'entraîne dans sa chambre où il me jette presque sur le lit. Après avoir pris soin de verrouiller la porte, il revient s'occuper de moi. Il m'enlève un à un tous mes vêtements. Mes doigts trouvent sa braguette et s'apprêtent à en faire de même, mais il saisit mes poignets, qu'il relève au-dessus de ma tête.
— Ne bouge pas, je vais me faire pardonner !
Il dépose des baisers sur mes lèvres, puis descend sur mon menton, mon cou et ma poitrine dont sa langue explore chaque centimètre. Et puis, sa bouche continue sa progression, sur mon ventre et encore plus bas. Quand il plonge sa langue dans mon intimité, je suis comme paralysée par le plaisir. C'est tellement doux, tellement chaud, tellement bon. J'ai l'impression de basculer dans un autre monde et il ne me faut pas longtemps avant de craquer. Des spasmes agitent mes muscles et mon bassin se soulève.
Aissam s'allonge à côté de moi
— Alors tu ne m'en veux plus ? m'interroge-t-il.
J'essaye de reprendre mon souffle et mes esprits avant de lui répondre.
— Tu ne vas quand même pas me donner du plaisir à chaque fois que tu me contraries ?
— Pourquoi, ça ne t'a pas plus ?
— Si. Mais c'est trop facile de faire ça pour te faire pardonner.
— De toute façon, je n'ai pas l'intention de faire des choses qui te déplaisent. Ce matin je n'avais pas le choix.
Et j'aimerais bien savoir pourquoi, mais je m'abstiens de lui demander quoi que ce soit.
— Ça te dit qu'on profite du beau temps pour aller nous promener ? suggère Aissam.
— Oui, tant que tu es mon guide. Mais j'aimerais d'abord te donner quelque chose.
Je me rhabille et l'invite à ma suivre dans ma chambre. Là, je fouille dans ma valise à la recherche du paquet acheté à la bijouterie.
— Pour toi ! dis-je en lui tendant la boîte.
— Tu es folle ! Il ne fallait pas ! s'exclame-t-il sans avoir ouvert son cadeau.
— J'en avais envie alors ne discute pas !
— Mais moi je ne t'ai rien acheté ! proteste-t-il.
— Et alors ce n'est pas grave.
Embarrassé, il déchire l'emballage. Son regard s'illumine lorsqu'il découvre la montre et il me serre fort contre lui pour me remercier.
Nous quittons le Riad. Il m'emmène au Palais El-Badi. Bien que je n'y sois jamais venue, je reconnais l'endroit. Chaque année, c'est ici qu'a lieu le Marrakech du Rire que je regarde toujours à la télévision avec Youssef et Camille. Penser à ma meilleure amie me donne un pincement au cœur. J'espère vraiment qu'elle tournera la page.
Du monument d'origine construit au XVI siècle, il ne reste que d'immenses murs fissurés. Il n'est toutefois pas difficile de s'imaginer à quel point cela devait être impressionnant et magnifique lorsqu'il était habité par un sultan Saadiens.
Tout en nous promenant main dans la main, nous parlons de tout et de rien. Si j'ai tout de suite été attirée par son physique, je n'aurais jamais pensé que nous aurions autant de points communs, autant de chose à partager. Je ne voudrais pas me projeter trop loin, mais je crois que je pourrais vraiment faire un bout de chemin avec lui.
— Je crois que nous pourrions discuter pendant des heures. dis-je.
— Tu ne préfères pas quand ma langue est occupée à autre chose ?
Je rougis et je baisse la tête gênée.
— Élodie, y'a un truc qui me trotte dans la tête. fait Aissam gêné.
— Quoi donc ?
— Et bien, comme on va être ensemble pendant une semaine, j'ai pensé que ce serait peut-être l'occasion de te présenter ma famille.
Je m'arrête net. Rencontrer sa famille ? Maintenant ? Être présentée aux proches de la personne avec qui l'on est, pour moi, c'est une étape vraiment importante dans un couple. Ça me semble un peu précipité. Bon c'est vrai qu'il y a à peine quelques secondes, je nous imaginais vieillir ensemble, mais là… En même temps, ce n'est pas comme-ci nous avions une relation normale et je ne sais pas quand est-ce que je reviendrais… Je suis complètement perdue et je ne sais pas quoi lui répondre.
— Si tu n'as pas envie, ce n'est pas grave… bredouille Aissam, cachant sa déception.
— Ce n'est pas que je n'en ai pas envie, mais c'est peut-être un peu tôt non ?
— Je sais… C'est juste que je suis impatient de présenter la femme de ma vie à ma mère.
Il vient de me décocher une flèche en plein cœur. Ses mots me bouleversent tellement que j'en ai les larmes aux yeux. Je me mets en face de lui, plongeant mon regard dans le sien.
— Je t'aime…
— Moi aussi ya hobbi… chuchote Aissam.
— On va voir ta famille quand tu veux.
Mon annonce lui rend le sourire.
Nous continuons à nous balader jusqu'à ce que les gargouillis de nos estomacs nous incitent à chercher un endroit où manger. Pas de dépaysement ce midi. Aissam m'entraine dans une galerie commerciale très moderne. Nous prenons un sandwich dans une enseigne de restauration rapide que l'on trouve partout en France. Tout en dégustant nos frites, nous parlons du petit séjour que nous allons faire à Tiznit. Il souhaiterait que nous y allions dès demain. Moi j'aurais aimé rester encore un peu, seule avec lui, mais être en couple c'est faire des concessions, alors nous partirons demain.
Pour être surs d'avoir un moyen de transport, une fois notre repas terminé, nous nous rendons à la gare routière. J'appréhende un peu ce trajet. Camille m'a raconté que sa plus mauvaise expérience au Maroc, c'était un voyage en bus entre Marrakech et Rabat. Véhicule vétuste, siège inconfortable, vendeur essayant de refiler des babioles à chaque arrêt, pas de climatisation, chaleur étouffante, fenêtres impossibles à ouvrir. Un vrai cauchemar. Alors forcément, je crains le pire.
Aissam tient absolument à prendre les frais du voyage à sa charge et je le laisse acheter les billets. Je n'ose pas lui dire que j'aurais préféré prendre un taxi. Je ne suis vraiment pas pressée d'être à demain.
Après m'avoir fait l'amour, Aissam s'est endormi collé contre mon dos. L'un de ses bras encercle ma poitrine. Je sens sa respiration lente et régulière sur ma nuque. Tous les ingrédients sont réunis pour une bonne nuit de sommeil, pourtant, je n'arrive pas à fermer l'œil. Je n'aurais peut-être pas dû dire oui… Et si sa famille ne m'appréciait pas ? Il m'a présenté l'une de ses sœurs sur Skype et même sa mère, mais là, c'est la vraie vie. Je suis déjà en train de me demander ce que je vais bien pouvoir porter. Je sais que ses parents sont pratiquants. Les tenues sexy et provocantes sont donc à exclure. Je ne veux surtout pas qu'ils me perçoivent comme un sheitan (un diable en arabe) voulant entrainer leur fils du côté obscur. Je crois que je vais me la jouer simple. Un pull et un jean feront parfaitement l'affaire. Quand j'ai rencontré les proches de David, je ne me suis pas posé toutes ces questions. Ici, c'est le Maroc et les personnes que je vais rencontrer dans quelques heures seulement ont une culture très différente de la mienne. Peut-être que je me fais du souci pour rien et que tout va bien se passer ou peut-être pas… En attendant, il faut que j'essaye de me reposer un peu. Si je fais une nuit blanche, même l'anticerne ne suffira pas à me redonner bonne mine.
Le réveil sonne. Finalement, j'ai réussi à m'endormir, il y a tout juste 1h30. Autant dire que je ne me sens pas vraiment fraîche comme une rose. Aissam bâille et s'étire avant de me prendre dans ses bras. S'il savait à quel point j'adore ses câlins et tous ses petits gestes d'attention.
— Douche et petit-déjeuner ou petit déjeuner puis douche ? me demande-t-il.
— Encore dodo…
— J'aimerais bien ya hobbi, mais nous avons un bus à prendre.
— Bon et bien, va pour une douche alors.
— Ensemble ?
Je suis parfaitement réveillée tout à coup.
Comme c'est lui qui s'est invité dans mon lit cette nuit, il va chercher des affaires propres dans sa chambre. Lorsqu'il revient, il se déshabille puis il me sort de la couette et me traine dans la salle de bain. Là, il ouvre le robinet et me pousse sous l'eau chaude. Pendant plusieurs secondes, il me regarde. C'est comme si ses yeux me dévoraient et c'est assez troublant.
— Viens… finis-je par murmurer.
Il me rejoint. Les gouttes d'eau qui roulent sur son torse mettent en valeur sa musculature. Il attrape mon gel douche et entreprend de me savonner. Il commence par le haut de mon corps, s'attardant sur ma poitrine. Et puis ses doigts glissent sur mon ventre et descendent jusqu'à l'intérieur de mes cuisses. Mon rythme cardiaque s'accélère. Je suis en transe et je m'abandonne complètement. Il frotte minutieusement chaque centimètre de mon anatomie. Mon corps ne va plus avoir aucun secret pour lui. C'est à la fois délicieux et frustrant. J'aimerais que ses caresses se fassent encore plus intimes. Il me tourne dos à lui et je m'appuie contre la paroi pendant qu'il continue à explorer mes formes. Apparemment, vu la bosse qui appuie contre mes fesses, cette douche à deux lui fait de l'effet à lui aussi.
Quand il s'arrête et qu'il me tend le flacon pour que je lui rende la pareille, je reste sur ma faim. Je verse un peu de savon sur mes mains et je commence à frotter son torse. Je pourrais ne jamais me lasser de promener mes doigts sur ses abdos parfaitement dessinés. Je m'aventure plus bas et m'empare de sa virilité. À mon tour de le frustrer. Il comprend très vite mon petit manège et s'empare de mes poignets.
— Tu as envie ? souffle-t-il.
Je n'ai pas besoin de lui répondre. Il lui suffit de regarder mes yeux emplis de désir pour comprendre. En moins d'une minute, il sort de la douche, puis il revient avec un préservatif. Et, tandis que l'eau continue à couler sur nos corps brûlants, nous ne faisons plus qu'un.
Le moment partagé ce matin m'avait presque fait oublier la journée qui m'attend. Maintenant que nous sommes à la gare routière, l'angoisse s'empare de nouveau de moi. Une horrible sensation de nausée se loge au creux de mon estomac.
— Notre bus est là. m'annonce Aissam.
Il attrape nos bagages et m'invite à le suivre. Mon stress embraye et passe à la vitesse supérieure. Allez, allez, ce sera vite fini et de toute façon cette rencontre est inévitable. Bien sûr, j'aurais préféré que cela se fasse plus tard, mais les contraintes de notre relation ne me laissent pas vraiment le choix.
Je suis soulagée de découvrir que l'autocar dans lequel nous allons passer 4 h est flambant neuf. Les sièges sont confortables, je pourrais peut-être même dormir un peu.
Les passagers prennent place et au bout de quelques minutes, le chauffeur démarre et s'éloigne de la gare routière.
— Est-ce que tu vas bien ? me demande Aissam.
Je n'ai quasiment pas dit un mot depuis que nous avons quitté le Riad. Je ne sais pas comment lui expliquer que les présentations avec ma belle-famille me terrifient. Que j'ai peur que notre différence de culture nous rattrape ou qu'ils ne m'aiment pas tout simplement.
— Tu sais, ils ne vont pas te manger. plaisante-t-il en devinant mon inquiétude.
— Oui, mais bon. J'ai peur de ne pas leur faire bonne impression.
— Pourquoi ? Tu es parfaite…
Il est vraiment doué pour me faire rougir.
— Arrête de mentir…
— Je ne mens pas, à mes yeux tu es parfaite !
Il dépose un baiser dans mon cou. Ces quelques mots m'ont apaisée. Détendue, je pose ma tête sur son épaule et je ferme les yeux. La fatigue me rattrape et je tombe doucement dans le sommeil.
Je ne me réveille que lorsque le chauffeur s'arrête pour faire une pause après avoir effectué la moitié du trajet. J'en profite pour me dégourdir les jambes et faire un petit tour aux toilettes.
Quand je sors de la station-service, je cherche Aissam du regard. Je l'aperçois dans le café, en grande conversation avec une serveuse. La première chose qui me frappe s'est sa silhouette quasiment parfaite… En fait, tout chez elle et parfait. Ses cheveux, ses yeux, sa peau… Aissam lui dit quelque chose et elle rit aux éclats en lui posant la main sur l'épaule. Face à ce spectacle, la réaction de mon corps est violente. Une désagréable bouffée de chaleur parcourt mon corps et une sensation de nausée se loge au creux de mon ventre. Je reste là à les fixer, incapable d'aller à leur rencontre pour interrompre cette échange qui me rend verte de jalousie.
— Hé les beaux yeux ! Tu vas où comme ça ?
Je tourne la tête. Deux hommes sur ma gauche me dévisagent d'une façon qui ne me plaît pas du tout, un peu comme des pitbulls devant lesquels on agiterait un bon steak. Je les ignore et avance vers le bus. J'entends l'un d'eux me suivre.
— Attend ! Tu es française ? On peut discuter ?
Il m'attrape la main. Je panique complètement et je n'arrive plus à bouger.
— Bin alors ? Pourquoi tu ne me réponds pas quand je te parle ?
Je déglutis et retire ma main.
— Je n'ai pas envie de vous parler. dis-je d'une voix blême.
— Hé, je ne suis pas méchant… Je suis sûr qu'on va bien s'entendre.
— Ça, je ne crois pas ! gronde Aissam.
Il se met entre moi et l'inconnu. Les muscles de sa mâchoire sont crispés et il serre les poings. Sentant que la situation risque de dégénérer, je prends mon homme par les épaules pour le faire reculer.
— Viens, on y va.
Mais Aissam ne bouge pas d'un pouce et l'individu devant lui semble le défier du regard, même si, niveau gabarit, il est loin de faire le poids.
— S'il te plaît Aissam.
Il se tourne enfin vers moi. Il passe son bras par-dessus mon épaule et nous retournons vers le bus sans nous soucier du perturbateur.
— Tu vois, il n'y a pas que moi qui te trouve parfaite. commente Aissam une fois que nous avons regagné nos sièges.
— Vu la tête de ce type, je ne me sens pas flattée qu'il ait essayé de me parler.
— Parfois, je me demande comment ça se fait que tu aies si peu d'estime en toi… soupire-t-il.
— Je suis comme toutes les femmes. D'ailleurs, c'était qui la serveuse à qui tu parlais ?
Je l'avais presque oublié avec les deux types louches.
— Samia, une fille avec qui j'étais au collège.
— Vous aviez l'air de bien vous connaître.
— Pas tant que ça…
Le chauffeur vient de s'installer derrière le volant et nous reprenons la route. Je réfléchis à ce que m'a dit Aissam. Il a raison, je n'ai pas du tout confiance en moi. Il parait que l'amour efface ce sentiment… Pourtant, à côté de lui, j'ai l'impression que je ne suis que le vilain petit canard et quand je l'ai vue parler à cette fille dans la station-service… Des comme ça, je suis sûre qu'il pourrait en avoir des dizaines… Oui, je me demande bien ce qu'il me trouve… Je ne sais pas pourquoi, mais les paroles de Camille sur les Marocains qui cherchent des filles françaises pour obtenir un visa me reviennent en tête. Non, Aissam n'est pas comme ça ! Quoi que… Ne suis-je pas une proie idéale ? Sortie d'une rupture et en manque de considération et d'amour…
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'alarme Aissam.
J'arrive difficilement à cacher la tristesse causée par toutes ces pensées négatives qui m'assaillent.
— Pourquoi tu m'aimes ?
Il fronce les sourcils, surpris.
— Je ne sais pas comment expliquer ce que je ressens pour toi. Tu m'as tout de suite attiré quand je t'ai vu dans le souk. Et puis quand je suis avec toi, je me sens bien et heureux. Je ne peux pas te décrire exactement ce que j'éprouve. Il n'y a pas de mot pour ça. Tu doutes de mes sentiments ?
Comme d'habitude, ma question se retourne contre moi. Gênée, je tourne la tête vers la fenêtre. Il attrape mon menton pour me forcer à le regarder, puis il prend l'une de mes mains qu'il pose contre sa poitrine.
— Tu sens ça ? C'est à toi ! Je t'aime. Je ne sais pas comment te prouver que je suis sincère. Dis-toi déjà que je n'aurais jamais voulu que tu rencontres mes parents si je ne pensais pas que tu es la femme de ma vie.
Cupidon vient encore de me décocher une flèche. Je crois ressentir les pulsations de son cœur sous ma paume tandis que le mien s'emballe. Je m'en veux. Il faut peut-être que j'arrête de croire que je ne suis pas assez bien pour être aimée. Il faut peut-être que j'arrive à contrôler ma jalousie qui me rend malade. Après tout, il a le droit de parler à d'autres femmes que moi, même si elles sont jolies…
— Je t'aime. dis-je avant de l'embrasser.
Nous roulons depuis un peu plus de deux heures, lorsque je reconnais les immeubles de la ville d'Agadir. L'angoisse surgit de nouveau. Bientôt, je vais me retrouver face à ses parents. Je n'arrête pas de penser que j'aurais dû refuser. C'est trop rapide, je ne me sens pas prête. Mais impossible de reculer maintenant.
Après le bus, nous nous arrêtons quelques minutes dans un restaurant pour manger un morceau, puis nous nous mettons en quête d'un taxi. Le seul véhicule disponible pour aller à Tiznit est une vieille Mercedes beige. Sans compter le chauffeur, nous sommes cinq dans la voiture. Je me retrouve coincée à l'arrière, une fesse sur la banquette, l'autre sur la portière. En plus d'être stressant, le reste du trajet s'annonce douloureux.
— Désolé pour ça. s'excuse Aissam. Il y a une loi qui est passée et bientôt, ces taxis ne devraient plus exister.
En attendant, moi, je souffre ! Je colle mon nez à la fenêtre et regarde le paysage pour prendre mon mal en patience. Nous doublons un homme assis sur son âne qui tire une remorque chargée de bidons. C'est aussi ça qui me plaît ici. Cette impression que le monde moderne côtoie une époque plus ancienne.
Tiznit est une cité grouillante d'activité. Même si je redoute ce qui va arriver dans quelques minutes, je descends avec soulagement de la vieille Mercedes. Le bas de mon dos est tout engourdi et j'ai des fourmillements dans les jambes. Aissam qui affichait jusqu'alors un calme impassible semble nerveux. Il me prend par la main et m'entraîne dans les rues de la ville tandis que moi, je me décide à prendre quelques résolutions (et oui, encore).
Petit 1 : Être souriante et polie (ça, ça ne devrait pas être bien compliqué).
Petit 2 : Ne pas rire nerveusement comme j'ai l'habitude de le faire quand je ne suis pas à l'aise.
Petit 3 : Être moi-même.
Et si justement ce moi-même ne plaisait pas à la famille d'Aissam ?
Nous nous arrêtons devant une maison à deux étages et mon rythme cardiaque s'emballe. Ça y'est, nous y sommes. Aissam frappe à la porte et quelques secondes plus tard, un jeune garçon vient nous ouvrir. Les présentations commencent.
— Élodie, c'est mon petit frère Tarek, Tarek, voici Élodie, ma future femme.
Je rougis en lui serrant la main. La ressemblance avec son aîné est frappante, ils ont exactement les mêmes yeux sombres.
— Enchanté. articule-t-il.
Nous montons les escaliers et nous sommes accueillis par Dounia, la grande sœur d'Aissam, ainsi que leur mère, Leyla, que j'ai toutes deux vue sur Skype. Chacune d'elles porte une djellaba et un foulard. Je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'elles doivent penser de ma tenue, si éloignée de la leur. Elles me font la bise à la marocaine, plusieurs fois du même côté, puis elles nous invitent à nous installer au salon où elles nous apportent tous un tas de choses à manger. Il y a des amandes, des petits gâteaux et même des brochettes de viande, sans oublier le thé. Je n'ai absolument pas faim, mais je goutte à tout pour leur faire plaisir, surtout qu'il est évident qu'elles ont passé beaucoup de temps à préparer tout ça. Leyla ne parle pas un mot de Français et Aissam s'improvise traducteur. Même si la communication n'est pas facile à cause de la barrière de la langue, tout se passe plutôt bien. Malgré nos différences culturelles, je n'ai pas l'impression que les gens qui se tiennent en face de moi me jugent comme une mauvaise personne.
J'entends la porte du rez-de-chaussée s'ouvrir et quelqu'un monter à l'étage. Omar, le père d'Aissam nous rejoint. Je le reconnais parce que je l'ai déjà vu en photo. Il a l'air d'être un homme dur et froid, sentiment qui est renforcé par l'ambiance qui s'est installée depuis son arrivée. C'est comme s'il intimidait les autres membres de sa famille. Aucun d'eux ne dit un mot. Il me salue en me serrant la main et m'accapare complètement en me posant tout un tas de questions. Affolée, je jette un coup d'œil discret à Aissam pour qu'il me sorte de ce mauvais pas, mais il est complètement désarmé face au comportement de son géniteur. Alors, je réponds à son interrogatoire en réfléchissant bien à mes phrases, pour ne pas faire une boulette.
Au bout de plusieurs minutes, Dounia semble comprendre ma détresse et elle s'adresse à son père en tachelhit. Ce dernier semble contrarié d'être interrompu, mais au moins il ne concentre plus son attention sur moi. Lorsqu'ils ont fini de discuter, la grande sœur d'Aissam se tourne vers moi.
— Élodie, est-ce que je peux te kidnapper pour te faire découvrir notre ville ? me propose-t-elle.
Moi, seule avec elle ? Si j'écoutais mon tempérament sauvage, je prendrais mes jambes à mon cou. Ceci dit, à choisir entre rester ici avec le père de famille ou me promener avec elle, je choisis la deuxième option.
— Ça ne te dérange pas Aissam ? s'assure Dounia.
— Hum, si tu promets d'être gentille avec elle et si elle est d'accord, pas de soucis.
Tous les regards se tournent vers moi, m'incitant à donner une réponse rapide.
— Oui, ça me ferait plaisir de découvrir la ville avec toi.
Elle se lève et je la suis. Avant de sortir dans la rue, Dounia se couvre entièrement avec un grand tissu à fleurs. C'est une sorte de voile intégral ne laissant apparaître que les yeux, mais cela ne ressemble pas au niqab qu'arborent certaines femmes musulmanes en France. C'est beaucoup moins austère.
C'est étrange de ne pas être avec Aissam. Je me sens encore plus dépaysée que d'habitude et franchement pas très à l'aise. Certaines personnes me dévisagent. Avec ma peau blanche et mes yeux bleus, je suis presque tout de suite identifiée comme une étrangère.
— Ne te soucie pas de tous ces curieux. me souffle Dounia qui n'a pas manqué de remarquer que j'attirais l'attention.
Au détour d'une ruelle, elle s'arrête pour donner quelques pièces à un vieillard aveugle.
— Alors, est-ce que mon frère te traite bien ? s'enquit Dounia.
— Oui, comme une princesse.
— Tant mieux. C'est important d'être bien traitée par son homme. Aissam fait partie des Marocains évolués.
— Comment ça ?
— Et bien, il y en a beaucoup ici qui souhaite simplement se marier pour se marier, avoir des enfants, fonder une famille. Mon frère lui a toujours cherché le grand amour.
Si elle savait à quel point ça me fait du bien d'entendre ça. J'aimerais l'interroger pour en apprendre plus sur son petit frère. J'aimerais savoir s'il a présenté d'autres femmes à sa famille, s'il lui a déjà dit qu'il voyait l'avenir avec moi et si elle est au courant pour son mystérieux projet, mais elle n'est encore qu'une étrangère. En tout cas, pour l'instant, je la trouve adorable, même si ça me fait bizarre de me promener en compagnie d'une femme couverte de la tête au pied.
Nous pénétrons dans une galerie où se succèdent des boutiques de bijoux. Dounia m'explique que Tiznit est réputée dans tout le Maroc pour son orfèvrerie. Difficile de ne pas être tentée, il y a tellement de choix.
— Si tu vois quelque chose qui t'intéresse, tu me dis, je négocierais les prix pour toi. Pour nous c'est presque une tradition.
J'ai toujours eu un faible pour les bijoux en argent. David m'avait offert presque tous ceux que je possédais et quand nous avons rompu j'ai préféré ne garder aucun de ses cadeaux. Il m'en achetait surtout beaucoup au début de notre relation. Ces deux dernières années, il ne se souvenait même pas de ma date d'anniversaire. Pas étonnant, il avait la tête ailleurs, enfin pas que la tête…
— Dounia ?
— Oui.
— Il me plaît le pendentif là. dis-je en désignant un petit objet de forme de triangulaire.
— Très bon choix !
Je n'ai pas besoin de lui en dire plus. Elle est déjà rentrée dans la boutique. Elle salue le vendeur et parlemente avec lui en désignant le bijou qui m'intéresse. Je ne comprends absolument aucun mot de la transaction. Avant que je n'aie le temps de réagir, elle sort un billet et le tend au commerçant.
— Mais attend je vais payer!
— Pas question. C'est ma mère qui m'a dit de t'acheter quelque chose et si tu refuses, elle sera vexée. Et puis comme ça, tu auras un petit souvenir de nous, surtout que ce pendentif est un motif traditionnel berbère.
Inutile de protester, refuser serait impoli.
— Je suis gênée.
— Il ne faut pas, ça nous fait plaisir.
Dounia échange encore quelques mots avec le vendeur puis nous sortons de la boutique.
— Merci encore. Je suis vraiment touchée.
— Oh tu sais ce n'est pas grand-chose.
Nous prenons la direction de Tigmi (maison en amazigh).
— Alors Aissam m'a dit que tu travaillais dans un hôtel ?
— Oui, l'hôtel de mes parents en fait. Et toi, tu fais quoi dans la vie ?
— Oh moi, j'ai arrêté les études quand je me suis mariée. Maintenant je m'occupe de ma famille. D'ailleurs, j'aurais bien ramené mes enfants aujourd'hui, mais j'ai pensé que ça ferait peut-être un peu beaucoup pour toi pour une première fois, alors, si tu veux venir demain chez moi pour que je te présente tout le monde.
— J'aimerais beaucoup, mais il faut quand même que j'en parle à Aissam. Je ne sais pas ce qu'il a prévu.
— Oh, je suis sûre qu'il dira oui. Il adore ses neveux et nièces !
Nous arrivons chez les parents de Dounia juste au moment où l'appel à la prière d'un imam résonne au-dessus des murs de la ville. Je n'avais pas remarqué qu'ils habitaient juste à côté d'une mosquée.
— Alors, c'était sympa cette promenade dans Tiznit ? m'interroge Aissam en ouvrant la porte.
— Oui et j'aimerais que tu remercies ta mère pour le cadeau qu'elle m'a fait.
— Quel cadeau ?
Je lui montre le pendentif.
— Joli ! commente-t-il.
Cela fait à peine deux heures que nous avons pris ce que je qualifierais de méga goûter et déjà, la mère d'Aissam nous propose de dîner. Le père de famille revient de la prière en compagnie de quelques amis, alors ce soir, les hommes mangeront avec les hommes et les femmes avec les femmes. Je ne dis rien, pourtant c'est une tradition qui me fait dresser les cheveux sur la tête. Pour moi qui ai été élevée dans un esprit de parité total entre les sexes, c'est dur à encaisser. À la place des membres féminins de la famille, je me révolterais, quoi que, en y pensant… Cela fait partie de leur mode de vie et elles ne trouvent sûrement rien de choquant à ça…
Je me fais force pour avaler quelques bouchées du tajine que Leyla a préparé. La capacité de mon estomac est mise à rude épreuve, je commence même à avoir mal au ventre. Et puis je ne suis pas à l'aise. Ce n'est pas que les personnes qui m'entourent soient désagréables, mais cette séparation entre hommes et femmes me perturbe vraiment. Même si je suis venue dans ce pays en toute connaissance de cause, c'est la première fois que l'écart entre la culture française et marocaine m'apparait aussi fort.
Je suis soulagée de retrouver enfin Aissam après le dessert. Nous disons bonne nuit à tout le monde et montons au deuxième étage qui est inoccupé. Je vais dans la salle de bain pour me brosser les dents et mon homme m'imite. C'est peut-être bête, mais j'adore ce genre de moment. Tous les deux devant la glace, la bouche pleine de dentifrice.
— Alors ça a été ? me demande Aissam lorsque nous nous glissons sous les couvertures.
— Oui, à par le repas.
— Comment ça ?
— Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Ce n'est pas quelque chose dont j'ai l'habitude.
— Oui je m'en doute.
Il se colle à moi et me prend dans ses bras. La chaleur de son corps, sa peau contre la mienne… Une sensation de bien-être m'envahit.
— J'ai une petite question. dis-je.
— Je t'écoute.
— Quand j'étais avec Dounia, elle m'a dit qu'elle ne travaillait pas. C'est pareil pour tes autres sœurs ?
— Oui. C'était une décision de mon père qu'elles arrêtent les études. C'était la génération d'avant, une autre époque. Tu es choquée ?
— Un peu.
— De toute façon toi aussi tu arrêteras de travailler quand nous serons mariés et que nous aurons sept enfants.
Je me redresse d'un coup et le fixe en faisant les gros yeux.
— Quoi ?
— Du calme Élodie, je plaisante. On fera juste quatre enfants, sept ça fait trop.
— Oh toi !
J'attrape un oreiller et lui assène des coups sur la tête. Au début il se laisse faire en riant, puis il finit par attraper mes poignets et en quelques secondes je me retrouve allongée sur le dos et lui sur moi.
Son regard plonge dans le mien. Il n'en faut pas plus pour m'embraser et ressentir ses petits picotements, qui deviennent familiers, à l'intérieur de mes cuisses. Lui aussi a envie, je sens sa virilité appuyer contre ma cuisse. Et puis, tout à coup, je me rappelle qu'à l'étage d'en dessous, il y a sa famille, ce qui refroidit aussitôt mes ardeurs. J'approche ma bouche de son oreille.
— Pas ici…
— D'accord. Mais j'ai quand même le droit à un gros câlin ? murmure-t-il en prenant un faux air triste.
Nous nous serrons l'un contre l'autre et épuisée par les émotions de la journée, je m'endors en à peine quelques minutes.
Je me réveille en sursaut, à deux doigts d'une crise cardiaque. Il doit être environ 5h30 du matin, l'heure de l'appel à la prière et comme la maison est située à côté d'une mosquée, la voix de l'imam résonne entre les murs de la chambre. Aissam n'a pas bougé d'un pouce. J'entends sa respiration lente et régulière, signe qu'il est toujours plongé dans un profond sommeil. Il vit ici, il doit être habitué. Moi, j'ai l'impression que mon cœur ne va pas s'en remettre.
Je me rallonge et ferme les yeux. Le silence revient dans la maison, mais je n'arrive pas à me rendormir. De vilaines pensées viennent de s'insinuer dans mon esprit. Jusque-là je ne me posais pas beaucoup de questions, ou du moins, je ne voulais pas m'en poser. Je ne sais pas pourquoi ça me prend maintenant. Est-ce parce que mon histoire avec Aissam me parait trop belle pour être vraie ? Où sa discussion avec Samia à la station-service? Et puis aujourd'hui, enfin plutôt hier, il a dit certaines choses qui m'ont un peu chiffonné. Quand il m'a présentée à son petit frère, il m'a désignée comme sa future femme. Si David m'avait qualifiée ainsi devant son entourage, j'aurais été aux anges, mais dans la bouche d'Aissam, ses mots m'inquiètent. Je n'arrête pas de repenser aux histoires de mariages blancs que me racontait Camille, à tel point que ça me rend malade. Depuis le début, je veux croire que l'homme qui dort paisiblement à côté de moi est différent et qu'il m'aime sincèrement. Et si ce n'était pas le cas ? Si j'étais simplement le dindon de la farce ?
Je me tortille sous la couette, incapable de trouver la paix. Je crois qu'au fond de mon cœur, le doute vient de s'installer et c'est juste horrible ! Pour me rassurer, je pense aux paroles de Dounia, mais après tout, je ne la connais pas, elle m'a peut-être menti. En amour, il est toujours impossible d'être certain des sentiments de l'autre et c'est encore plus compliqué dans une relation comme la nôtre. J'aime Aissam comme je n'ai jamais aimé personne et s'il me brisait, je ne suis pas sûre que je pourrais m'en remettre.
Difficile de faire bonne figure ce matin, je me sens tellement triste. Mon doute est en train de me ronger. Il faut que je réussisse à discuter avec Aissam, mais en réfléchissant bien à ce que je vais lui dire.
Après le petit déjeuner traditionnel, pain, huile d'olive et d'argan, il me propose d'aller sur la côte qui n'est qu'à quelques kilomètres de Tiznit.
En taxi, le trajet nous prend moins de trente minutes. L'endroit est peu fréquenté à cette période de l'année et pour cause, il y a du vent et il fait froid. Moi, ça ne me dérange pas, surtout que je me suis bien couverte. Le bruit des vagues a un effet apaisant.
Nous marchons main dans la main sans échanger un seul mot. Parfois, il me jette un coup d'œil. Il doit sans doute s'interroger sur la raison de mon mutisme. Je n'ai toujours pas trouvé comment lui expliquer ce qui me travaille sans pour autant qu'il se vexe. En même temps, s'il est vraiment sincère avec moi, ce serait normal qu'il soit vexé par mes doutes non ? Camille me manque. Sans elle, je n'ai personne à qui me confier et personne pour me conseiller. D'après Youssef, elle ne veut toujours pas me parler. Jamais je n'aurais cru qu'elle m'en voudrait autant. Après tout, il n'y a pas eu mort d'homme, sa réaction est exagérée. Le trajet du retour risque de ne pas être joyeux…
— Qu'est-ce que tu as ? s'enquit Aissam, brisant le long silence qui s'était installé entre nous.
— Je…
Il s'arrête et se place face à moi en posant ses mains sur mes épaules.
— Quelqu'un de ma famille t'a offensée ? suppose-t-il.
— Non du tout. Ce sont des gens très accueillants.
— Alors qu'est-ce qui t'arrive ? Je te sens distante.
Je prends une grande inspiration. Il est temps de crever l'abcès.
— Tu es avec moi juste pour les papiers ?
Plusieurs expressions passent sur son visage. Il y a d'abord la surprise, puis l'incompréhension et la colère.
— Si je voulais venir en France, j'aurais plutôt séduit une vieille avec une bonne situation ! s'exclame-t-il avant de me lâcher.
Il recommence à marcher d'un pas rapide et je dois faire un effort pour ne pas le laisser me distancer.
— S'il te plait, ne soit pas fâché !
— Et pourquoi hein ? La femme que j'aime pense que mon seul objectif c'est de venir en France. Je n'en ai rien à foutre des papiers !
— Je suis désolée, c'est parce que des fois, je trouve que tu es trop bien pour moi.
— Et pourquoi je serais trop bien pour toi ?
— Tu es tellement… beau…
— Alors en fait, je suis avec toi juste pour les papiers et toi tu es avec moi juste parce que je suis beau ?
Je suis submergée par un flot d'émotions et la fatigue aidant, je fonds en larme. L'attitude d'Aissam change aussitôt et il me prend dans ses bras.
— Ne pleure pas.
Je renifle.
— Pardon…
— Écoute Élodie. Je t'aime. Je t'aime parce que tu es toi et pas parce que tu es française. Je te voulais rien qu'à moi dès que je t'ai vu et je suis sûr qu'au fond de toi, tu le sais.
J'appuie ma tête contre son torse et laisse son odeur m'enivrer. Je l'aime et j'aimerais tellement réussir à lui faire confiance. Quoi qu'il arrive, il subsistera toujours un doute, la vraie question est de savoir si je peux faire avec. Je me détache de lui pour le regarder dans les yeux. Vivre sans lui serait pire que vivre dans le doute. J'ai l'impression que maintenant, mon univers se résume à lui. Il fait partie de moi. Je me sens prête à prendre le risque. Fini de se poser des questions. Je vais profiter de chaque seconde passée à ses côtés.
— Est-ce qu'on peut oublier tout ça ?
— Ça dépend de toi et de tes incertitudes…
Je baisse la tête et je me fais une promesse. Même si je me pose des questions, jamais plus je ne lui en ferais part.
En guise de réponse, je m'apprête à l'embrasser et il me repousse. Blessée, la boule dans ma gorge se forme de nouveau.
— Oh, ce n'est pas toi… m'affirme Aissam qui a remarqué que mes yeux devenaient humides. Regarde discrètement sur la gauche.
Je l'écoute et jette un coup d'œil dans la direction indiquée. Deux policiers nous fixent. La désapprobation peut facilement se lire sur leur visage.
— On va s'éloigner un peu avant qu'ils ne décident de nous arrêter.
— Désolée, j'oublie parfois que ça ne se fait pas ici.
— Eh oui, le papier ne nous autorise pas à nous rouler des pelles en public.
Nous continuons donc à marcher en nous tenant à bonne distance l'un de l'autre.
— Les hommes et les femmes n'ont pas le droit de se tenir la main ici ? dis-je curieuse.
— Les gens mariés n'ont pas à s'inquiéter, pour les autres c'est une autre histoire. Tu sais si nous avons eu des chambres séparées au Riad, c'est parce que des personnes de sexe opposé qui ne sont pas parents n'ont pas le droit de dormir ensemble.
— D'accord.
— Je sais qu'en France c'est différent. On peut faire ce qu'on veut, quand on veut, avec qui on veut.
— Pas tout ce qu'on veut. On ne peut pas se promener nue dans la rue, ou faire l'amour comme ça n'importe où.
— Pourquoi? Tu aimerais te balader toute nue devant tout le monde ? plaisante Aissam.
Une fois hors de vue des policiers, ses doigts se glissent entre les miens.
— Tu es sûr que c'est prudent ? Tu m'as fait peur avec tout ce que tu m'as dit.
— Ne t'inquiète pas. Il faut que nous soyons vigilants, mais il est hors de question que nous passions le peu de temps que nous avons tous les deux sans pouvoir nous toucher.
Et il me décoche ce sourire qui me fait fondre.
Le midi nous mangeons dans un restaurant avec vue sur la mer déchainée, puis nous reprenons la route vers Tiznit. Il fait peut-être froid dehors, mais à l'intérieur du taxi, c'est une véritable étuve et je retire quelques épaisseurs de vêtements pour éviter de transpirer.
Comme prévu la veille, nous nous arrêtons chez Dounia. Elle nous présente ses quatre beaux enfants et son mari, puis elle nous sert le thé dans l'un des nombreux salons de la maison. Sa famille est charmante. Une autre personne nous rejoint. C'est une femme assez âgée. Lorsqu'elle entre, je me lève pour lui dire bonjour, mais elle passe devant moi comme si j'étais invisible. Je me rassois en faisant semblant de ne pas être offusquée par le vent que je viens de me prendre. La vieille dame s'installe entre Dounia et son mari. Tous commencent à discuter dans leur langue. Je souris pour donner l'illusion que je suis à l'aise, alors que j'ai l'impression de faire tapisserie. La main d'Aissam se resserre si fort sur la mienne qu'elle m'arrache une grimace. Sa voix a une intonation inhabituelle. Même si je ne comprends aucun mot, il est évident qu'il y a de l'orage dans l'air.
Tout à coup, mon homme se lève et me tire sur le bras.
— Viens on s'en va ! déclare-t-il.
Il m'entraîne dehors sans que nous ayons dit au revoir à personne.
— Euh, tu peux m'expliquer ce qui vient de se passer et c'était qui cette femme ?
— C'est la mère du mari de Dounia et je ne l'aime pas. Et puis j'ai envie qu'on retourne sur Marrakech. me répond-t-il.
Les muscles de sa mâchoire sont crispés, je vois bien qu'il est furieux et qu'il ne me dit pas la vérité.
— Aissam ?
— Elle a dit des choses sur toi. m'avoue-t-il.
Ah… C'est assez lâche de parler d'une personne en face d'elle, alors qu'elle ne peut pas comprendre un seul mot.
— Quels genres de choses ?
— Que ta tenue était indécente, que c'était un manque de respect.
Je suis frappée par la réalité. Moi qui croyais que ma famille atteignait des summums en matière d'intolérance. En fait, il y a partout des gens qui n'acceptent pas la différence. M'insulter alors que je ne pouvais pas me défendre, c'est vraiment moche. Heureusement, Aissam tel un preux chevalier, m'a défendue face à sa propre famille. Enfin cette vieille femme n'est pas un parent proche, mais quand même. Si ça, ce n'est pas une preuve d'amour…
Nous retournons chez les parents d'Aissam pour récupérer nos affaires et les avertir de notre départ. Tout en rangeant mes vêtements dans mon sac, je repense au trajet en taxi pour venir jusqu'ici et ça ne me dit trop rien de renouveler cette douloureuse expérience.
— Quand je serai partie, tu reviendras ici ?
— Oui.
— Du coup, je me demandais si nous pouvons louer une voiture.
— Pourquoi ?
— Mes fesses se souviennent encore de la banquette arrière de la vieille Mercedes.
Il s'approche de moi et passe sa main sur mon postérieur.
— Hum, pourtant, elles n'ont pas l'air traumatisées tes fesses !
Je lui donne une petite tape sur les doigts en souriant.
— Non, mais sérieusement, ce serait plus agréable non ? Ne pas dépendre des taxis et des bus, aller où on veut.
— Et où veux-tu aller ?
— Je ne sais pas, c'est toi le Marocain. Mais ce serait plus romantique et intime que les transports en commun.
Il s'assoit sur le rebord du lit et soupire.
— J'aimerais bien, sauf que, j'ai honte de le dire, mais je n'ai pas assez d'argent. me dit-il en baissant la tête.
Il a vraiment l'air embarrassé. Je m'agenouille devant lui et relève son menton pour qu'il me regarde.
— Et bien pour une fois c'est moi qui vais payer.
— Hors de question ! conteste-t-il.
— Tu oublies que je suis pour l'égalité des sexes ! Ce n'est pas toujours aux hommes de régler l'addition ! Alors, ne t'inquiète pas pour ça !
Il finit par accepter ma proposition et nous quittons sa ville natale confortablement installés dans une Fiat Palio, un modèle que je crois n'avoir jamais vu en France.
— Je suis vraiment désolé pour ce qui s'est passé chez Dounia. Je ne savais pas que sa belle-mère serait là. s'excuse Aissam tout en fixant la route.
— Oh tu sais, ma famille réagirait un peu pareil si elle te rencontrait.
— Oui enfin bon… En tout cas, ma grande sœur t'adore.
— C'est déjà un bon point.
— Et tu as fait une très bonne impression à ma mère.
Je suis soulagée. Au moins j'ai plu à l'une des personnes les plus importantes de sa vie.
— Est-ce que tu resterais avec moi si tes parents désapprouvaient notre relation ? dis-je curieuse.
— Pourquoi cette question ?
— Je me demande c'est tout.
— Ba ça ne peut pas arriver ! Je ne vois pas pourquoi ils ne t'aimeraient pas. Pour eux le plus important c'est mon bonheur. Et puis ils ne sont pas comme la vieille qu'on a vu tout à l'heure.
Il est tard lorsque nous arrivons sur Marrakech. Le Riad se trouvant dans la médina, nous garons la voiture sur un parking près du minaret de la Koutoubia.
Wendy nous accueille chaleureusement et nous propose de dîner avec elle et Malek. Quand je vois ce couple, leur complicité malgré leur différence, je me dis que tout est possible.
Le couscous qui nous a été servi est excellent et je dois avouer que c'est plaisant de pouvoir le savourer avec de vrais couverts. Je ne suis pas encore passée professionnelle dans l'art de manger avec les doigts. Au moins cette fois je n'ai pas à me concentrer pour ne pas m'en mettre partout.
Au dessert, nous avons le droit à des pâtisseries marocaines délicieuses, mais très riches en sucre. J'ai un peu peur que tout ça ne fasse qu'empirer le volume de mon arrière-train.
Nos estomacs remplis, Malek entraîne Aissam dans une autre partie du Riad pour lui montrer le dernier ordinateur qu'il s'est acheté. Je me retrouve seule avec Wendy qui me sert une tasse de thé.
— Alors, comment s'est passée la rencontre avec sa famille ? m'interroge-t-elle.
— Bien…
Fine observatrice, elle comprend tout de suite que je ne lui dis pas tout.
— Moi ça a été une vraie catastrophe quand Malek m'a présenté ses parents. Ils ne supportaient pas l'idée que leur fils soit avec une non-musulmane. m'explique-t-elle.
— Et finalement ?
— Il a fait un choix. Et deux ans après notre mariage, ils se sont enfin décidés à reprendre contact avec lui.
Je bois une gorgée de thé. Une question me brûle les lèvres et je ne résiste pas à la lui poser.
— Ce n'est pas trop dur de vivre ici ?
— Comment ça ?
— Par rapport à l'Angleterre ? C'est quand même assez différent ?
— Tu me demandes ça parce que tu envisages de quitter la France pour le Maroc ?
— Non, je suis juste curieuse c'est tout.
— Je ne vais pas te cacher qu'au début ça n'a pas été facile. Même s'il y avait Malek, je me sentais très seule. Mais j'ai fini par rencontrer des gens et je me suis plutôt bien intégrée. Il n'y a que ma famille qui me manque, mais sinon j'aime habiter ici.
— C'est sans doute encore plus dur pour une femme de s'adapter non ?
— Je ne vais pas te contredire. Tu as sans doute remarqué que l'égalité des sexes, ce n'est pas ça du tout. Il y en a encore beaucoup qui pensent que la place de la femme c'est à la maison avec les enfants. Heureusement tout le monde n'a pas la même mentalité. J'ai une amie 100% marocaine qui est à la tête d'un hôtel avec SPA et elle ne doit sa réussite qu'à elle-même. Au final, c'est comme partout, il y a des gens sympas et d'autres non.
Nos deux hommes nous rejoignent.
— Je crois que je vais aller me coucher. m'annonce Aissam. Je suis fatigué. Tu peux rester si tu veux.
— Oh, je pense que je vais t'imiter.
Nous disons bonne nuit à nos hôtes et montons à l'étage.
— Chez toi ou chez moi ? plaisante Aissam.
— Tu me rejoins d'ici 15 minutes ?
— Pourquoi dans 15 minutes ?
— Le temps que je me fasse belle pour toi.
— D'accord. dit-il en s'éloignant.
Quelques pas plus loin, il se retourne.
— Tu sais, tu es déjà très belle !
Je rougis et rentre dans ma chambre. Je file sous la douche sans perdre une seconde. Je vais profiter d'être seule pour retoucher mon épilation.
Une fois sous l'eau chaude, je réfléchis à tout ce qui s'est passé dans la journée. Au niveau des émotions, c'était un peu les montages russes. Doute, amour, colère, impuissance… Et puis il y a eu les paroles de Wendy. Elle est la preuve que même s'il existe une différence culturelle entre deux individus, une histoire d'amour peut fonctionner. Mais, si elle a réussi à s'adapter à la vie ici, je ne sais pas si cela pourrait être pareil pour moi. L'avenir est un point d'interrogation, Aissam et moi n'en parlons jamais. Pourtant, cette relation à distance ne pourra pas durer éternellement. Après les les jours que j'ai passés ici, je suis certaine qu'être loin de lui sera insupportable. Alors, à un moment ou un autre, il faudra bien que l'un de nous se déracine pour vivre avec l'autre.
Je sors de la salle de bain et me glisse sous la couette, complètement nue. Quelques minutes plus tard, Aissam frappe à la porte.
— C'est ouvert !
Il entre et tourne la clé dans la serrure.
— Déjà couchée ? s'étonne-t-il.
— Hum oui, je suis K.O. Tu me rejoins ?
Il enlève son pantalon, son pull et son tee-shirt et s'allonge à côté de moi. Ses deux bras puissants m'attrapent pour me coller à lui.
— Mais tu ne portes rien ! s'exclame-t-il.
— Toi par contre tu as quelque chose en trop.
Je manœuvre habilement pour lui retirer le dernier rempart de tissu avant d'atteindre son entrejambe. Comprenant tout de suite mes intentions, Aissam commence à me couvrir de baisers, en insistant sur des zones particulièrement sensibles. Mon cou, ma poitrine… Il commence à connaître mon corps.
Mes doigts glissent lentement sur sa virilité qui durcit de plus en plus à mon contact. Je me rends compte à quel point j'ai besoin de ce contact physique avec lui, à quel point je suis accro à ces moments d'intimité.
Une vague d'amour déferle dans tout mon être. Je le regarde et lui souffle que je l'aime.
C'est déjà mon cinquième jour au Maroc. Le temps passe mille fois trop vite. Demain, c'est le 31 décembre. La fin d'une année qui a été plus que mouvementée.
Aissam profite d'avoir la voiture de location pour me faire visiter Marrakech et ses alentours. Je n'ai pas osé lui dire que j'aurais préféré passer toute ma journée au lit avec lui. Profiter de la chaleur de ses bras, m'enivrer de son odeur. Mais me faire découvrir son pays semble vraiment lui tenir à cœur. Je ne peux m'empêcher de me demander s'il n'a pas une petite idée derrière la tête. L'idée de me présenter le Maroc comme un endroit où je pourrais vivre. Enfin ce n'est qu'une hypothèse.
Il m'emmène à Ourika. J'y ai déjà été avec Youssef et Camille au mois d'août. À cette saison c'est complètement différent. J'avais du mal à le croire en été quand il faisait plus de 40° et pourtant aujourd'hui, la neige est bien là. Bon c'est vrai qu'il n'y en a que sur la cime pointue des montagnes du Haut Atlas, pourtant la vallée s'en trouve complètement changée.
— Tu n'as pas envie qu'on se prenne en photo ? me demande Aissam alors que j'immortalise le paysage.
C'est vrai que depuis le début de mon séjour, j'ai pris beaucoup de clichés, mais pas un seul de notre couple. J'en ai eu envie à plusieurs reprises, seulement je n'ai pas osé lui proposer l'idée de peur de paraître ridicule.
Sans attendre de réponse, Aissam sort son téléphone de sa poche et se colle à moi. Il nous prend en selfie.
— Comme ça, je t'aurais toujours avec moi, même quand tu seras loin. me dit-il avec ce sourire en coin que j'aime tant.
— Il n'y a pas de raison qu'il n'y ait que toi qui aie une photo de nous.
À mon tour, je nous immortalise. Comme sur l'image que je viens de prendre, j'aimerais que le temps s'arrête.
Mon retour en France me paraît si proche. La simple pensée de prendre l'avion me donne la nausée. Non pas parce que j'ai peur du trajet, mais par ce que cet avion m'emmènera loin de celui que j'aime pour me retrouver de nouveau seule. Dormir seule, me réveiller seule, prendre ma douche seule. Ne plus sentir son odeur, la chaleur de son corps… Ne plus l'entendre me dire je t'aime. Comment est-ce que je vais gérer ça ? Comment vais-je réussir à me passer de lui ?
Pour notre avant-dernière soirée ensemble, Aissam m'emmène manger dans un endroit un peu particulier. C'est le restaurant à but non lucratif d'une association nommée Alma, qui a pour vocation d'apprendre un métier à des femmes issues de milieux défavorisés. En nous asseyant à une table de cet établissement, nous faisons donc un bon geste.
En attendant nos plats, j'envoie un message à Youssef pour lui demander comment nous allons nous organiser pour le retour.
— Camille te fait toujours la tête ? s'enquit Aissam.
— Oui…
— C'est fou quand même, tu as le droit de faire ce que tu veux non ?
— C'est surtout parce que je lui ai menti…
— D'accord, mais, ce n'est pas si grave quand même.
— On s'est toujours tout dit. Je ne lui avais jamais rien caché avant…
— Avant moi ?
— Oui.
Une serveuse nous apporte ce que nous avons commandé, des brochettes de bœuf pour lui et un tajine de poulet pour moi. Le visuel est appétissant et l'odeur me donne l'eau à la bouche.
— Bon appétit ! dis-je.
— Bissmilah.
Il y a des couverts sur la table, mais pour m'entrainer, je préfère manger avec les doigts. Je prends un petit morceau de pain et j'attrape un bout de carotte.
— J'ai bien chamboulé ta vie hein ? fait Aissam alors que j'ai la bouche pleine.
— Comment ça ?
— Et bien, ta famille est contrariée, ta meilleure amie ne veut plus t'adresser la parole…
— Pour mes parents, je t'ai dit qu'ils manquaient d'ouverture d'esprit. Tu sais avec tous les évènements qui se sont déroulés en France, l'image des musulmans en a pris un sacré coup.
— Oui je comprends.
— Ma mère et mon père n'étaient déjà pas très tolérants avant, maintenant, c'est pire.
Nous continuons à manger dans le silence, chacun perdu dans nos pensées.
C'est vrai que ma vie a beaucoup changé et pas seulement à cause d'Aissam. Dire que tout ça a commencé chez le coiffeur. C'est là que j'ai vraiment pris la décision de faire bouger les choses, même si je ne m'attendais pas à autant de chamboulements.
Nous quittons le restaurant après avoir réglé la note de 180 dirhams soit à peu près 18€. Ce n'est pas en France que nous pourrions manger aussi bien à deux pour ce prix-là. À lui tout seul, Youssef en a pour beaucoup plus cher lorsqu'il va au Mac Do.
Nous nous promenons sur la place Jemaa el-Fna avant de retourner au Riad. Ce soir, c'est moi qui le rejoins dans sa chambre pour une fois encore m'abandonner dans ses bras.
Après m'avoir donné du plaisir, il m'enlace tendrement.
— Tu sais que j'adore ça. déclare-t-il en passant ses doigts dans les quelques mèches qui couvrent mon front.
— Ma frange ?
— Ah c'est comme ça qu'on dit en Français ?
— Oui.
— Et bien j'adore ta frange !
— Tu sais que quelques jours avant de te rencontrer, je n'avais pas de frange et j'étais blonde.
— Vraiment ? s'étonne-t-il.
— Oui vraiment.
— Je suis content que tu aies changé. Cette coupe te va super bien. Mais je t'aurais aimé, même en blonde.
Je me serre un peu plus contre lui et j'écoute les battements de son cœur.
Il s'est endormi comme une souche, alors que le marchand de sable ne semble pas vouloir passer pour moi. Mon cerveau carbure à plein régime. Me retrouver loin de lui pour une durée indéterminée me terrifie. Et puis, j'ai peur qu'une fois seule, mes inquiétudes et mes doutes ne se renforcent. Je me demande aussi comment va se passer le trajet du retour et surtout comment Camille va se comporter avec moi.
J'ai chaud et j'ai l'impression que ma bouche est complètement desséchée. Je n'ai pas le courage de retourner dans ma chambre pour prendre une bouteille d'eau alors je vais dans la salle de bain. On m'a déconseillé de boire au robinet, mais là, j'ai vraiment trop soif. Trois petites gorgées, ça ne peut pas me faire de mal…
Rafraichie, je retourne me coller contre Aissam qui n'a pas bougé d'un centimètre. Je n'arrive même pas à apprécier ce simple moment avec lui à cause de tout ce qui me passe par la tête. Je crois que je ne vais pas tenir longtemps avant d'acheter un billet pour revenir ici.
Aissam me réveille en douceur en déposant des baisers dans mon cou. Quand il voit que j'ai les yeux ouverts, ses lèvres se font plus gourmandes et s'aventurent sur ma poitrine qui se gonfle aussitôt de désir. Il s'allonge sur moi et ondule son bassin. Les petits picotements s'activent au niveau de mon entrejambe et je m'offre totalement à lui.
Pendant que je prends ma douche, Aissam descend chercher à manger. Je ne me sens pas très bien. Sans doute parce que je suis triste et angoissée à l'idée de partir demain et que j'ai très peu dormi.
Propre et habillée, je retourne m'allonger sur le lit.
— Ya hobbi ?
Je sursaute. J'étais tellement fatiguée que j'ai dû m'assoupir et je n'ai même pas entendu Aissam rentrer dans la chambre. L'odeur du plateau me donne la nausée. Une bile chaude remonte le long de ma gorge et, en renversant le petit déjeuner, je bondis vers les toilettes, juste à temps. J'ai la tête au-dessus de la cuvette et mon chevalier servant arrive derrière moi pour me tenir les cheveux. Je pourrais sans doute trouver son geste adorable si je n'étais pas en train de rendre le contenu de mon estomac. Pour l'instant, je ne ressens qu'un terrible mal de ventre et une grande honte.
Quand plus rien ne sort de ma bouche, je me lève et me passe de l'eau sur le visage, mais cette fois je m'abstiens d'en avaler une seule gorgée. Peut-être que si j'avais eu le courage d'aller chercher une bouteille d'eau cette nuit, plutôt que de boire au robinet, je ne serais pas dans cet état.
— Est-ce que ça va ? s'inquiète Aissam.
— J'aimerais te dire que oui, mais j'ai l'impression que ce n'est pas terminé. Je suis désolée.
— Arrête ! Tu ne vas pas t'excuser parce que tu es malade ! Allez viens te mettre au lit.
Je me sens faible et je ne refuse pas le bras qu'il m'offre pour me soutenir. Je n'ai pas fait deux pas que déjà je fais demi-tour. Je n'arrive pas à croire que je suis dans cet état pour mon dernier jour ici. Rien de tel pour tuer l'amour.
— Je vais aller te chercher de l'eau. m'informe Aissam avant de sortir de la chambre.
Ça y'est, je le dégoute et il préfère partir loin de moi. Des spasmes contractent les muscles de mon ventre. J'ai l'impression qu'on me déchire de l'intérieur. Est-ce que ça sert à quelque chose que je retourne m'allonger pour me précipiter de nouveau aux toilettes dans à peine quelques secondes ?
Je reste agenouillée sur le carrelage froid, en espérant que ça passe, mais les minutes s'écoulent et je ne sens pas la moindre amélioration. J'entends la porte s'ouvrir et Aissam arrive dans la salle de bain les bras chargés de bouteilles d'eau.
— Il faut que tu t'hydrates. me dit-il en m'en tendant une.
Je m'exécute tandis qu'il s'installe dans la même position que moi et pose sa main sur mes cheveux.
— Tu as dû manger quelque chose qui n'est pas passé. pense-t-il.
Je n'ose pas lui avouer que j'ai été assez stupide pour croire que je pouvais boire au robinet sans que cela m'affecte.
— Je suis vraiment désolée.
— Oh arrête avec ça !
— Mais c'est notre dernier jour ensemble.
— C'est vrai que c'est dommage, mais ce n'est pas de ta faute.
Et si, c'est de ma faute…
— Ça arrive souvent aux étrangers. Votre mode de vie fait que vous êtes plus sensibles à certaines bactéries qu'on peut trouver ici.
— D'où le nom de turista.
J'ai à peine prononcé ce mot que je commence à ressentir les autres symptômes de cette maladie. Oh non pas ça ! Je demande à Aissam de me laisser seule.
Je passe ma journée alitée, à faire des allers-retours entre le lit et les toilettes, incapable d'avaler quoi que ce soit, et il reste à mon chevet.
Il doit être à peu près 18h quand la tempête commence à s'apaiser dans mon ventre et épuisée, je sombre dans le sommeil. Quand je rouvre enfin les yeux, Aissam est allongé à côté de moi.
— Bonne année ya hobbi. murmure-t-il en déposant un baiser sur mon front.
— Il est déjà minuit ?
— Non, en fait il est 2h.
— J'ai dormi aussi longtemps ?
— Oui ma belle au bois dormant.
— J'ai gâché ton 31 décembre. Je suis désolée.
— Si tu continues à t'excuser, je vais te donner la fessée. Tu te sens mieux au moins ?
— Oui.
Je me blottis contre son corps.
— Bonne année à toi aussi, je t'aime.
Et en à peine quelques secondes, le marchand de sable m'enserre de nouveau dans ses bras.
Même si je ne suis pas au top de ma forme, je me sens quand même beaucoup mieux qu'hier. Enfin, là je me regarde dans le miroir et franchement je fais peur. Comme à chaque fois que je suis malade, j'ai les vaisseaux sanguins qui ont éclaté autour des yeux, du coup je suis mi-blanche, mi-violette. Belle image de moi que je vais donner à Aissam avant mon départ.
Je finis de me préparer et je le rejoins sur le lit où il pianote sur son mobile.
— Tu es sûre que tu veux partir ? me demande-t-il avec une tête de chien battu.
— Je ne veux pas partir, tu le sais. Et même si je n'aime pas particulièrement travailler avec ma famille, ils ont besoin de moi.
— Moi aussi j'ai besoin de toi !
Il laisse de côté son téléphone pour me prendre dans ses bras.
— Je ne vais plus te lâcher !
Il me serre si fort que j'en ai presque mal.
— Euh tu es en train de m'étouffer là !
Il relâche son étreinte.
— Je t'aime… chuchote-t-il.
— Je sais, mais je vais quand même devoir prendre cet avion.
— Bon pour l'instant je vais chercher le petit déjeuner.
— Ok. Est-ce que ça te dérange si j'envoie les quelques photos que tu as prises avec ton téléphone sur le mien ?
— Non vas y.
Il sort de la chambre et je prends son téléphone portable. Le Bluetooth activé sur les deux appareils je commence à échanger des images. Le mobile d'Aissam émet un ping, signalant une notification Facebook Messenger. Il m'avait dit qu'il n'avait pas de compte sur ce réseau social. Apparemment il m'a menti… Je sais que je ne devrais pas, mais je ne peux pas m'empêcher de regarder. C'est un message d'une femme. Je ne l'ai vu qu'une seule fois en vrai et pourtant je la reconnais aussitôt sur son profil. C'est Samia, la serveuse de la station-service. Il m'a dit qu'il ne la connaissait pas tant que ça, alors qu'ils communiquent sur Facebook ? Un flot de données afflue dans mon cerveau. Je n'arrive pas à analyser ces informations, je n'arrive pas à comprendre, je ne veux pas comprendre… Ça fait trop mal. Mon instinct avait vu juste à la station-service. Il était évident qu'il y avait quelque chose entre eux, pourtant, il a suffi qu'il me dise « je t'aime » pour que je mette mes doutes de côté.
Mes jambes ne me portent plus et je m'assois sur le rebord du lit. La porte s'ouvre et Aissam arrive avec le petit déjeuner.
— Tu es encore malade ? demande-t-il l'air inquiet.
Je suis incapable de répondre. Je me contente de le fixer, au bord des larmes.
— Ya hobbi ? me relance-t-il.
Son téléphone sonne de nouveau et il change d'expression. Il a deviné la raison de mon état.
— Laisse-moi t'expliquer, ce n'est pas du tout ce que tu crois.
J'ai envie de crier, de l'insulter et même de le frapper et pourtant je reste là sans bouger.
— C'est mon frère… Comme il a cassé son téléphone, il va sur facebook avec le mien.
Je pourrais le croire, s'il ne m'avait pas dit ne pas bien la connaître.
— Et lui et Samia sont très proches, je me demande même s'ils ne sont pas amoureux…
Tout ce qu'il me raconte pourrait coller, mais… Je repense à sa discussion avec elle à la station-service. Ils avaient l'air si intimes… Je refusais juste de le voir.
— Dis-moi quelque chose. me supplie Aissam.
— J'ai un avion à prendre…
Tout ce que je veux c'est m'éloigner le plus possible de lui. Malheureusement, pour aller à l'aéroport, j'ai besoin de cet homme que j'aime de tout mon cœur et qui m'a menti.
Sans ajouter un mot, il se lève, prend mes affaires et nous descendons au rez-de-chaussée où nous réglons les chambres. Je remercie Wendy et Malek pour leur accueil tout en luttant pour ne rien laisser transparaître de la tristesse qui vient de s'emparer de moi.
Nous arrivons au parking. Aissam charge mes bagages dans la voiture et s'installe derrière le volant. Je jette un dernier coup d'œil au minaret de la Koutoubia avant de prendre place sur le siège passager.
Dans l'habitacle de la voiture, l'atmosphère est pesante et chargée d'émotions. A quoi pense-t-il ? Est-ce qu'il se dit « merde, putain de téléphone, j'ai perdu mon billet pour France » ou « pourquoi elle ne me croit pas, je l'aime ». Et si c'était vrai ? Mon cœur voudrait y croire, mais ma raison me l'interdit.
Tout à coup Aissam donne un coup de volant sur la gauche. Il sort de la route et se gare devant une supérette. Il déboucle sa ceinture, se tourne vers moi et attrape mon visage entre ses mains pour me forcer à le regarder.
— Maintenant tu vas m'écouter !
— Mais je…
— Non tu vas m'écouter ! Je ne t'ai pas raconté de conneries, cette fille je ne la connais pas vraiment ! C'est mon frère qui est proche d'elle. Pas moi. Je t'aime toi… et si tu me demande pourquoi et bien… je ne peux pas te le dire précisément parce que, ce que je ressens pour toi c'est juste… comme une tempête dans mon corps. Je t'aime parce que tu es belle, intelligente et adorable. Je me moque que tu sois Française et j'en ai rien à foutre des papiers. Je suis très bien au Maroc et je ne rêve pas de venir en France.
Comment fait-il pour trouver les mots qui me font basculer d'un état à un autre ? Je suis tellement perdue et il y a cet avion que je dois prendre…
— Maintenant est-ce que toi tu m'aimes ? Parce que si tu m'aimais vraiment, tu saurais que je dis la vérité…
Je l'aime, je l'aime, je l'aime… Qu'est-ce que j'y peux ? La semaine passée avec lui était fabuleuse, presque magique, est-ce que ce n'est pas ça que je dois retenir ? Tic-Tac Tic-tac. Les minutes s'égrènent et me mettent la pression pour prendre une décision. Le choix parait simple. Mettre fin à mon histoire avec Aissam maintenant et ne plus jamais remettre les pieds au Maroc, ou croire en notre relation… J'ignore ce qu'il y a de pire… Des questions, toujours des questions. Des questions auxquelles je ne peux pas avoir de réponses.
Le silence est lourd et pesant. Aissam finit par redémarrer la voiture et nous quittons le parking.
J'aperçois la grande façade vitrée de l'aéroport. C'est la fin des vacances, et peut-être aussi la fin de mon couple. Mon cœur se serre à l'idée de ne plus jamais le revoir…
Je l'observe descendre mes affaire du coffre. C'est impossible que cela se termine comme ça. Je l'ai dans la peau, il fait partie de moi. Je me jette sur lui et l'embrasse tout en pleurant. Ces bras m'entourent et me collent contre son torse. Tout s'apaise en moi. J'inspire et j'expire. Je ne veux pas me défaire de son étreinte.
— Et si tu restais avec moi ? murmure Aissam.
— Je ne peux pas… dis-je en reniflant. Tu sais bien que…
— Oui, je sais il y a ta famille. Bon je te laisse partir à une condition.
— Laquelle ?
— Je veux que tu me promettes de ne plus jamais avoir de doute sur mon amour pour toi.
Comment est-ce que je peux lui promettre une chose pareille ? Je sais bien que malgré mes sentiments pour lui, au fond de moi, il persistera toujours quelques incertitudes…
— Promets le moi ! me relance-t-il.
Et pour la première fois de ma vie, je fais une promesse que je suis sûre de ne pas tenir.
Je récupère mon billet au comptoir de la compagnie sans apercevoir Youssef et Camille. Ils sont probablement déjà en salle d'embarquement.
Je fais enregistrer mes bagages et c'est le moment des adieux. Aissam empoigne mes hanches pour m'attirer à lui.
— Tu vas me manquer ya hobbi… souffle-t-il d'une voix chargée d'émotions que je ne lui connais pas.
Je suis incapable de lui répondre, sinon je vais encore fondre en larmes. Il soulève mon menton et ses yeux plongent dans les miens.
— Je t'aime.
Encore une fois, incapable de dire quelque chose, je l'embrasse. Je m'imprègne de son odeur, de la chaleur de ses bras autour de mon corps. Je veux me souvenir de tout.
Une voix rugit dans les haut-parleurs de l'aéroport.
— Votre attention s'il vous plait. Les passagers du vol B458 à destination de Paris Roissy Charles de Gaule sont priés de se présenter immédiatement en salle d'embarquement. Dernier appel pour le vol B458.
À regret, je me détache de lui.
— Je t'aime. Promis, j'essaye revenir très vite. dis-je.
— Bon vol ya hobbi. Tu m'appelles quand tu es arrivée d'accord ?
— Oui.
Je dépose un dernier baiser sur ses lèvres et je m'éloigne vers le poste de contrôle. Je ne me retourne pas, ce serait trop difficile.
Le portique de sécurité passé, je cours presque jusqu'à la salle d'embarquement où des passagers présentent billets et passeports avant de s'avancer sur le ponton menant à l'appareil. Je suis la dernière à embarquer et presque tout le monde est déjà assis lorsque je rentre dans l'avion.
— Et bien, j'ai cru que tu avais décidé de rester. s'exclame Youssef lorsque j'arrive à hauteur de notre rangée.
Camille est assise côté hublot et m'ignore complètement.
— J'étais malade hier et j'ai eu du mal à émerger ce matin. dis-je en m'installant sur mon siège.
Je verrouille ma ceinture pendant que les hôtesses donnent les consignes de sécurité.
L'avion prend la direction de la piste de décollage et accélère. La poussée me plaque contre mon siège.
Je me suis tellement pressée pour attraper mon vol, que je n'ai pas eu le temps de réfléchir, mais maintenant que nous sommes au-dessus du sol marocain c'est autre chose. Une larme roule le long de ma joue. Je l'essuie avec le revers de ma manche avant que mes voisins ne la remarquent.
Je sens bien que Youssef est désemparé par le mutisme de sa compagne. Il essaye quand même de me faire la conversation, mais lui ayant déjà presque tout dit par SMS, nos sujets de discussion s'épuisent assez rapidement. Alors je me plonge dans un bouquin, ou du moins j'essaye. J'ai mal au cœur. Pas d'une douleur causée par une maladie ou le mal de l'air, non. Je ressens déjà comme un vide en moi. Cela fait moins d'une heure que nous nous sommes quittés. Qu'est-ce que ça va être quand je vais me retrouver seule dans mon lit ? J'aimerais tellement pouvoir me confier à Camille. J'ai besoin de ma meilleure amie.
Youssef s'éclipse pour aller aux toilettes. C'est peut-être l'occasion de me faire pardonner.
— Tu as passé une bonne semaine ?
Un peu banal comme entrée en matière… En tout cas, elle ne me répond pas.
— Camille, s'il te plaît, tu ne vas pas rester bloquée là-dessus. Je ne t'ai rien dit parce que j'avais peur de ta réaction et j'avais raison.
Elle tourne enfin la tête vers moi.
— Tu crois sans doute que tu es différente de toutes ces femmes qui se font avoir ? Que tu as quelque chose en plus et qu'il t'aime sincèrement ? Et bien laisse-moi te dire quelque chose. Tu te mets le doigt dans l'œil ma vieille ! me balance-t-elle.
Je suis sous le choc. C'est comme si elle venait de me gifler.
— Mais comment tu peux dire ça ? Tu ne le connais même pas !
— Pas besoin de le connaître pour savoir ce qui va se passer quand il aura eu ce qu'il veut.
Je ne peux pas en entendre plus. A fleur de peau, je me précipite vers les cabinets dont Youssef vient de sortir. Je le bouscule involontairement et sans prendre le temps de m'excuser je m'enferme à double tour. Loin des regards, je ne me retiens plus et je pleure. Comment des mots peuvent-ils avoir un tel impact? Quelque chose vient de se briser en moi. Elle vient de tirer sur la corde qui, après la matinée que je viens de passer, est plus que sensible.
L'avion atterrit en douceur sur le tarmac de Roissy Charles de Gaule. J'avertis Youssef que je vais me débrouiller pour rentrer par mes propres moyens et je m'empresse de sortir de l'appareil. Je veux mettre le plus de distance possible entre moi et mon "ex-meilleure amie". J'ai hâte d'arriver chez moi et d'aller hiberner sous la couette. Là, tout de suite, c'est la seule chose dont j'ai envie.
Je sors de l'aéroport et je prends un taxi. Ça va probablement me coûter un bras, mais je préfère dépenser de l'argent plutôt que d'être coincée dans la même voiture que Camille.
J'envoie un SMS à Aissam pour lui assurer que je suis bien arrivée. Enfin arrivée oui, bien non… Il me propose de me connecter sur Skype lorsque je serais enfin chez moi.
Le chauffeur se gare sur le parking de mon immeuble et je lui règle la course avant de sortir de la voiture. Il s'éloigne, et je reste immobile à contempler la façade du bâtiment. J'ai peur de monter là-haut et de me retrouver seule.
Le temps se couvre et les quelques gouttes qui commencent à tomber me forcent à me mettre à l'abri. Je prends l'ascenseur jusqu'à mon appartement. Quand j'ouvre ma porte, je me sens vide. Tout me paraît gris et froid.
Je pose mes affaires dans un coin puis, avant de me transformer en glaçon, j'allume le chauffage. J'enlève mes chaussures et je me jette sur mon clic-clac. J'aimerais ne pas y penser, mais c'est plus fort que moi, les mots de Camille tournent en boucle dans ma tête, sans parler de tout ce qui s'est passé ce matin. J'ai l'impression de revivre la même scène… Le doute c'est comme une maladie qui vous ronge et vous obsède. Et une fois qu'il s'est installé dans votre esprit, pas moyen de s'en débarrasser.
Il faut que je me ressaisisse, je ne peux pas laisser ma paranoïa me gâcher la vie. J'aime un homme et jusqu'à preuve du contraire, il m'aime aussi. Camille est en colère contre moi, et quand on est en colère, on dit des choses que l'on ne pense pas vraiment.
Je suis comme déchirée en deux. D'un côté, j'ai envie de continuer ma relation avec Aissam comme si je n'avais jamais rien entendu, comme si j'étais sûre de sa sincérité à 100%, de l'autre il y a toutes ces questions et ces hypothèses qui me semblent de plus en plus plausibles. Je suis comme un Yoyo. Une fraction de seconde au bout du fil, la suivante tout en haut. Au secours ! Comment je vais me sortir de là ?
Mon portable n'arrête pas de vibrer. Il m'attend. Je me fais force pour attraper ma tablette et me connecter. Dès que mon image s'affiche sur son écran, il sourit et moi, j'ai impression qu'une main de glace enserre mon cœur. Je voudrais qu'il soit à mes côtés, qu'il me prenne dans ses bras et qu'il me dise que tout ce que j'imagine, c'est du grand n'importe quoi.
— Est-ce que tout va bien ya hobbi ? me demande-t-il.
— Oui, je suis juste fatiguée.
— Tu sais que tu me manques déjà énormément ?
— Pareil pour moi.
Finalement, contre toute attente, le voir m'apaise. Doutes et questions se mettent sur pause. Quand je vois à quel point ses yeux pétillent quand il me regarde, je ne peux pas croire qu'il soit avec moi juste pour les papiers. Il sera temps de m'inquiéter s'il me parle de mariage.
Nous ne discutons pas très longtemps. Je n'ai pas encore récupéré physiquement de ma journée passée à faire des allers-retours aux toilettes. Et puis, je suis vidée psychologiquement.
Dès qu'il se déconnecte, je m'installe confortablement, bien au chaud sous un plaid. Je suis épuisée, mais je n'arrive pas à trouver le repos. J'essaie une technique de respiration trouvée sur internet pour essayer de me détendre. C'est plutôt efficace et je finis par m'endormir.
Cela ne fait que quelques heures que je suis chez moi pourtant, la solitude me pèse déjà énormément. En plus comme j'ai fait une sieste, je ne suis plus du tout fatiguée maintenant. Une solution pour ne pas cogiter, m'occuper. Je défais mes bagages et mets mon linge sale dans la machine. Tout au fond de mon sac, j'ai la surprise de trouver un tee-shirt d'Aissam avec un petit mot.
« Pour que tu aies mon odeur près de toi, pour que tu ne m'oublies pas. Ton homme qui t'aime ».
Une bouffée de chaleur m'envahit. Je l'aime. Est-ce que ce n'est pas tout ce qui compte pour l'instant ?
J'ai encore des choses à ranger, mais une idée complètement ridicule vient de me traverser l'esprit. En cherchant un papier et un crayon, je me dis que je suis en train d'atteindre le summum de la bêtise. Sur la feuille, je trace deux colonnes. L'une d'elles a pour titre « Preuves qu'Aissam est avec moi pour les papiers », l'autre « preuves qu'Aissam est avec moi par amour ». Après quelques minutes, voilà ce que ça donne.
Preuves qu'Aissam est avec moi pour les papiers :
- Il a un physique de rêve, moi pas.
- Il m'a présentée comme sa future femme à son petit frère (si on pousse la réflexion un peu plus loin, on peut émettre l'hypothèse que se marier avec moi est son but).
- Il a démissionné du restaurant dans lequel il travaillait depuis 5 ans (toujours en poussant la réflexion un peu plus loin, on peut émettre l'hypothèse qu'il envisage de se faire entretenir).
- Il a un mystérieux projet dont il ne veut rien me révéler (s'il m'aimait vraiment, il me dirait tout non ?).
- Il avait vraiment l'air intime avec cette Samia…
Preuves qu'Aissam est avec moi par amour :
- Il ne m'a pas demandé en mariage.
- Il n'a manifesté aucun désir de venir en France.
- Il m'a présentée à sa famille.
- Il a pris ma défense face à un membre de sa famille.
- Il a tenu mes cheveux pendant que je vomissais.
- Sa sœur m'a dit qu'il recherchait une vraie histoire d'amour.
- Il y a de quelque chose de spécial dans ses yeux quand il me regarde. Enfin c'est ce que je ressens.
C'était peut-être stupide de faire ces listes, mais ça me permet d'y voir plus clair et en plus c'est assez positif.
Ce premier janvier a vraiment été mouvementé. D'habitude, à cette date ma meilleure amie et moi nous faisons une journée canapé et film à l'eau de rose. Il faut peut-être que j'arrête de me torturer, car oui après tout, toutes ces choses qui me rendent malade, c'est moi qui me les inflige. Camille n'a fait que jeter de l'huile sur le feu. Je devrais juste savoir apprécier l'instant présent. Plus facile à dire qu'à faire, surtout que je suis seule et que je sais qu'il ne sera pas là pour réchauffer mes draps ce soir et apaiser mes craintes.
Et me voilà de retour dans ce bon vieil hôtel familial. L'angoisse totale ! Je suis surprise de trouver ma sœur à son poste, sans qu'elle soit pendue au téléphone ou en train de faire du shopping sur internet. Comme d'habitude nous n'avons pas grand-chose à nous dire. Elle me demande comment s'est déroulé mon séjour et me raconte tout ce qui s'est passé pendant mes vacances. A part une panne de machine à laver, tout a été plutôt calme. Sachant que je revenais aujourd'hui, mes parents se sont envolés il y a quelques heures pour une petite semaine à Tahiti. J'avoue que ne pas les voir ne m'attriste pas du tout. Mon père m'aurait gratifié de ses commentaires racistes et ma mère… et bien de toute façon elle me fait la tête alors… Leur absence signifie aussi que Vanessa et moi allons devoir nous partager le ménage des chambres. Il n'y a pas beaucoup de clients en ce moment donc ça devrait aller.
Pendant mon insomnie, j'ai pris de bonnes résolutions. Et oui, encore. Après tout c'est le début d'une nouvelle année, le moment idéal pour se fixer des objectifs.
Petit 1 : Vivre ma relation avec Aissam sans me prendre la tête.
Petit 2 : Je me suis souvenue d'un proverbe espagnol « Vivir con miedo es como vivir a medias », vivre dans la peur, c'est comme vivre une demi-vie, alors je n'aurais, ou du moins j'essayerais de ne plus avoir peur du lendemain.
Petit 3 : Retourner au Maroc dès que possible.
Petit 4 : Essayer comme d'habitude de tenir les bonnes résolutions 1, 2, 3.
Mais en attendant, là tout de suite, il faut que je me mette au travail. Je retrouve mon petit bureau et mon fauteuil sur lequel j'ai été assise pendant de longues heures. Je n'éprouve aucun réconfort à retrouver cet endroit familier et plutôt que de me plonger dans la comptabilité barbante, je surfe sur le Net. Juste par curiosité, je regarde les billets d'avion. Les vols sont hors de prix et très loin de mon budget.
Bon c'est le moment d'être raisonnable et de faire ce pour quoi je suis payée. Je fais juste une dernière petite chose avant de retrouver mes chiffres. Je mets la photo prise à Ourika en fond d'écran sur mon ordinateur. Comme ça, j'aurais toujours un peu de réconfort quand je fermerais une page.
Vers 13h30, les grognements de mon estomac m'obligent à faire une pause. Je vais dans cette boulangerie au coin de la rue qui fait de très bons sandwichs et de délicieuses tartes aux pommes.
— Hey Élodie ça va ? Ça fait un bail ! me salue Pauline, l'une des vendeuses.
— Moi ça va et toi quoi de neuf ?
— Oh ba moi, pas grand-chose. Mais regarde-toi, avec cette couleur et cette frange, je t'ai à peine reconnue.
— J'avais besoin de changement.
— Tu m'étonnes ! Il paraît que niveau amour, il y a du changement aussi.
Les nouvelles vont vite…
— Oui, je ne suis plus avec David et j'ai quelqu'un d'autre dans ma vie.
— Et ce n'est pas trop dur d'être avec un type qui est à des milliers de kilomètres ?
Là, c'est sûr, elle a parlé à l'un des membres de ma famille.
— Ce n'est pas facile. Est-ce que je peux avoir un sandwich au poulet et une pars de…
— Tarte aux pommes, comme d'habitude?
J'acquiesce et elle commence à préparer ma commande, sans pour autant arrêter de me poser des questions.
— Et ça ne te fait pas flipper de sortir avec un musulman? Je veux dire avec tout ce qui se passe. Tu n'as pas peur qu'il te force à te convertir, à mettre le voile et tout et tout ?
— Non!
Là, ça commence à vraiment devenir gênant, surtout qu'il y a d'autres clients à côté de moi et qu'ils ne font même pas semblant de ne pas écouter notre conversation.
— Ça te fera 6,40€. m'annonce-t-elle.
Elle se penche vers moi et se met à parler à voix basse.
— Désolée je suis indiscrète, mais je me demande... c'est comment au lit ? Ça doit être différent vu qu'ils sont circoncis.
Je crois rêver ! C'est vrai qu'on se connaît depuis un moment, mais ça ne justifie pas son indiscrétion. Je m'empresse de régler mon repas et je me contente de lui dire au revoir avant de sortir de la boulangerie. À tous les coups, c'est ma sœur qui lui a tout raconté. De quel droit ? C'est ma vie, la terre entière n'a pas besoin d'être au courant de ce que je fais et avec qui je le fais ! Il va falloir que j'aie une petite discussion avec elle, même si je sais déjà que ça ne servira pas à grand-chose. Elle ne m'a jamais respectée et parfois, l'on pourrait presque croire qu'elle prend plaisir à me nuire. Je n'ai aucune idée de ce que j'ai bien pu faire pour mériter ça. Quand je pense à Dounia, ma belle-sœur, qui m'a accueillie si chaleureusement…
De retour à l'hôtel, j'ai la surprise de découvrir un jeune homme inconnu derrière le comptoir de la réception. Cela faisait un moment que mes parents parlaient de prendre un stagiaire. Une personne à qui ils pourraient faire faire n'importe quoi sans le payer. Et ils sont passés à l'action. Je lui donne environ 24 ans. C'est sûrement un de ces jeunes qui a fait plusieurs années d'études et qui a décidé de se reconvertir. Vanessa aurait quand même pu me prévenir. Je suppose que ce matin, il était occupé à faire le ménage, c'est pour ça qu'elle ne m'a rien dit. Elle savait que je désapprouverais. Je m'avance vers lui pour me présenter.
— Bonjour je suis Élodie. Je m'occupe de la comptabilité et de la communication.
— Enchanté. répond-t-il en me tendant la main. Je m'appelle Romain et je suis stagiaire ici depuis 4 jours.
J'avais bien deviné. Ils ont trouvé une autre personne à exploiter. Ça me dégoute.
— Si vous avez besoin de moi, je suis dans la minuscule pièce qui me sert de bureau tout au fond du couloir.
— Merci c'est gentil.
Il a vraiment l'air très sympathique. Le pauvre… Ma famille ne va en faire qu'une bouchée.
Aissam n'a pas de connexion internet et nous ne pouvons donc pas discuter sur WhatsApp. Ne pas lui parler me pèse. Il me manque et c'est justement ce manque qui me fait comprendre à quel point je l'ai dans la peau. J'étais si bien avec lui là-bas… Est-ce que j'aurai ressenti le même bien-être dans un autre contexte? Après tout, j'étais en vacances, loin des petits soucis du quotidien. Et merde, c'est reparti pour les questions. C'est vraiment épuisant.
Je traine un peu à l'hôtel ce soir. Rentrer chez moi me terrifie, pourtant je suis bien obligée de me résoudre à prendre le chemin du retour.
Juste avant de monter dans ma voiture, j'aperçois Romain qui fait les 100 pas à côté de l'arrêt de bus. Il est tard, il fait froid et je pense que le prochain car ne passera pas avant une bonne dizaine de minutes. Je m'approche de lui.
— Est-ce que vous voulez que je vous dépose.
— Oh non merci c'est gentil. Je ne veux pas vous embêter.
— Mais ça ne m'embête pas du tout. Allez venez-vous réchauffer !
Il finit par me suivre.
Une fois derrière le volant, je mets le chauffage à fond. Il me donne son adresse et je suis ses indications. Histoire de faire la conversation, je l'interroge sur son parcours professionnel et sur les raisons qui l'ont amené à se retrouver à faire un stage dans l'hôtel de mes parents.
— J'étais à la fac en arts du spectacle, ça me plaisait énormément. Et puis j'ai eu des galères. Mes parents ne pouvaient plus m'aider à financer mes études. J'étais au pied du mur alors j'ai décidé de me tourner vers un domaine qui me permettrait de payer mes factures. m'explique-t-il.
— Je ne sais pas si à notre époque, beaucoup de gens peuvent se vanter de faire un travail qu'ils aiment.
— Et vous, il vous plaît votre boulot ?
Etre enfermée dans un bureau minuscule ? Ne jamais recevoir de considération ? Avoir l'impression de ne rien faire de ma vie ?
— Je fais avec.
Le silence s'installe dans la voiture. Il doit être perdu dans ses pensées, tout comme moi.
Nous arrivons sur un boulevard longé par des immeubles défraichis.
— Prenez la prochaine à gauche. me guide-t-il.
Je m'exécute et avance encore pendant quelques mètres.
— Vous pouvez vous arrêter là ça ira très bien.
Je me gare sur le côté le temps qu'il descende. Il me remercie et s'éloigne tandis que je redémarre.
Arrivée dans mon appartement, je file sous la douche puis je retrouve Aissam sur Skype.
— Pourquoi est-ce que tu es aussi tard ? me demande-t-il.
— J'ai ramené le nouveau stagiaire chez lui.
— Le ? C'est un garçon.
— Oui.
Sa bouche se crispe. Il essaye de le cacher, mais je vois bien qu'il est contrarié.
— Ça te dérange.
— Un peu. Tu ne connais pas cette personne, il aurait pu arriver n'importe quoi.
— Tu t'inquiètes pour ma sécurité où tu es juste jaloux ?
— Les deux !
Je souris, envahie par une bouffée d'amour pour cet homme qui se trouve à des milliers de kilomètres. C'est tellement frustrant de devoir me contenter de le regarder sur l'écran de ma tablette. J'aimerais pouvoir le toucher, sentir la chaleur de son corps, me laisser enivrer par son parfum… J'espère pouvoir retourner très vite auprès de lui.
Je me suis réveillée beaucoup plus tôt ce matin. Malgré la présence de Romain, Vanessa a sollicité mon aide pour le nettoyage des chambres. Je n'ai pas refusé de peur que cette tâche ingrate ne soit, encore une fois, confiée au stagiaire qui n'a rien fait pour mériter ça. Au moins, j'aurais l'occasion de remettre les pendules à l'heure.
Lorsque j'arrive à l'hôtel, ma grande sœur est encore occupée au service du petit déjeuner et je commence le ménage seule.
Vers 10h30, elle me rejoint alors que je suis en train de changer les draps d'un lit.
— Tu peux m'expliquer pourquoi tu racontes ma vie à tout le monde ? finis-je par lui demander.
— Tu entends quoi par tout le monde ?
— Pauline, la vendeuse de la boulangerie
— Oh tu sais c'est une grande bavarde. Et puis je ne comprends pas pourquoi ça t'énerve, c'est parce que tu as honte de sortir avec un arabe?
Elle a toujours été douée pour détourner le sens de mes paroles et c'est particulièrement agaçant.
— Non je n'ai pas honte, mais ma vie intime ne regarde que moi !
Elle ne réplique rien et place les échantillons de savon et de gel douche dans la salle de bain.
— Au fait, j'ai vu la photo de ton mec sur ton ordi. C'est vraiment un beau morceau. Tu n'as pas peur qu'il se barre avec une nana plus jolie et un peu moins… enrobée quand il sera en France ?
Ça, c'est un coup de poignard dans le dos. J'en ai le souffle coupé.
— Il y a quelques jours, j'ai vu un reportage sur les mariages blancs et l'une des filles qui s'est fait avoir m'a vraiment fait penser à toi. Jetée par son mec, désespérée, elle est tombée dans les bras du premier type qui lui a manifesté de l'attention. ajoute-t-elle.
J'ai envie de lui balancer l'oreiller que je tiens en plein de la figure. Je veux qu'elle arrête de parler. Je ne veux plus l'entendre.
— Stop !
— Oh oh. On dirait que j'ai touché une corde sensible. ricane-t-elle.
— Mais tu vas la fermer oui !
Elle ouvre de grands yeux. C'est la première fois que je m'adresse à elle sur ce ton. Elle recule d'un pas et se recroqueville sur elle-même.
— C'est bon, je voulais juste te raconter ce que…
— Je n'en ai absolument rien à foutre et maintenant si tu veux bien te taire, on pourra peut-être terminer le ménage.
J'ai presque l'impression de sentir mon sang battre dans mes tempes. J'ai du mal à croire que cet être si méchant qui cherche en permanence à me rabaisser soit ma propre sœur. Là, elle a dépassé les limites.
Pour me calmer, je me donne à fond dans le nettoyage des chambres.
À midi, en sueur et éreintée, je vais me réfugier dans mon bureau. J'allume l'ordinateur. La photo d'Aissam et moi s'affiche en grand sur l'écran. Ça ne me fait pas du bien de la voir, au contraire… Est-ce qu'aimer quelqu'un doit forcément être aussi douloureux ? J'ai l'impression d'être en enfer depuis que j'ai pris cet avion qui m'a éloignée de lui. Je me rappelle le début d'un poème de Louise Labé que j'avais appris au collège : « je vis, je meurs, je me brûle et me noie ». Ces mots écrits par une femme au 16ième siècle définissent parfaitement ce que je ressens actuellement. J'aimerais être insensible aux pensées et aux dires des autres et pourtant Vanessa a réussi à encore tout remettre en question.
Je crois que j'ai rarement passé une journée aussi pénible et je ne suis même pas soulagée de rentrer chez moi. Aissam aimerait que je me connecte sur Skype, mais je prétexte ne pas être très en forme. Avec tout ce qui me passe par la tête, je ne me sens pas le courage de le voir. Pas le courage de voir l'homme que j'aime… La conversation avec ma sœur m'a vraiment fichu un gros coup au moral.
Après ma douche, je me glisse directement sous les couvertures. Je n'ai rien avalé depuis ce matin et pourtant je n'ai pas faim. Si je continue comme ça, personne ne pourra plus me reprocher d'avoir des kilos en trop. Le problème, c'est que je n'ai pas envie de dormir non plus.
Mon téléphone émet un ping sonore, me signalant l'arrivée d'un nouveau mail. Quand je découvre qui est l'expéditeur, je sens la colère me gagner de nouveau. C'est Vanessa. Je n'arrive pas à croire qu'elle ose m'envoyer un message. Je n'ai pas dû être assez claire, où peut-être qu'elle veut me faire des excuses. Curieuse, je regarde ce qu'elle m'a écrit. Juste quelques mots « Voilà le replay du reportage dont je t'ai parlé » suivi d'un lien. La garce, elle a osé. En tout cas, hors de question que je regarde cette vidéo.
Je règle mon réveil et pose le téléphone sur la table basse. Je me décide à allumer la télé et à trouver un programme très ennuyeux pour m'aider à trouver le sommeil. D'habitude c'est plutôt efficace. D'habitude… Les minutes s'écoulent, puis les heures. Le marchand de sable ne semble pas vouloir passer pour moi ce soir. Je n'étais déjà pas dans un bon état d'esprit quand je suis sortie de ma douche et le mail de ma grande sœur m'a rendue furieuse. Le pire, c'est que j'ai de plus en plus envie de regarder ce reportage. Je sais qu'il ne faut pas, que j'aie déjà bien assez de choses qui me trottent dans la tête, mais… Je ne peux plus résister. J'attrape mon smartphone, et me connecte sur internet avant de regarder le lien.
45 minutes de vidéo, 45 minutes qui m'anéantissent. Je m'identifie complètement aux femmes dont le journaliste retrace le parcours. Toutes ont été séduites par des hommes charmants et beaux comme des dieux. Ils leur ont promis la lune, elles leur ont tout donné et tout ce qu'elles ont eu en retour, c'est un aller simple pour l'enfer. J'ai mal à la tête tout à coup. C'est insupportable. J'ai l'impression que quelqu'un frappe sur mon crâne avec un marteau. Je me lève et vais dans la salle de bain. Je fouille l'armoire au-dessus du lavabo à la recherche d'une boîte de Nurofen que je suis persuadée d'avoir rangé là. Quand je la trouve enfin et que je referme la porte vitrée du meuble, je regarde mon reflet. Est-ce que je suis la seule à ne pas voir l'évidence ? Est-ce que je suis la seule assez naïve pour croire qu'Aissam s'intéresse à moi pour autres choses que les papiers ?
Il faut que je m'occupe et que j'arrête de me torturer… Et surtout, il ne faut pas que je laisse les paroles de personnes mal intentionnées m'influencer dans mes décisions. Pour me distraire, je cherche un jeu à télécharger sur ma tablette qui me propose l'application Facebook. Guidée par je ne sais trop quoi (l'envie de m'enfoncer encore plus peut-être), je l'installe et me créé un compte pour me connecter au réseau social. Dès que je suis en ligne, je cherche le profil que j'ai vu sur le téléphone d'Aissam. Comme c'est bizarre… Il n'existe plus.
Quelque chose vient de changer, oui je le sens. Mes doutes se sont transformés en certitudes.
J'ai passé une nuit assez horrible, mais tout me semble clair maintenant. J'avais le cœur en miettes et je l'ai rencontré au moment où j'avais besoin d'amour. Vanessa n'avait peut-être pas tort, j'étais désespérée. Une pauvre âme blessée qui ne cherchait qu'à guérir. Et puis il était si beau, si gentil… Qui n'aurait pas craqué ? Je crois qu'au fond de moi je l'ai toujours su seulement, je vivais l'instant présent et il me faisait tellement de bien que je refusais de l'accepter. Notre relation n'est qu'un mensonge. Au Maroc, je m'étais dit que je préférerais avoir quelques doutes plutôt que de continuer ma route sans lui, mais aujourd'hui, je suis sûre qu'il me manipule pour arriver à ses fins. Même si ça me paraît insurmontable, je sais ce qu'il me reste à faire. Je me suis donné la journée pour encore y réfléchir et être sûre que je prends la bonne décision.
Si mes parents avaient été là, j'aurais sûrement pris une journée sabbatique, mais ce n'est pas le cas. À l'heure qu'il est, je déteste ma sœur, néanmoins, je ne peux pas me résoudre à la laisser se débrouiller toute seule avec le ménage.
J'arrive à l'hôtel et je me mets tout de suite au boulot. Que ce soit sur le plan physique et psychologique, je me sens complètement vidée et j'ai autant d'énergie qu'un escargot. Autant dire que j'ai du mal à tenir le rythme. Heureusement qu'il n'y a pas beaucoup de clients sinon, je crois que je me tuerais à la tâche. Vanessa ne vient même pas m'aider, elle m'envoie le stagiaire. En d'autres circonstances, j'aurais refusé qu'il participe, mais je suis vraiment au bout du rouleau et je sais que je ne m'en sortirais pas seule.
C'est n'est pas la première fois qu'il fait ça, pourtant je suis obligée de lui réexpliquer certaines choses et il est un peu dépassé. Normalement, toutes les chambres doivent être terminées avant midi. Aujourd'hui, nous faisons le dernier lit à 15h. Romain est sur les rotules.
— C'est vraiment… commence-t-il.
— Épuisant ?
— Oui. Je ne m'imaginais pas que c'était aussi difficile. Il faut que tout soit clean en peu de temps…
— C'est un vrai métier. Je suis désolée que tu aies eu à faire ça.
— Oh ce n'est pas grave. Au moins maintenant, je me rends compte que les personnes qui font du ménage ont beaucoup de mérite. Je ne pense pas que je pourrais enchainer comme ça tous les matins.
Nous descendons le linge au sous-sol pour faire une tournée de lessive et nous prenons chacun une pose de notre côté.
Aissam doit avoir du réseau puisqu'il m'a envoyé plusieurs messages. Je lui écris que je suis très occupée pour l'instant et que nous pourrons discuter ce soir sur Skype. Lui faire part de mon choix tout de suite serait lâche, même si ce serait beaucoup plus facile et moins pénible. Il faut que j'aie le courage de lui dire en le regardant. Même si ce ne sera que via un écran, j'aurais vraiment le sentiment de terminer cette histoire comme il se doit.
Je pense beaucoup à Camille. Camille qui a été l'épaule sur laquelle je me suis appuyée quand j'ai quitté David. Cette fois, je serais seule avec ma peine.
Incapable de me concentrer, je quitte l'hôtel à 16h30 et dès que j'arrive chez moi, je demande à Aissam de se connecter. Quelques minutes plus tard, son visage s'affiche sur mon écran. J'hésite encore... Difficile d'accepter l'idée que si je continue sur ma lancée, je ne le reverrais plus jamais. Il faudra que j'oublie ses yeux magnifiques, que je ne pense plus à ce sourire charmeur…
— Tu n'as pas l'air dans ton assiette ya hobbi. remarque Aissam.
— Tu as raison…
Je prends une grande inspiration.
— J'ai beaucoup réfléchi et…
Son expression se rembrunit aussitôt. Il ne fait aucun doute qu'il voit le coup venir.
— Et je crois que l'on devrait en rester là.
Visiblement blessé, il détourne les yeux, et j'ai l'impression que je viens moi-même de m'arracher le cœur.
— Est-ce que je peux te demander pourquoi ? fait-il froidement.
— Je pense que ça ne peut pas marcher.
— Ok. Bonne chance dans ta vie alors.
Et il se déconnecte brutalement. Je fixe l'écran plusieurs secondes avant de réaliser ce qui vient de se passer. Qu'est-ce que j'espérais ? Des adieux déchirants ? Qu'il me supplie ? Qu'il me dise « ya hobbi je t'aime, je ne peux pas vivre sans toi » ? De toute façon, même avec tous les arguments possibles et imaginables, ma décision était prise. La vraie question, c'est de savoir comment je vais réussir à avancer maintenant…
Déjà 21 jours, 21 jours que j'ai le sentiment d'être une coquille vide. Comme un robot, je me contente de faire ce que l'on attend de moi. Je n'ai plus envie de rien, j'ai perdu l'appétit et je ne parle même pas du sommeil. Je n'en peux plus et c'est pour ça que j'ai pris un rendez-vous chez le médecin aujourd'hui. Personne ne se soucie de mon état. Quand mes parents sont revenus de Tahiti, ma mère m'a juste dit « ah tu t'es enfin décidée à faire un régime, c'est bien ». Une mère ne devrait-elle pas sentir quand ses enfants sont au fond du trou ? Apparemment, ma très chère maman n'est pas dotée de ce fameux instinct maternel. Quoi que… lorsqu'il s'agit de ma sœur… De toute façon, je commence à penser que la famille, ce n'est qu'un concept créé pour nous faire croire qu'il y a des gens sur qui l'on peut compter. Dans le fond, on est toujours seul face aux épreuves de la vie.
Pour m'occuper, j'ai décidé de relooker complètement le site internet de l'hôtel. On ne dirait pas comme ça, mais c'est quelque chose qui prend beaucoup de temps. Chaque détail compte.
À 16h45, je quitte mon bureau.
— Tu t'en vas déjà ! s'exclame ma mère lorsque je passe devant la réception.
— Euh oui, ce matin je t'ai dit que j'allais voir le médecin à 17h.
— Ah oui c'est vrai. Bon et bien à demain alors.
— À demain.
Me demanderait-elle les raisons qui me poussent à consulter? Non, certainement pas.
Dans la salle d'attente, je regarde l'actualité sur mon mobile. J'ai supprimé toutes traces d'Aissam. Numéro de téléphone, adresse mail et photos. C'est comme si notre relation n'avait jamais existé. Je n'ai toutefois besoin d'aucune preuve matérielle pour me souvenir de lui. Les sentiments ne s'effacent pas comme un fichier numérique. J'aimerais tellement que ce soit aussi facile, mais il est profondément ancré dans mon corps et mon esprit.
Le médecin appelle mon nom. La personne que je vois habituellement étant en vacances, j'ai le droit au remplaçant, un petit homme bedonnant qui ne m'inspire absolument pas confiance.
Assise face à lui dans le cabinet, je lui explique la raison de ma venue.
— Voilà, ces derniers jours j'ai des insomnies et comme j'ai un travail qui me demande beaucoup d'énergie, j'aimerais savoir s'il était possible de…
— D'avoir quelque chose pour vous aider à dormir ?
— Oui c'est ça.
— Je vais vous examiner et on va voir après.
Il commence par prendre ma tension qu'il juge plutôt basse, puis il écoute ma respiration avec le stéthoscope. Il me demande ensuite de monter sur la balance. L'aiguille s'agite puis s'arrête sur 56 kilos. Je ne me pèse quasiment jamais, mais la dernière fois que je suis venue ici, je dépassais les 60…
— Il s'est passé quelque chose dans votre vie ? m'interroge le médecin.
— Non, j'ai juste beaucoup de stress au travail.
— Vous êtes peut-être en train de faire un burn-out. Vous en avez déjà entendu parler ?
Bien sûr que j'en ai entendu parler. Son diagnostic est plutôt rapide. C'est vrai que je lui ai menti, mais il n'a pas la tête du type à qui l'on raconte ses histoires de cœur.
— Ça me dit vaguement quelque chose.
— Donc dans un premier temps, je vous prescris des somnifères, car le sommeil c'est important et je vais aussi ajouter du Deroxat.
— Deroxat ?
— C'est un antidépresseur. On va commencer avec 20mg par jour et on se reverra, ou plutôt vous reverrez avec votre médecin habituel dans deux semaines si ce traitement vous convient.
Antidépresseur… J'ai toujours été du genre à éviter les médicaments et celui-ci m'effraie particulièrement. En même temps j'ai déjà l'impression d'être une loque. Ça ne pourra pas être pire.
En sortant du cabinet, je passe directement à la pharmacie. Je ne suis pas très à l'aise lorsque je présente mon ordonnance. La personne qui s'occupe de moi doit penser que je suis une pauvre fille dépressive. Peut-être que je le suis réellement… Après tout quand on n'a plus envie de rien, on appelle ça une dépression non ?
De retour chez moi, je me lance dans le déchiffrage de la notice du Deroxat. Il y a une longue et effrayante liste d'effets indésirables. Nausée, vertige, hallucination, manque de désir sexuel. Ce dernier point n'est pas vraiment un problème vu que je suis une célibataire qui n'a pas l'intention de se remettre en couple avant une éternité.
Mon téléphone sonne. C'est Youssef. Je décroche.
— Allo ?
— Oui Élodie comment ça va ?
— Bien et toi ?
— Moi ça baigne. Je t'appelle parce que j'ai un service à te demander.
— Je t'écoute.
— J'ai un papier urgent à imprimer et mon imprimante est en rade. Je peux passer chez toi ? Tu as bien une imprimante ?
— Oui et oui.
— Ok, j'arrive tout de suite alors.
Quelques minutes plus tard, il sonne à l'interphone et monte jusqu'à mon studio. Lorsque je lui ouvre la porte, il reste un moment figé, probablement choqué par mon teint pâle et mon visage émacié.
— Tu as…
— Maigri, oui je sais.
Je l'invite à entrer.
— J'ai mon document sur une clé USB. m'annonce-t-il.
— Ok, je te passe ma tablette.
Je joins le geste à la parole. Il se connecte et imprime son document. Tout à coup, il remarque tous les médicaments étalés sur la table basse.
— Tu es malade ?
— Oh, j'ai juste un petit coup de mou en ce moment.
Pas convaincu, il prend l'une des boîtes pour voir de quoi il s'agit.
— Des antidépresseurs ! s'exclame-t-il. Élodie qu'est-ce qui t'arrive ?
— Rien je… Je ne veux pas être impolie, mais je suis fatiguée et j'aimerais me reposer.
— Franchement te voir comme ça… c'est inquiétant.
— Je t'ai dit, juste un petit coup de mou.
Comprenant qu'il est inutile d'insister, il finit par partir. Sa visite me parait étrange. Il aurait pu imprimer son document au travail, ou chez des amis plus proches de chez lui. C'était probablement un prétexte pour me voir et prendre de mes nouvelles.
Je passe ma soirée devant la télé. En zappant d'un programme à un autre, je tombe sur un documentaire qui a pour sujet les traditions berbères. Aussitôt, des souvenirs affluent dans ma tête. Il me manque… Quand j'ai quitté David, mon voyage au Maroc et ma rencontre avec Aissam m'ont permis de me remettre très vite. Cette fois, je n'ai aucune échappatoire. Il faut que je supporte ce trou béant dans ma poitrine qui s'agrandit un peu plus chaque jour depuis que j'ai mis un terme à notre relation. Est-ce que j'ai eu raison de le faire ? Est-ce que j'ai bien fait de laisser les autres m'influencer… ? Je n'en sais absolument rien et je n'aurais probablement jamais la réponse à ces questions.
Il est environ 23h et je fixe la plaquette de Deroxat d'un œil suspicieux. C'est comme ça que je vais vivre ? En avalant des pilules pour oublier à quel point tout me paraît fade et sans saveur ? Et combien de temps ça va durer ? Je me sens perdue. J'aimerais que ça s'arrête… Je repose les antidépresseurs sur la table basse et me contente de prendre un somnifère en espérant que je me sentirais suffisamment mieux avec une bonne nuit de sommeil pour ne pas avoir besoin d'autres médicaments.
J'arrive à l'hôtel fraîche comme une rose ou presque. Grâce au comprimé avalé, j'ai passé une bonne nuit et je suis prête à affronter cette journée. Personne n'est à l'accueil, mais je ne m'en soucie pas. Je vais m'enfermer dans mon bureau. En ouvrant la porte, je me retrouve nez à nez avec Camille.
— Qu'est-ce que tu fais là ? dis-je d'un ton hostile.
— J'aimerais qu'on discute. fait-elle prudemment.
— Discuter ?
— Oui.
Je la trouve gonflée de se pointer ici. Elle croit peut-être que j'ai oublié ce qui s'est passé dans l'avion ?
— Je n'ai ni le temps, ni l'envie de te parler.
— S'il te plaît Élodie. Je suis inquiète pour toi. Je veux aussi m'excuser pour mon comportement.
— Et bien pour reprendre tes propres mots, si tu crois que je vais te pardonner, tu te mets le doigt dans l'œil ma vieille!
À court d'arguments, elle se mort les lèvres. Après quelques secondes de silence à nous regarder dans le blanc des yeux, elle s'avance vers moi et pose sa main sur mon épaule.
— Élodie, regarde-toi ! Tu ressembles à un fantôme ! Je veux juste t'aider.
— Et moi je veux juste que tu me laisses tranquille. Maintenant, sors avant que je ne perde mon sang froid.
Elle ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais elle se ravise et quitte l'hôtel sans demander son reste. Quel culot ! C'est probablement elle qui a envoyé son cher et tendre me rendre visite hier. Dans l'avion qui me ramenait en France, elle m'a montré un aspect de sa personnalité que je ne connaissais pas. Elle m'a montré qu'elle était capable d'être méchante et cruelle, et que moi, pauvre petite créature, je ne valais pas grand-chose à ses yeux. Je ne sais pas si je pourrais lui pardonner un jour. Pour l'instant, ça me paraît impossible.
Je sors de mon bureau comme une furie et je fonce dans la cuisine pour me préparer un thé, histoire de me calmer. Ma sœur est là, son smartphone dans une main, une tasse de café dans l'autre.
— Tu ne t'occupes pas du service du petit déjeuner ?
— J'ai demandé à Romain de me remplacer. me répond-t-elle.
— Tu sais qu'en théorie, il n'est pas censé faire ton boulot ?
— Vraiment ? Il a bien fait le ménage des chambres avec toi l'autre jour !
— Oui parce que tu le lui avais demandé ! Normalement, la seule chose qu'il a à faire s'est tenir la réception ! Ce n'est pas ton larbin !
— Eh dis donc, qu'est-ce qui te prend de crier comme ça ? Tu t'es encore fait jeter ?
Je serre les dents et me retiens de lui balancer ma main en pleine figure. Je renonce à mon thé tellement la présence de Vanessa m'est insupportable. Je devrais penser à m'acheter une bouilloire pour mettre dans mon bureau. D'ailleurs je vais aller la chercher tout de suite. Après tout, je suis la seule à vraiment m'investir dans ce p***** d'hôtel ! J'estime que j'ai le droit d'aller me promener.
Deux heures plus tard, je suis de retour avec tout le nécessaire pour me préparer de bonnes boissons chaudes. Romain n'occupe pas encore son poste à la réception. Peut-être qu'il est parti en pause. Je vais dans mon bureau déposer tous mes achats puis je vais chercher de l'eau au lavabo des cabinets. En traversant le couloir, je croise le stagiaire poussant le chariot de draps sales. Incroyable ! Ils lui ont aussi demandé de faire les chambres. Je ne peux pas les laisser l'exploiter comme ça. Je ne peux pas les laisser profiter de lui comme ils l'ont toujours fait avec moi.
— Romain ?
— Oui ?
— Laissez ce chariot de linge.
— Mais votre mère…
— Je me moque de ce que vous a demandé ma mère. Vous n'êtes pas ici pour ça.
Il baisse la tête, l'air à la fois gêné et soulagé.
— Maintenant, si quelqu'un veut que vous fassiez autre chose que tenir la réception, vous leur rappelez que ce n'est pas dans votre convention de stage ok ?
— D'accord.
Il s'éloigne et se retourne pour me gratifier d'un timide merci.
Pendant notre conversation, j'ai eu comme un déclic. C'est le moment pour moi aussi de vraiment m'affirmer et de me détacher de l'ambiance toxique que génère ma famille. En clair, je crois qu'il est temps que je prenne mes clics et mes claques.
Je renonce encore une fois à mon thé pour partir à la recherche de mes parents. Ils sont dans leur chambre privée. L'un lit un livre, l'autre regarde la télé et ce pendant que Romain est le seul à trimer. Alertée par mon visage de folle furieuse, ma mère prend les devants.
— Qu'est-ce qui se passe ? m'interroge-t-elle.
— Oh rien. Vous êtes juste là à vous tourner les pouces pendant que d'autres se décarcassent pour faire vivre votre projet !
— Élodie !! Je ne tolèrerais pas que tu nous parles sur ce ton ! s'emmêle mon père.
— Mon ton, c'est celui d'une fille qui en a ras le bol de voir et de subir le comportement égoïste de sa propre famille.
— Égoïste ? Tu vas un peu loin quand même ! s'offusque ma mère.
— Ma décision est prise. Je partirais dès que j'aurais trouvé quelqu'un pour me remplacer.
Mes parents se regardent, ils semblent paniquer par mon annonce. Ils se demandent sûrement comment ils vont faire pour dénicher une personne aussi serviable que moi.
— Tu ne peux pas nous laisser, nous avons besoin de toi. gémit ma mère.
J'espérais qu'ils se confondent en excuses, qu'ils me promettent de faire des efforts, mais non, c'est moi le monstre que les abandonne. Inutile de continuer à discuter. Ils ne se remettront jamais en question et continuerons de tout ramener à eux.
— Je vais poster des annonces dès aujourd'hui.
Je m'apprête à sortir de la pièce, mais je fais marche arrière pour ajouter quelque chose.
— Et au fait, si vous continuez à exploiter Romain, je vous dénoncerais.
Je leur tourne le dos et les quitte sans leur laisser la possibilité d'ajouter quoi que ce soit.
Dans mon bureau, je m'installe devant mon ordinateur et je commence à déposer des annonces sur des sites spécialisés. J'espère que j'aurais très vite des réponses et qu'il y aura un bon candidat pour me remplacer. Il faut aussi que je trouve un nouveau boulot. C'est assez amusant quand on y pense, je vais faire passer des entretiens d'embauche et je vais aussi devoir moi-même me soumettre à cet exercice. Enfin amusant et stressant.
Il y a quelques postes intéressants à pourvoir dans la région et j'envoie plusieurs CV et lettres de motivation. J'ai vraiment hâte de quitter cet endroit dans lequel je me suis tout sauf épanouie.
Ma sœur passe me voir dans l'après-midi. Elle essaye de me faire culpabiliser pour me faire revenir sur ma décision. Dommage pour elle, je suis complètement insensible à ses arguments. Quelques secondes après son départ, on frappe de nouveau à ma porte.
— Quoi encore ? dis-je, pensant qu'elle revient à la charge.
— Est-ce que je peux entrer ? me demande Romain.
— Oui… Excusez-moi, j'ai cru que c'était quelqu'un d'autre.
— Ce n'est pas grave.
Il me regarde, visiblement gêné.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Vous allez partir ?
— Oui Romain. Tu l'auras sans doute remarqué, mais il n'y a pas une très bonne ambiance ici.
Il baisse les yeux. Mon départ n'a pas l'air de le réjouir.
— Si vous vous inquiétez pour vous, normalement la fin de votre stage devrait bien se passer. Il vous reste une quinzaine de jours c'est ça ?
— 10 en fait, mais ce n'est pas ça le problème…
Je hausse les sourcils, attendant la suite.
— Vous allez me manquer.
Alors là, je ne sais plus quoi dire. C'est inattendu.
— Est-ce que ça vous dirait qu'on aille boire un verre ?
Il est adorable, plutôt pas mal physiquement et pourtant, même si je suis célibataire, je ne suis absolument pas tentée par sa proposition. Mes sentiments pour Aissam sont encore beaucoup trop forts. Et puis, je n'ai pas envie de laisser quelqu'un d'autre entrer dans ma vie. Maintenant, je ne sais pas comment lui dire non sans le vexer.
— Je suis très flattée Romain, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
Il cache à peine sa déception.
— C'est par ce que je suis plus jeune que vous c'est ça ?
— Oh non, absolument pas.
— Bon et bien, je suis désolée de vous avoir dérangé.
Il quitte mon bureau en faisant une tête de chien battu.
Et bien, la journée s'est avérée pleine de rebondissements. Jusqu'à maintenant, j'avais à peine pensé à ma douleur. L'invitation du stagiaire m'a rappelé à quel point Aissam me manque et à quel point je l'aime encore. Je sais qu'il faut du temps pour se remettre d'une rupture, pour vraiment tourner la page et j'ai l'impression d'agoniser, lentement… Peut-être qu'un nouveau travail m'aidera à vraiment avancer.
Je viens de recevoir des mails m'indiquant que mes annonces d'offre d'emploi sont en ligne. Je croise les doigts pour que le reste suive.
J'ai eu beaucoup plus de réponses que je ne l'espérais et après 3 jours d'études de CV et de lettre de motivation, j'ai sélectionné six candidats que je dois rencontrer ce matin. Je risque d'être tout autant gênée qu'eux. Avoir du pouvoir sur l'avenir de ces inconnus ne me plaît pas. J'espère que tout se passera bien pour la personne que je choisirais. J'ai déjà commencé à élaborer un contrat. 35h par semaine pour un taux horaire plus élevé que le SMIC. Reste à savoir si ma famille saura se montrer raisonnable.
Il me reste 30 minutes avant de faire passer mon premier entretien. J'en profite pour relire la petite fiche de questions que j'ai préparée. Comme c'est la première fois que je fais ça et j'ai surfé pas mal sur le net pour trouver quelques idées.
Romain vient frapper à ma porte pour m'annoncer que mon premier rendez-vous est arrivé. Inspirer, expirer, me montrer à la hauteur ! Allez, c'est parti pour le marathon d'embauche.
Première candidate : Enora Malenfant. Très compétente, mais beaucoup trop gentille pour travailler ici.
Deuxième candidate : Zoé Larteux. 20 minutes de retard et une excuse bidon. Je l'élimine d'office.
Troisième candidat : Esteban Sanchez. Alors celui-là, je ne sais pas quoi en penser… Look déjanté, confiance en soi absolue et une façon de parler presque incompréhensible. Ce drôle d'oiseau a déjà travaillé dans l'hôtellerie, mais je suis certaine qu'avec sa forte personnalité, c'est le conflit assuré avec mes parents.
Quatrième candidat : Cédric Brosseau. Très motivé, mais ses compétences informatiques laissent à désirer.
Cinquième candidate : Florence Duprés. Juste parfaite. Elle a déjà beaucoup d'expérience en comptabilité. Elle est dynamique et elle a juste ce qu'il faut de caractère pour ne pas se laisser marcher sur les pieds.
Sixième candidate : Hélène Pérrin. Bon ce n'est pas très sympa, mais la personne précédente m'a fait tellement bonne impression que je n'arrive pas vraiment à suivre ce dernier entretien.
Je ne crois pas avoir besoin de contacter d'autres personnes, car il me semble avoir tiré le bon numéro avec Florence Duprés. Je me donne encore le reste de la journée pour réfléchir et je prendrais ma décision demain matin. En attendant, il faut que je me prépare psychologiquement à affronter mon peut-être futur patron. Je décide d'ailleurs de partir de l'hôtel tout de suite. J'ai encore 1h30 avant mon rendez-vous, mais j'ai 20 minutes de trajet et on ne sait jamais ce qui peut arriver sur la route.
J'arrive donc très en avance. Si je me présente maintenant, il risque de me prendre pour une grande stressée. Ils n'auraient d'ailleurs pas tout à fait tort. Il y a un café juste en face du bâtiment de l'entreprise et je me décide à aller prendre une boisson chaude pour me réchauffer. Moi, l'handicapée de la solitude, j'entre seule dans un bar pour la première fois de ma vie. En même temps, je n'allais pas rester dans ma voiture en faisant tourner le moteur pour ne pas mourir de froid.
— Élodie ? s'exclame une voix alors que je viens juste de m'asseoir.
Je me retourne et aperçois Karim, le cousin d'Aissam. Il s'avance vers ma table puis me fait la bise avant de s'asseoir en face de moi. Pourquoi est-ce que ça m'arrive ? La seule fois où je m'aventure dans ce genre d'endroit seule, il faut que je tombe sur quelqu'un que je n'ai pas envie de voir. Ce n'est pas que je ne l'apprécie pas, mais il me rappelle beaucoup trop celui que j'aimerais oublier.
— Alors que deviens-tu ? m'interroge Karim.
— Euh pas grand-chose, je vais bientôt changer de métier.
— Ah c'est bon le changement. Quand est-ce que tu retournes au Maroc pour voir ton homme ?
Visiblement il n'est pas au courant de notre rupture. Une boule se forme dans ma gorge. Je baisse la tête et déglutis. Je n'ai pas le courage de lui dire la vérité.
— Quand j'en aurais les moyens.
La politesse voudrait que moi aussi je lui pose des questions sur sa vie, sur sa femme… Mais je suis incapable de lui faire la conversation. Ses yeux sont tellement semblables à ceux d'Aissam. Soutenir son regard m'est insupportable.
— En tout cas tu dois être fière de lui. fait-il.
— Comment ça ?
— Son restaurant ! Quand je pense qu'il ne m'avait rien dit le petit cachotier. J'ai hâte de voir le résultat. Il ouvre dans deux semaines c'est bien ça ?
C'était donc ça le mystérieux projet d'Aissam. Il montait son propre restaurant. Un homme ayant pour ambition de changer de pays ne se serait jamais lancé dans une telle entreprise. Non ? Il n'a jamais voulu venir en France.
— Tout va bien Élodie ? demande Karim.
Non ça ne va pas, pas du tout.
— Oui, je euh…
— En tout cas j'espère que tu pourras être là pour le mariage. ajoute-t-il sans attendre ma réponse.
— Le mariage ?
— Oui. Le mariage de son petit frère. Apparemment ça va être quelque chose, les parents de Samia ont dépensé beaucoup d'argent.
— Samia ! dis-je en m'étranglant.
— Oui, la future mariée.
Là, il vient de me tuer.
— Pardon, mais je… Je dois y aller j'ai un rendez-vous.
Au bord des larmes, je m'empresse de quitter le bar pour aller me cacher dans ma voiture. Assise sur mon siège, je me mets à frapper le volant désespérément. Les autres m'ont influencée, mais je suis la seule responsable. C'est moi qui ai choisi de mettre un terme à ma relation avec Aissam. Tout ça par peur de lui laisser le pouvoir de me détruire. Au final, je m'en suis très bien sortie toute seule. Bien sûr, je pourrais chercher à reprendre contact avec lui, pourtant je ne le ferais pas, non pas par orgueil, mais parce que je pense qu'il mérite mieux que moi. Il mérite une femme qui ne doute pas de lui.
Je suis incapable d'aller à mon entretien et j'appelle pour annuler en prétextant être malade. Ce n'est pas tout à fait faux, sauf qu'il n'existe aucun médicament pour guérir mon mal.
Une fois dans mon cocon, poussée par une curiosité malsaine, je prends ma tablette pour faire quelques recherches. Je me demande si je peux trouver quelque chose qui parle de l'ouverture du restaurant d'Aissam. Je mets plusieurs minutes à dénicher la page d'un journal local de Marrakech, où sont rédigées quelques lignes sur le nouvel établissement qui accueillera des clients dans deux semaines. L'article est appuyé par une photo sur laquelle on peut voir Aissam devant un bâtiment où des ouvriers font de la peinture. Il a ce sourire magnifique que j'aime tant.
Jamais je ne me suis autant détestée. Je me suis privée du bonheur. C'était déjà difficile de devoir oublier Aissam lorsque je pensais qu'il n'était avec moi que pour les papiers, mais maintenant que je sais que je l'ai quittée à cause de ma connerie, je ne sais pas comment je vais réussir à surmonter ça.
Je m'écroule sur le clic-clac avec l'impression qu'une main s'est enfoncée dans ma poitrine et enserre mon cœur. J'aimerais que mon esprit fasse une pause que je puisse arriver à respirer, même l'espace d'un instant. Je ne veux plus penser, je ne veux plus ressentir ce manque, je ne veux plus souffrir. Je me tourne et me retourne sous la couette. Je vais devenir folle. C'est insupportable.
J'aperçois la boîte de somnifères. Elle m'apparaît comme la seule échappatoire à l'enfer dans lequel je me suis moi-même enfermée. Je me lève pour prendre un verre d'eau et j'avale un comprimé. J'attends. 20 minutes. 30 minutes. 1h et toujours rien. Je suis encore éveillée. J'allume la télé, je tente la technique inspiration, expiration sans succès. Je me sens toujours aussi mal. N'y tenant plus, je prends deux autres cachets d'un coup.
Cette fois, les effets se font très vite ressentir et je sombre…
Je me redresse d'un coup, réveillée par les rugissements de mon téléphone. Dans un état second, je décroche sans même prêter attention au numéro s'affichant sur l'écran.
— Allo ?? dis-je d'une voix pâteuse.
— Oui, bonjour Élodie, c'est Romain.
— Hum.
— Tout va bien ? Comme personne ne vous a croisé ce matin et que vous deviez m'apprendre deux ou trois trucs sur le logiciel de réservation, je commençais à m'inquiéter. m'explique-t-il.
— Ce matin ? Mais quelle heure est-il ?
— Un peu plus de 11h.
J'ai dormi tout ce temps ! Incroyable ! Je n'ai même pas entendu mon réveil sonné.
— Ne vous inquiétez pas, je vais bien.. Je… euh… J'arrive tout de suite.
Je raccroche et me dépêche de m'habiller. Enfin, me dépêcher n'est pas le mot exact. J'ai l'impression de planer et je suis aussi vive qu'une tortue. Je n'aurais peut-être pas dû abuser des somnifères.
40 minutes après l'appel du stagiaire, je quitte mon appartement. Je gagne ma voiture, m'installe derrière le volant et démarre en trombe. J'ai encore l'esprit embrumé et mon appréciation des distances est très relative.
Je suis sur une départementale, une voiture s'est arrêtée sur ma voie pour pouvoir tourner à gauche. Je freine trop tard et quand je comprends que je vais la percuter, je donne un grand coup de volant. Tout se passe en une fraction de seconde, juste le temps de penser que cette fois ça y'est, tout est fini et puis c'est le noir.
Une forte odeur de produit antiseptique irrite mon odorat. Je me fais force pour ouvrir les yeux. Il faut un peu de temps à ma vue avant de s'habituer à la lumière. Je suis dans une pièce très épurée, étendue sur un lit à côté d'autres personnes dans la même position que moi. Il y a ce petit truc qui entoure mon index et un plâtre recouvre mon avant-bras gauche. Lentement des bribes d'images me reviennent. Je suis sortie de la route pour éviter de percuter un autre véhicule et j'ai atterri dans le fossé. Que s'est-il passé ensuite ? Je me souviens avoir senti ce goût bizarre dans ma bouche, probablement du sang. Je me rappelle les sirènes des pompiers au loin, des mains sur mon corps, une sensation de flotter et puis plus rien jusqu'à maintenant.
Une infirmière s'aperçoit que je suis éveillée et s'approche de moi.
— Comment vous sentez-vous ? me demande-t-elle.
— Je ne sais pas trop.
— Vous avez mal quelque part ?
— Mon bras gauche me lance un peu.
Elle regarde les appareils autour de moi et s'éloigne pour voir un autre patient. Quelques minutes plus tard, un brancardier entraîne mon lit dans une chambre où une femme est déjà installée. Il me précise que le médecin va passer et qu'ensuite, ma famille (qui manifestement est présente), pourra venir me voir, puis il sort de la pièce.
— Qu'est-ce qui vous amène ici ? m'interroge ma curieuse voisine.
— J'ai eu… un accident.
— Ah pas trop grave j'espère… ?
— À vrai dire je ne sais pas.
Elle ajoute quelque chose que j'entends à peine. Une question vient de surgir dans mon esprit. Et si j'avais blessé quelqu'un ? Il me semble que non, mais mes souvenirs sont tellement flous…
On toque à la porte et un homme en blouse blanche fait son apparition. Il se poste devant mon lit et consulte le dossier qu'il tient dans les mains. Intimidée, je n'ose même pas lui dire bonjour.
— Alors madame Robin, vous êtes ici parce que vous avez eu un accident, cela vous dit quelque chose ?
— Oui, est-ce que j'ai…
— Apparemment, vous avez évité de peu un véhicule, me coupe-t-il, et votre voiture a fini dans le fossé.
Intérieurement, je pousse un ouf de soulagement.
— Bilan, bras gauche fracturé. Étant donné la violence de l'impact, vous ne vous en tirez pas trop mal. Nous n'avons pas trouvé d'autres lésions. Vous avez quelques hématomes, mais rien de grave. Toutefois, nous allons vous garder en observation cette nuit pour être sûrs que tout va bien. Je vais informer votre famille qu'elle peut venir vous voir.
Et sans ajouter un mot, il sort de la chambre. Quelques minutes plus tard, ma mère et ma sœur me rejoignent. Je ne peux m'empêcher de m'imaginer ce qui se passerait si Aissam était à leur place. Il s'avancerait vers moi et déposerait un délicat baiser sur mon visage tuméfié. Il caresserait mes cheveux et me regarderait avec des yeux débordants d'amour. Il me dirait je t'aime et ses mots seraient comme un pansement. Mais Aissam ne viendra pas. Il est loin, très loin et à l'heure qu'il est, il ne se soucie surement même plus de moi. Le rejeter a été la plus mauvaise décision de ma vie. Maintenant, il faut que j'assume, il faut que j'avance… C'est dur, pourtant, il va bien falloir m'y résoudre. Mon accident me prouve que mon état d'esprit me rend dangereuse pour les autres et pour moi-même. Ça ne peut plus continuer.
— Allô Florence Duprés ?
— Oui ?
— Bonjour. C'est Élodie Robin. Je vous appelle pour savoir si vous étiez toujours disponible.
— Oui.
— Et bien si vous êtes encore intéressée, vous avez le poste !
— Oh merci ! Je pensais que c'était négatif comme vous ne m'aviez pas recontactée.
— Je suis désolée pour ça, j'ai eu un petit contre temps. Pouvez-vous passer demain avec votre carte vitale et votre pièce d'identité ?
— Oui oui, je passerais demain.
— Bien ! Je vous donnerais aussi toutes les autres informations. Je serais présente de 9h à 16h. Venez quand vous voulez.
— D'accord merci beaucoup.
— Alors je vous dis à demain. Au revoir.
— Au revoir.
Et voilà une bonne chose de faite. Il ne me reste plus qu'à appeler ceux dont je n'ai pas retenu la candidature. Même si ce n'est pas une obligation, je trouve que c'est plus correct.
Plus que 2 semaines avant que je ne quitte définitivement l'hôtel. J'ai tellement de choses à faire avant mon départ et avec mon bras gauche dans le plâtre, ce n'est pas évident. Légalement, un départ volontaire ne m'aurait pas permis de toucher les allocations chômages, mais mes parents ont accepté de me licencier pour motif personnel (pour une fois qu'ils font quelque chose dans mon intérêt). Du coup, ça me laisse un peu de temps pour trouver un nouveau travail. Je vais aussi pouvoir me reposer et me remettre de tout ce qui s'est passé ces derniers mois.
Pour rentrer chez moi, j'appelle un taxi. Je n'ai plus de voiture et de toute façon, il m'est impossible de conduire avec mon bras. Aucun membre de ma famille n'a proposé de m'aider pour mes déplacements. Peut-être estiment-ils en avoir déjà assez fait. Au moins je ne me sens pas redevable.
Dans ma boîte aux lettres, je trouve une étrange enveloppe. De couleur argentée, mes coordonnées y sont inscrites en italique et dans une écriture très soignée. Aucun indice sur l'expéditeur. Curieuse, je l'ouvre. C'est le faire part de mariage de Camille et Youssef. Et dire que je devais être la demoiselle d'honneur. La tristesse m'envahit et je m'empresse d'aller m'enfermer chez moi avant de me mettre à pleurer dans le hall d'entrée. C'est fou à quel point elle me manque. Nous partagions tout et aujourd'hui la seule chose qu'il me reste d'elle, c'est une blessure. Blessure causée par les mots qu'elle a prononcés dans l'avion. Ou en serais-je aujourd'hui si je n'avais pas rencontré Aissam ? Ma meilleure amie et moi aurions probablement été faire les boutiques pour trouver sa robe de mariée et ma tenue de demoiselle d'honneur. Elle m'aurait entrainée chez le pâtissier pour goûter les gâteaux jusqu'à trouver la perfection. En réfléchissant bien, ce n'est pas vraiment ma relation secrète qui est la cause de ma situation, c'est mon mensonge… Maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière. Le passé est le passé…
Je pose le faire part sur la table basse et je vais dans la cuisine. Depuis quelques jours, j'ai repris de bonnes habitudes alimentaires. Bien que ce ne soit pas facile de trouver la motivation pour se faire à manger lorsque l'on est seule, je me fais force.
Ma salade tomate mozzarella engloutie, je passe sous la douche. C'est toute une gymnastique avec mon plâtre, mais je commence à avoir l'habitude.
Une fois propre, je m'installe sous la couette et je commence à zapper de programme en programme. Rien ne retient mon attention, j'ai l'esprit ailleurs. Mon regard se pose sur l'enveloppe reçue aujourd'hui. Et si… Oh et puis merde.
Je me lève et après avoir appelé un taxi, j'enfile un jogging et un vieux tee-shirt à manche longue. Emmitouflée dans une grosse doudoune, je descends en bas de l'immeuble et j'attends. Une Mercedes grise coiffée du petit panneau lumineux arrive sur le parking. Je vais à sa rencontre et après avoir salué l'homme derrière le volant, je m'installe sur la banquette arrière. Je donne l'adresse tout en bouclant ma ceinture. J'espère que cette fois, je prends la bonne décision.
Quelques minutes plus tard, la voiture s'engage dans le lotissement qui m'est familier. Mon cœur bat la chamade et mes mains sont moites. La voix féminine du GPS nous indique que nous sommes arrivés à destination. Le chauffeur s'arrête et je paye ma course. J'avance dans l'allée jusqu'au porche de la maison où j'appuie sur la sonnette. Je perçois des bruits de pas et des voix. La porte s'ouvre.
— Élodie ! s'exclame Camille en me découvrant sur son palier.
Elle a l'air à la fois surprise et méfiante, elle se demande surement ce que je lui veux.
— Est-ce que je peux entrer ?
— Mais bien sûr ! fait-elle en joignant le geste à la parole.
Je la suis jusqu'au salon, où Youssef pianote sur son ordinateur portable.
— Eh Élodie ! Ça va ? Qu'est-ce qui t'es arrivé ? m'interroge-t-il en remarquant mon plâtre.
— Accident de voiture…
— Ah ouais ?
— Eh oui. Youssef, est-ce que je peux parler à Camille ? Seule à seule?
— Pas de problème, je monte.
Il s'exécute et je m'installe sur le canapé avec mon ex-meilleure amie. Quand j'étais assise dans le taxi, j'ai réfléchi à ce que j'allais lui dire. Maintenant qu'elle est à côté de moi, je décide de lui raconter tout ce qui m'est arrivé depuis que nous avons pris l'avion pour revenir en France. Les doutes, la séparation, la douleur, les médicaments, ma détermination à quitter l'hôtel, la rencontre avec Karim, encore la douleur et l'accident. Je n'omets aucun détail. Par moment, certaines choses sont tellement difficiles à avouer, que ma voix n'est plus qu'un murmure. Difficile aussi de retenir mes larmes. Pourtant, je me sens soulagée. C'est comme-ci je pouvais enfin partager le fardeau que je porte depuis des semaines. Lorsque j'ai terminé, Camille se met à pleurer elle aussi. Elle me prend dans ses bras et nous sanglotons en cœur.
— Tu m'as tellement manqué. souffle-t-elle.
Je me défais de son étreinte.
— Toi aussi.
Elle prend ma main qu'elle presse fort.
— Je suis vraiment désolée… Pour tout. Je n'aurais jamais dû te dire toutes ces choses horribles. Je ne le pensais même pas. Je voulais juste te protéger. J'avais tellement peur que tu te fasses avoir, que tu souffres encore.
— Je voudrais qu'on oublie tout, enfin si tu me prends toujours comme demoiselle d'honneur évidemment.
— Il n'a jamais été question de faire autrement !
— Et si je n'étais pas venue aujourd'hui ?
— Et bien, je ne me serais jamais mariée. plaisante-t-elle.
Nous rions toutes les deux et ça me fait un bien fou.
— Élodie…
— Oui ?
— Je crois que tu devrais retourner au Maroc.
— Pardon ?
— C'est l'amour de ta vie et maintenant, tu n'as plus à avoir peur ! s'emballe Camille.
— Mais c'est trop tard… Je ne vais pas me pointer là-bas et dire « tiens, salut Aissam. Je veux qu'on se remette ensemble parce que maintenant je suis sûre que tu n'es pas avec moi pour les papiers ». Ça ne se fait pas !
— Là, tu dis des bêtises.
Et si elle avait raison ? Si tout était encore possible ? Non, je n'y crois pas.
— J'ai laissé passer ma chance...
— Je t'interdis de penser ça. Il faut que tu fonces, sans te poser de question.
Je regarde l'heure sur le GPS toutes les cinq minutes. Il y a des bouchons et j'ai peur d'être en retard.
— Ne t'inquiètes pas on a le temps. tente de me rassurer Camille.
— J'en doute vu comment on avance…
— Qu'est-ce que tu veux, c'est le périf parisien !
Je soupire, complètement impuissante. Si au moins on roulait à plus de 30km heure, je serais moins angoissée.
J'aperçois enfin le panneau indiquant notre destination. Ça devrait aller niveau timing.
Nous arrivons dans le labyrinthe des parkings et cherchons le bon terminal. Camille s'arrête au dépose-minute et m'aide à sortir ma valise du coffre. Elle m'attrape par les épaules pour que je la regarde droit dans les yeux.
— N'oublie pas tu es canon, même avec ton bras dans le plâtre ! me dit-elle.
— Mais bien sûr.
— Je suis tout à fait sérieuse!
— Ok. Bon je crois que c'est l'heure. Merci de m'avoir déposée.
— Mais de rien.
Elle m'embrasse chaleureusement et je commence à m'éloigner.
— Eh Élodie ! crie-t-elle alors que je m'apprête à rentrer dans le bâtiment.
Je me retourne pour lui faire face.
— Bonne chance ! ajoute-t-elle.
— Merci.
Est-ce que c'est vraiment de la chance dont j'ai besoin ? De toute façon, maintenant, les dés sont lancés.
Je suis un peu perdue dans l'aéroport, au milieu de tous ces inconnus qui vont et viennent en tirant des valises. D'habitude je suivais mes amis sans vraiment faire attention où ils m'entrainaient. Du coup j'ai du mal à trouver le guichet de l'agence où je dois récupérer mon billet. Heureusement, il y a des agents très gentils pour me renseigner.
Je devrais être rodée pour les trajets en avion, pourtant, je suis encore nerveuse. En fait l'appréhension du vol représente un tout petit pourcentage de mon stress. Je redoute surtout ce qui va m'arriver une fois que je serais sur le sol marocain. Abdel doit venir me chercher et après, il m'emmènera directement au restaurant. Pour l'instant, je n'ai pas fait de réservation pour mon retour. Si tout se passe comme je l'espère, qui sait quand je rentrerais.
Il me reste environ 45 minutes avant de pouvoir accéder à l'appareil et je traîne un peu dans la boutique de Duty Free. Il faut que je prenne un petit quelque chose pour la famille de Youssef qui va me transporter et m'héberger. Je sais que Fatima rêve de venir sur Paris, alors je me décide pour une boîte de biscuits en forme de tour Eiffel. Je sais ce n'est pas terrible, mais je n'ai pas trouvé mieux. Mes achats terminés, je prends un café et m'assois sur un fauteuil au milieu des autres passagers. Pour patienter et essayer de me détendre, je joue à Angry Birds sur mon téléphone. Dégommer des petits cochons verts avec des oiseaux ne suffit malheureusement pas à accaparer complètement mon esprit pour ne pas penser à l'endroit où je serais dans plus de 3h.
Une voix résonne dans les haut-parleurs et annonce l'embarquement imminent pour Marrakech. Autour de moi, des personnes se lèvent et je suis le mouvement.
Je suis placée côté hublot. Je mets mes affaires dans les compartiments en hauteur, puis je m'installe sur mon siège et boucle ma ceinture.
Mon cinquième voyage en avion m'a paru le plus long de tous. Je suis traversée par un tas de sentiments contradictoires et en attendant ma valise, mes jambes se mettent à trembler.
— Élodie ! me hèle Abdel alors que je viens juste de sortir du bâtiment.
Il s'avance vers moi, me débarrasse de mes affaires et je le suis jusqu'à la voiture.
— Alors Youssef m'a dit que tu as eu un accident. fait-il tout en quittant le parking de l'aéroport.
— Oui quelques secondes d'inattention et hop. dis-je en levant en l'air mon bras plâtré.
— Et ça va ? Les gestes du quotidien ne sont pas trop compliqués ?
— Ce n'est pas facile et parfois c'est très agaçant, mais bon ce n'est que temporaire.
Nous discutons de tout et de rien. Notre conversation est une distraction bienvenue, mais quand je reconnais le paysage qui borde le centre-ville de Marrakech, je commence de nouveau à paniquer.
— Donc je t'emmène directement au restaurant c'est bien ça ? s'assure Abdel.
— Tout à fait. Tu sais où il se trouve ?
— Oui, j'ai repéré les lieux hier. C'est un très bel endroit et je crois qu'il a déjà beaucoup de succès.
Nous nous approchons de la médina et mettons plusieurs minutes avant de trouver une place où nous garer. Abdel tient absolument à m'accompagner.
En traversant la place Jemaa el-Fna, je prête à peine attention aux charmeurs de serpents et aux dresseurs de singes. Je suis focalisée sur mon objectif.
Nous nous aventurons dans une petite ruelle, tournons à droite, à gauche… Je ne sais plus. Mon cœur tambourine si fort dans ma poitrine...
— Tu es sûr que tout va bien Élodie ? Tu es toute pâle. constate Abdel.
— C'est juste que je suis fatiguée.
Et puis nous nous arrêtons. Je reconnais aussitôt le restaurant d'après la photo qui complétait l'article trouvé sur internet. L'idée de faire marche arrière m'effleure l'esprit, mais impossible de reculer maintenant que je suis ici.
— Est-ce que tu veux que j'entre avec toi ou… ?
— Non, ça ira. Merci Abdel.
— Mais de rien. Je vais aller faire quelques courses en t'attendant.
— D'accord.
Le voilà qui s'éloigne et moi, d'un pas mal assuré, je rentre dans l'établissement. La salle a été aménagée avec goût entre tradition et modernité. Le tout donne une ambiance chaleureuse et conviviale et pour les touristes comme moi, c'est une véritable invitation au voyage. Une odeur de tajine sucré salé flotte dans l'air et éveille mes papilles. Je n'aperçois pas Aissam. Il doit probablement être derrière les fourneaux.
Un serveur me guide à une table et je commande un thé avec une pâtisserie. Je fais durer les choses, j'ai tellement peur qu'il me rejette, qu'il ait trouvé quelqu'un d'autre, qu'il… Le jeune homme m'apporte l'addition et je lui demande s'il est possible de parler au patron.
— Quelque chose ne s'est pas bien passé madame ? s'inquiète-t-il.
— Non au contraire. Je voudrais lui faire quelques compliments.
Le serveur hoche la tête et disparaît derrière une grande porte derrière laquelle doit se trouver la cuisine. Il revient quelques minutes plus tard, accompagné du maître des lieux. Tout mon être s'embrase lorsque je l'aperçois. Il est toujours aussi beau, toujours aussi sexy. Lorsqu'il découvre que c'est moi qui l'ai fait demander, il se fige. Son visage est indéchiffrable. Est-il surpris ? Heureux ? En colère ? L'euphorie ressentie une fraction de seconde plus tôt s'estompe. J'ai l'impression que mon sang se glace et je me mets à frissonner. À l'intérieur de ma tête, une petite voix me hurle qu'il est temps de partir, que j'ai fait tout ce chemin pour rien parce qu'il est trop tard pour recoller les morceaux. Pourtant, je ne bouge pas d'un millimètre. Je suis comme paralysée.
Et puis Aissam s'avance vers moi.
Mes yeux commencent à me piquer. Pas étonnant, je viens de passer plus de 3h le nez collé à mon ordinateur. J'avais du retard sur les objectifs que je m'étais fixés cette semaine. Au final même s'il me reste encore des détails à régler, je suis plutôt satisfaite de mon travail et sans vouloir me vanter, le site internet est génial et très attractif. Bon là j'avoue mes chevilles ont enflé de quelques centimètres.
J'ai besoin d'une petite pause. Je sors de mon bureau et traverse le couloir. Il est tôt et tout est calme. J'entre dans la cuisine. Un thé ne me fera pas de mal. Il reste encore de l'eau chaude dans la bouilloire. Je mets quelques feuilles de menthe fraîche dans un verre et deux morceaux de sucre. C'est comme ça que je l'aime maintenant.
Requinquée, je retourne me mettre au boulot. Il me reste encore quelques détails à peaufiner.
De retour devant mon écran, je consulte rapidement ma boîte mail. J'ai un message de Camille.
« Salut ma belle ! Je te fais un petit coucou en direct de Thaïlande, où nous passons une lune de miel magique ! Ici c'est juste waouh ! Je suis une femme mariée et comblée ! Bon de toute façon on se voit dans quelques jours ! Plein de bisous. PS : ne te tue pas trop à la tâche. »
La petite veinarde. J'espère avoir l'occasion de voyager autant qu'elle dans ma vie, mais en attendant, j'ai du pain sur la planche.
Le téléphone sonne et je décroche. C'est pour une réservation. Pas de chance pour la personne qui appelle, nous n'avons pas de disponibilités avant deux semaines. Les affaires marchent plutôt bien en ce moment. Mon interlocuteur est prêt à patienter et je note son nom ainsi que la date choisie sur le fichier de l'ordinateur. Je suis mutli-fonction, comme un couteau Suisse ! Je gère le site internet, la comptabilité et le planning. Ma frange me chatouille les paupières. Et oui, je ne suis pas parfaite, je n'arrive pas à trouver du temps pour moi. Je devrais m'occuper de mes cheveux avant qu'ils ne deviennent un vrai problème.
Il est 9h, j'ai encore une petite heure avant le rush. Je prends mon sac à main et je file dans le centre-ville pour rejoindre le salon qui n'est qu'à quelques mètres. Par chance, ma coiffeuse préférée a un créneau disponible et en moins de 30 minutes, l'affaire est réglée. Je ne fais qu'une coupe, j'ai décidé de revenir à ma couleur naturelle.
Je viens à peine de m'asseoir sur le siège de mon bureau que l'on toque à ma porte. Sans attendre mon invitation, Aissam entre dans la pièce, un bol fumant à la main.
— Je sais que tu m'avais dit de ne pas te déranger, mais il faut absolument que tu découvres ça ! m'explique-t-il pour justifier son intrusion.
Avant que je n'ai le temps de le chasser sans sommation, il s'approche de moi et m'embrasse, m'ôtant tout courage de lui dire de partir.
— Allez goûte ! m'ordonne-t-il en me tendant le récipient qu'il tient.
— Une nouvelle création ?
— Goûte !
Je trempe prudemment mes lèvres dans le breuvage. C'est délicieux et je le félicite.
— Encore une réussite.
— C'est vrai, tu aimes ?
— J'adore.
Il prend une chaise pour s'installer en face de moi.
— Ça fait presque un mois maintenant. Tu as réfléchi ?
— Oui ma période d'essai touche bientôt à sa fin.
— Et ?
— Et il se pourrait bien que je n'ai plus envie.
Inquiet par mes mots, il prend un air grave.
— Plus envie de quoi ? s'étrangle-t-il.
— Plus envie de partir.
Il pousse un soupir de soulagement et me prend dans ses bras en murmurant je t'aime. Il n'a pas marché longtemps, mais quand même, je n'en reviens pas que pendant une fraction de seconde, il ait pu croire que j'avais l'intention de retourner habiter en France. Je me plais ici et surtout, je ne peux pas imaginer être loin de lui. J'ai l'impression de vivre une nouvelle vie dans laquelle je suis pleinement épanouie. Quand je pense que tout a commencé lorsque, assise dans le siège chez le coiffeur, j'ai décidé de me faire une frange.
N'écoutez surtout pas celles et ceux qui vous diront que c'est trop long :)
· Il y a plus de 6 ans ·Mario Pippo
Oui c'est un pavé, mais pas d'obligation de lire (si l'on me fait cette remarque, je n'en serais point affectée)
· Il y a plus de 6 ans ·Adèline Klay
Bon courage et merci :)
· Il y a plus de 6 ans ·Mario Pippo
Bon début!
· Il y a plus de 6 ans ·menestrel75
merci! mais il faut avoir le courage d'aller jusqu'à la fin ;-)
· Il y a plus de 6 ans ·Adèline Klay
Mais je suis allé à la fin de votre texte! Ce n'est pas une question de courage, cela peut être une question de temps disponible, mais d'abord une question d'intérêt ! Continuez
· Il y a plus de 6 ans ·menestrel75