La grande Imposture

Totem De La Nuit Belle

La grande imposture

« Putain c’est pas vrai… Mais il pleut dans ce bar… »

 

Voila dix minutes que je suis dehors à croire que je suis dedans. Tous les verres se sont brisés comme des éclats de rire. Les rues de Paname deviennent un immense flipper contre lequel je me cogne en zig-zag. Une fois de plus, je tente de dresser le bilan de la soirée. Les débats du bout de comptoir (non pas la politique, pas la religion, pas entre potes, non pas ça…) sur la politique, sur la religion…

Ouais si tu veux tu penses que – et pouf tu disparais.

Et puis cette discussion improbable avec une fille improbable. Toutes les conneries qu’elle débite, on pourrait en faire des sujets pour C’est mon choix.

J’aime les mecs mais je préfère les chiens…

La fourrure je suis pas contre mais je veux pas en porter… Par conviction.

Tu comprends, si y’avait pas d’armée, y’aurait pas de guerre…

 

Je suis pas sûr de vouloir comprendre. Par conviction. Et puis merde, l’alcool et l’arrogance finissent par se fondre et je ne peux pas m’empêcher de lui dire qu’elle est trop conne. Argument d’autorité. Par conviction là encore. Du coup je try again avec mon corps dans la rue. Et c’est une manie quand je suis défoncé, je me coletine le répertoire portable. Les potes, les ex, l’horloge parlante, etc. Histoire de prendre de la hauteur sur les événements, je monte une grue.

 

Je suis juste ta seconde de lucidité et une grue dans Paname signifie que tu es paumé en périphérie. T’es pas rentré mon pote.

L’ascension se fait sans heurts. C’est la première et la dernière fois que je monterai sans un pote. Ce n’est d’expérience pas très drôle à faire tout seul. Le problème avec la solitude, c’est qu’on se sent rapidement isolé. Perché, je rappelle les copains pour leur clamer à quel point je suis un mec cool. Mais en vérité je me fais chier, je suis blindé et j’ai froid. Après quelques répondeurs et de compréhensibles « Nan mais t’es bien gentil mais là je pionce… » Je me demande ce qui m’a amené là (le fameux « qu’est-ce que je fous ici ? » rimbaldien).

Je rembobine la cassette mais j’ai du renverser de l’alcool sur la bande. Impossible de revenir plus en arrière que la veille. Quand j’appuie mentalement sur lecture, je suis à la Sorbonne en face d’Henriette Levillain (vous pouvez vérifier sur Internet, elle existe).

Lever de rideau. La grande imposture commence.

Henriette a écrit un bouquin d’études sur les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar, œuvre que j’ai au programme cette année là en licence. Henriette gère les programmes Erasmus des sorbonnards. A l’époque les doutes m’assaillent et l’avenir d’une licence de lettres, sans trop se voiler la face, ne peut finir sa course que dans les chiottes d’un syndicat de profs. Très peu pour moi merci. Avec une conviction à déflorer les vierges (avec un grand sourire mais prêt à repartir le morceau entre les jambes), je me pointe devant Henriette avec la merde intention de trouver un sens à ma vie mais à l’étranger.

Tu n’y vois pas d’inconvénient Henriette ?

-         Alors petit con, où as-tu décidé de partir ?

-         Et bien voila, en 1 j’ai choisi la Grèce, en 2 l’Italie et en 3 l’Angleterre…

La Vilaine me fixe comme si j’étais un oiseau paraplégique tombé d’un nid – genre « Mon pauvre garçon… 

 

-         Ecoutez c’est bien beau tout ça mais les programmes Erasmus ne se résument pas à du tourisme. Vous n’êtes pas crédible. Veuillez porter votre choix sur une seule destination. Vous ne parlez ni grec ni italien si je m’en réfère à votre curriculum…

-         Euh… Non pas vraiment…

Je suis toute la  bonne volonté du monde mais là je peux rien faire pour toi.

Je change les destinations devant elles et j’opte pour l’Angleterre. Premières ratures sur ma fiche de candidature qui finira par ressembler à un Kandinsky mais sans la diaprure de couleurs chatoyantes.

-         Alors voila : Londres, Cambridge, Oxford…

-         Bien (avec la tonalité vocale de « pauvre type »). Et sur quel sujet porte votre mémoire de maîtrise ?

-         Sur Blaise Cendrars madame.

Le temps s’arrête comme durant ces vieilles galoches hollywoodiennes des films en noir et blanc.

Je suis ton avenir et j’ai les pieds dans la tourbe.

-         Ecoutez vous êtes bien gentil mais pour les sources, ça va être compliqué de trouver de l’info sur Cendrars dans les bibliothèques anglaises…

-         Euh oui… En effet

Je suis l’évidence et tu dois te rendre à moi.

Deuxième galoche en noir et blanc…

-         Vous n’avez l’idée d’un sujet en lien avec l’Angleterre ? Quelque chose de plus pertinent ?

Depuis quelques temps, je relis Wilde et Byron… Wordsworth et Coleridge sont au programme de littérature européenne. Impressionnistes du dandysme par excellence, les bons mots, l’élégance, un style si original que je tente de me l’accaparer. N’est pas noble, n’est pas anglais qui veut, telle est la conclusion de Barbey d’Aurevilly dans les Diaboliques. J’ai chiné par hasard une anthologie du dandysme que je garde précieusement dans la poche intérieure de ma veste en velours.

-         Quelque chose de plus pertinent ?

-         Oui… Un lien avec l’Angleterre….

Je suis ta plus belle victoire – mieux que la première fois où t’as réussi à pisser debout.

-         Et bien justement madame Levillain, un sujet me tient particulièrement à cœur, c’est le dandysme. So British… Isn’t it ? Et de lui sortir le bouquin sous les yeux.

La bonne femme en face a un brelan du tonnerre, t’as intérêt à sortir le quinte flush connard.

Et dans les yeux d’Henriette…

Neil pose le pied, Collomb est en Inde, Elisabeth dit oui, Zizou marque de la tête, Archimède lance Eurêka, la chevauchée des Walkyries retentit au loin, les hérauts du roi de France annonce que la grande Jérusalem est reprise, Jésus ressuscite Lazare, Hitler se tire une balle.

-         Ecoutez c’est incroyable, mais je vais justement sortir un livre, « L’Esprit Dandy ». Je m’intéresse beaucoup au sujet, ce serait formidable que vous partiez à Londres rédiger une étude là-dessus. D’ailleurs oubliez M. ? (un prof de Paris IV qui avait dit ok pour Cendrars), je serai votre maître de mémoire.

Deux semaines plus tard, avec un médiocre 9,8 de moyenne, j’étais le premier nom sur la liste Erasmus en partance pour le Royal Holloway University of London.

Nous sommes les millions de petits bonhommes dans ton cerveau et avec la chorale du Cortex on voudrait de chanter «Jackpot » a capella.

 

J’appuie sur stop. Et les mille manières de révoquer mon ennui sur cette grue me paraissent malsaines et hors de prix. Je gueule du Led Zep – Hey hey mama said the way you move… en rigolant d’avance des têtes qui chercheront mais ne me trouveront pas.

Je redescends de mon perchoir métallique en me disant que j'aurais été moins con de fêter ça au chaud. Certes.

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