La Frousse

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Ça devait faire une paire d’heures qu’on avait quitté Pruney. Sam et moi, on avait un travail à faire du côté de Clementon. C’était pas la porte à côté, mais on avait quand-même accepté. De toute façon, on n’avait pas grand-chose de plus intéressant à faire dans le coin en ce moment.

Sam menait sa vieille Saab 900 cabriolet de main de maitre, bien au-delà des limites autorisées. Avec le temps, je m’étais habitué à sa conduite et j’arrivais même à bouquiner un peu, quand on ne ressentait pas le besoin de se parler.

« Pourquoi tu lèves le nez de ton bouquin à chaque virage, tu me fais pas confiance ?

- Le prends pas mal Sam, c’est que je veux voir la mort en face.

- Je conduis pas si mal que ça. T’as déjà vu une éraflure sur ma caisse ? Même ton cousin a jamais vomi, et je l’ai trimballé un paquet de fois. Pourtant il vomit tout le temps.

- N’empêche… si jamais tu nous plantes, je veux voir ça en face, c’est tout. Ça me ferait mal de crever la gueule encastrée dans un Steinbeck… Tu te rappelles Gaïa, cette fille dont je te parlais ?

- Ouais, la petite asiatique. J’aurai du mal à l’oublier. Je pense que je peux écrire une thèse sur elle en me reposant uniquement sur tes témoignages. Tu te l’es serrée ?

- Non, non…

- … Putain t’es gay ou quoi ? Ca fait des plombes que tu veux te la faire. Faut se jeter mon vieux.

- Ecoute-moi, bordel. Je la vois mardi. C’est pour ça que je dois rentrer plus tôt. Je prendrai le train lundi après-midi. Ok ?

- Ouais, bien sûr.

On ferait le plus gros du travail à deux, et Sam s’occuperait des détails après mon départ. Il y a encore quelques mois, quand on débutait, je lui aurais proposé qu’on répartisse nos honoraires équitablement mais on avait pris le pli maintenant : on divisait tout le temps par deux. Ca évitait des calculs fatigants.

- Je me demande si sa chatte sent le nuoc-mâm.

- Quoi, t’es sérieux ? T’es complètement con ! Magda elle est Polonaise, quand tu te la faisais ça sentait pas la patate. Tu devrais mettre tes phares et regarder la route au lieu de dire des conneries pareilles.

- Non je mets jamais mes phares avant 21h, c’est une espèce de tradition familiale. Et pour Gaïa, tu me diras mardi.

- C’est débile comme tradition, ça vient d’où ?

- De l’époque où mon grand-frère a eu le permis. Pour fêter ça on est allés faire un petit tour en caisse au-dessus de chez nous. La nuit tombait, c’était à l’automne tu vois. On a croisé une Ford Escort qui avait pas ses feux. Mon frère lui a fait des appels de phare, et on a continué. Mais les gars dans l’autre voiture ont fait demi-tour. Donc ils se sont retrouvés derrière nous. Toujours les feux éteints. Au début on n’y prêtait pas attention, mais ils s’approchaient de notre voiture, et ils avaient pas l’air d’avoir envie de nous doubler, tu vois le genre ? Ils devaient être à quelques mètres derrière nous quand ils ont commencé à nous faire des appels. Ça nous éblouissait, on voyait mal. Et mon frère qui osait pas accélérer. Il était terrorisé derrière son volant. Moi je le regardais comme un con. On n’échangeait plus un mot. Les autres se rapprochaient tellement que je me suis cramponné au tableau de bord. J’attendais qu’ils nous rentrent dedans. Au bout d’un moment, on s’est calmé et mon frère m’a fait remarquer que s’ils avaient voulu nous percuter, ils l’auraient fait depuis un bail. La Ford Escort s’était laissée distancer, on la voyait même plus. Il a repéré une place sur le bord de la route et on s’y est arrêtés. On n’osait même pas se parler. On se disait « merde, on vient d’échapper à un gang de tueurs », un truc dans le genre. J’ai regardé Fabrice dans les yeux et je lui ai dit : « Faut que je t’avoue un truc… ». J’avais eu tellement peur, je me suis pissé dessus, mec ! Mais j’ai pas eu le temps de lui dire : la Ford s’est garée à côté de nous. Le conducteur a baissé sa vitre et nous a dit un truc comme :  « merci pour les phares, on avait complètement oublié ». Fafa m’a demandé si j’avais pas un fute de rechange, alors j’ai pensé qu’il avait vu ma pisse mais là, j’ai senti une odeur… dégueulasse mec. Un truc atroce. Il avait géré la pression pendant toute la course poursuite, mais quand ces connards sont revenus et se sont garés à côté de nous, il s’est chié dessus. Pour de bon.

- Et vous avez jamais su pourquoi ils avaient fait ça ? Je veux dire, vous avez pas choppé un numéro de plaque ni rien ?

- Rien mec. On était terrorisés. Alors une fois qu’on est rentrés chez nous, on s’est juré de ne plus jamais faire d’appel de phare à qui que ce soit. Voilà toute l’histoire.

- C’est taré. Pourquoi tu me l’as jamais racontée ?

- Ben, c’est la dernière fois que je me suis pissé dessus tu vois ? Donc j’aime pas trop m’en vanter non plus.

- T’es pas obligé de révéler cette partie-là. Tu peux broder sur la poursuite et rester flou sur le dénouement.

- Non je peux pas. On s’est aussi juré que chaque fois qu’on évoquerait la Nuit de l’Attaque de Phares, on parlerait de tout, et absolument tout ce qui s’était passé.

- Maintenant je sais pourquoi tu fais pas d’appel de phares, mais je sais toujours pas pourquoi t’allumes pas tes phares avant 21h.

- Ah oui, j’ai confondu. Ça c’est une autre tradition, mais on se rappelle plus bien. Un truc avec notre chat qui s’est fait écraser quand on était petits je crois.

Tu sais, pendant la Seconde Guerre Mondiale, les Ricains voulaient tous se faire des Chinoises. Ils disaient que leurs chattes étaient à l’horizontal…

- Parce qu’elles avaient les yeux bridés ? C’est ridicule.

- J’en sais rien, j’ai jamais couché avec une Chinoise.

- Il est neuf heures passées. Allume tes phares et ferme-la un peu.

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