La Grâce
Al Prubray
Depuis la mort de sa fille, plus rien n'intéressait Eric. Les accusations, les disputes maintenant, il les évitait. A force, ça s'use... Alors maintenant, il ne dit plus rien. Il abandonne tout, mais la vie s'en allait aussi avec. Et puis, ce soir là, quelque chose d' irrépressible et de léger le pousse à parler.
« Tu sais , c'est à la fin ... à la fin de ce film, African Queen, enfin, presque la fin, un vieux film en noir et blanc avec Humphrey Bogart, en espèce de baroudeur alcoolique, sans manière et ricaneur comme un singe, un peu aussi, tu vois ? »
Elle hocha la tête, compréhensive. Il parlait, ça lui suffisait....
« Et alors il descend ce fleuve avec une ...lady … joué par ...Eric fit un effort. « Katharine Hepburn, oui, Katharine Hepburn, c'est ça. Elle joue, comme toujours, une dame avec son port, son maintien son allure, un peu...princière , tu vois ?
- Je vois...
- Et tout le film, c'est ça ! Ils descendent le fleuve jusqu'à l'embouchure pour rejoindre le Lac Victoria pour prendre un bateau pour l'Angleterre, … ouais, c'est ça... Vu qu'en Europe, c'est la guerre et ça en tremble jusqu'au fin fond de l'Afrique, de cette guerre qui s'est exportée jusque là. Ça commence à sentir mauvais pour cette anglaise dans ce coin de brousse, les allemands sont pas loin alors...Mais c'est trop dangereux de partir par la route ; la seule possibilité, c'est de descendre ce foutu fleuve et de rejoindre le lac. Mais c'est pas une balade de plaisanciers ! Ça remue drôlement !
Et c'est Bogart, avec son vieux rafiot un peu miteux avec un vieux moteur bruyant et rafistolé de partout, qui s'impose comme la seule solution pour cette femme.
Alors elle embarque...Mais... Elle pose ses conditions d'abord. Chacun dans son coin ,hein, d'accord ?On est dans le même bateau, mais oh ! On a pas élevé les cochons ensemble, hein ? Alors on y va, c'est parti ! Au début, c'est tranquille, y voit des crocodiles la bouche ouverte se jeter dans l'eau quand ils approchent, des hippopotames souffler de l'eau par leurs narines, ça les fait rire ! Y surprennent des cris bizarres d'oiseaux étranges cachés dans la forêt touffue. Et puis la violence des rapides, la panne, la peur des bêtes, moins deux ils se tuent dans une chute d'eau, et ben tout ça , finalement, ça les rapproche, forcément, mais bon ! Pas de sexe, hein, c'est les années 1940, pas d'cochonneries à cet époque, hein ? Bon... Donc, ils sont perdus dans les roseaux !
Et puis, peu à peu, le courant s'épaissit comme du sang qui coagule, on sent qu'y a d'la tension qui monte, ça coince un peu... Et là, le fleuve se perd dans des méandres, aboutit à un marécage bien envasé plein de roseaux et farci de sangsues. Le bateau avance plus... Lui, il descend alors pour tirer le bateau...Mais au bout de quelques heures, il n'en peux plus, il abandonne, forcément, épuisé... Elle , elle se rend compte qu'il est couvert de sangsues, et qu'elle doit le toucher, le soigner. Alors elle le fait, et puis, elle veut tirer le bateau elle aussi , mais bon elle s'enfonce dans la vase, comme lui.
La nuit tombe... Et tu te dis que c'est la fin là, qu'ils sont foutus, qu' ils vont crever là comme des rats, pris dans un piège à la con qu'ils ont pas prévus, c'est vraiment con, comme histoire, mais des morts idiotes, ça existe aussi, hein ?... »
Elle le regarde. Il a un regard d'halluciné.
« Le soleil se couche, on les voit remonter dans le bateau et s'écrouler, à bout d' fatigue, épuisés, désespérés complet.
...Et puis la caméra monte, elle prend du champ... Ils ont dû faire ça d'un hélico.... On les voit de haut, dans leur bateau comme ça, affalés vu d'avion, et c'est marrant mais ils sont pas loin, mais alors pas loin du tout, à quelques mètres du lac je dirais, à quelques mètres de la fin du voyage, la libération ! Et là on sait qu'ils pourront rejoindre le navire qui les emportera loin de ce pot au noir,de ce marigot puant dans lequel ils se démènent. Mais ça sans plus d'effort ! Et ça, c'est la grâce qu'on leur offre, un moment pareil, la chance qui leur sourit !Ils vont s'en rendre compte le matin, au réveil, après avoir dormi, après avoir laissé passer le temps utile au bateau, pour qu'il dérive tout seul jusqu'à ce lac, pour comprendre qu'enfin, ils sont arrivés au bout de leur peine qu'ils ne pas fait tout ça pour rien, que leur vie va pas s'arrêter là pour eux dans ce marais stagnant. La stagnation, c'est ça le pire... »
Il écarquille les yeux et regarde dans le vide. Ce blanc, elle ne sait pas s'il faut le couper, l'arrêter. Elle mesure le poids de tout ça, de ce moment, celui dont il parle, ...Il reprend.
« Voilà, tout leur travail pour arriver , ben finalement, ça a donné un résultat, comme une photo argentique, quand on passait la pellicule au révélateur, on voyait, ce qu'on avait fabriqué...des fois, ça foirait mais des fois , c'était la grâce, la chance, est ce que j'sais ?.. Tout entrait en cohérence et la beauté était là au rendez-vous, on savait pas exactement pourquoi...
Ils s'en rendent compte alors et c'est la joie , ils s'embrassent, c'est beau ! Ils ont réussi ! Y a encore de péripéties, mais... au final, ils s'en sortent c'est la liberté, la vie, à l'air et au vent qui nettoie tout.
Un film qui finit bien... Ça nous change des séries noires, non ? »
Il se tourne vers elle, il a des larmes aux yeux.
« Il peut pleurer, se dit-elle, enfin... » Mais elle tombe pas dans le pathos.
« Alors tu critiques les films qui finissent bien que j'aime tant regarder moi et tu me fais la claque pour ce film ? »
Il ne répond pas, il a la tête baissée, il est secoué de spasmes. Elle ne sait pas s'il rit ou s'il pleure. «Peut-être un peu les deux » se dit-elle.
Il se reprend, renifle, relève la tête, les yeux embués.
«- Je sais pas pourquoi, mais le cinéma français est devenu tellement pessimiste. On a oublié, le Napoléon d'Abel Gance, la gloire, même si la mort... Et ben, la mort, oui, la mort, et alors ?
- Abel qui ?
- Un cinéaste français, du muet.
- Alors les blockbusters américains non mais ce un film américain oui ?
- Anglais, rétorque-t-il.
- Non, non, américain, assène-t-elle
- Anglais, se fâche-t-il »... Ils se regardent et se mettent à rire
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C'est le matin, ils déjeunent. La nuit, paisible pour eux, se termine là, dans le soleil du matin, sur une nappe blanche. Des morceaux de rêve s'effilochent doucement dans leur esprit comme des nuages vaporeux avant de disparaître. Les premiers mots se murmurent ; premiers baisers, sourires ; bruit des cuillères dans le bol ;
Elle s'aventure: « Il était pas mal ce film hier soir, finalement ? »
Elle sait qu'il n'apprécie pas ce genre de films à l'eau de rose.
Il ne dit rien et sourit. Et ce silence l'agace.
« C'est pénible à la fin ! Il n'y a que les histoires horribles qui t'intéressent. Ça me fiche le moral à zéro, moi ! On sait bien que les hommes sont méchants, voleurs, jaloux, tricheurs, mais on peut avoir envie d'autre chose, non ? »
« Ça ne finit pas forcément mal.. » avance-t-il à mi-voix.
Ah oui ? » Elle est déjà très en colère.
Il continue imperturbable.
« C'est comme dans l'histoire de la boîte de Pandore, tu la connais ?
- Ben oui, tu me prends pour cruche ? Elle est déjà très en colère.
- Quand Pandore ouvre la boîte, elle laisse échapper tous les maux de la terre ;le crime, la misère, la faim, la maladie...bref.. Et tu sais ce qui reste au fond de la boîte, la seule chose qui y reste, finalement ?
-Oui, c'est la Patience, rétorque-t-elle.
- l'Espérance... répond-t-il, placide.
- La Patience! » affirme-t-elle, véhémente. Cette fois , c'est lui qui va s'énerver, c'est sûr !
Il se tait . Puis, regardant ailleurs...
« Comme on dit patience, en espagnol ?
« Esperar ! » lâche-t-elle dans un souffle