La jeunesse

Petite Plume Volcanique

Ecrit réalisé dans le cadre d'un devoir de première littéraire

Assis sur les marches de la vieille bâtisse qui surplombait la rue, j'observais la foule d'un œil avide, toujours désireux de réussir à trouver une couleur, une forme, un éclat, au milieu de la tempête de corps qui s'entremêlaient pour ne plus en former qu'une seule et même personne. Mon regard volait au-dessus des passants qui marchaient trop vite, ne parvenant pas à trouver un point d'attache. Mais soudain, je vis dans la rue marchande, au milieu de la foule, asphyxiée et fluette, une jeune fille qui glissait. Ses fragiles épaules recouvertes d'un lourd manteau sombre aux larges poches et au col recouvert de fourrure, elle avançait péniblement parmi le torrent furieux qui débouchait sur la rue et qui s'écoulait à toute allure, bétail aveuglé martelant le sol. Les longues jambes moulées dans un jean bleu nuit, les pieds protégés d'une paire de chaussures sportives aux couleurs vives et les oreilles bouchées par la musique que diffuse un casque sur sa tête, rien ne semblait pourtant différencier cette entité du reste du troupeau dans lequel elle se trouvait piégé.

 

Pourtant, mon regard ne se détachait pas de cette adolescente qui, les yeux rivés sur son téléphone portable, ne semblait pas voir le monde autour d'elle, absorbée par l'écran multicolore et le rythme qui sonnait à ses tympans. J'examinais son visage qui, comme tous ceux qui l'entouraient, ne se crevait d'aucun sourire, ne donnait l'impression que de ne plus voir, de ne vouloir qu'accélérer le pas. Elle était si gracieuse, dansant presque lorsqu'elle naviguait entre les individus qui la bloquaient. Elle se fondait, elle, être si frêle et élégant, dans cette masse uniforme, compacte, lourde, comme une seule et même force ; devenait invisible, imperceptible, pareille à tous, lorgnant sur les boutiques, s'enfermant dans sa musique, conforme à l'exigence de son monde, portant les mêmes chaussures, les mêmes manteaux, les mêmes pantalons. Mais quelque chose dans sa démarche, dans sa manière de passer silencieusement entre les corps, ses talons de caoutchouc caressant presque le sol, faisait qu'elle se détachait du tumulte des gens.

 

Lorsque quelqu'un devant elle s'arrêtait et se fixait à une vitrine, attrapé par les tissus, bibelots, sacs et autres chaises et ordinateurs sur lesquels figuraient de petites étiquettes arborant fièrement un prix, elle se figeait, jetant sur cette personne des regards méprisants, froids et déchirants comme les lames d'un rasoir. Cachée sous son épaisse écharpe de maille blanche, qu'elle remontait habilement de ses doigts enfouis dans des gants de cuir noir, elle expirait, rejetant sur ce peuple un souffle de dégoût qui lui brûlait les lèvres. Alors elle reprenait sa marche, pleine d'assurance, mais parfois, lorsqu'elle levait les yeux de son écran, elle tressaillait de peur, provoquant un léger ralentissement, à peine visible, alourdissant un petit peu son pas normalement si aérien. Pour celui qui ne percevait pas l'hypocrisie dans laquelle elle se murait, elle pouvait paraître être l'un des rouages de la machine infernale qui continuait d'envahir la rue bondée,  puisqu'en apparence elle semblait, avec son téléphone entre les doigts, être un personnage caractéristique du temps où consommer est le mot d'ordre, où les billets souples comptent bien plus qu'un sourire. Elle faisait parti de ce temps, renvoyait cette image, cette façade, qui la montrait comme les autres, comme l'une de celle qui vit en suivant avec une attention croissante la diffusion des informations qui font les gros titres des réseaux sociaux. Elle était de son époque, vivait pour acheter, voulait toujours plus, véritable stéréotype d'un monde moderne, dans lequel plus rien n'est secret, dans lequel les clivages s'effacent.

 

Mais à travers le désordre de ses cheveux, longs et lisses, qui envahissaient son visage, j'apercevais ses yeux, d'un vert profond, qui apparaissaient entre les mèches brunes, et qui observaient le monde d'un regard nouveau. Sur sa rétine sautaient des milliers d'étincelles, jaunes, enragées contre toute cette superficialité qui l'entourait, et qui donnaient à son pas une allure tranchante, celle qu'ont tous ceux qui espèrent encore. Elle se frayait un chemin, à contre-courant, au milieu de ses pairs, qui ne lui ressemblaient qu'en apparence, les yeux lumineux, pétillants, pleins de cette envie de tout changer, de tout refaire, de cette fougue qui se rebelle contre les principes en place depuis trop longtemps.

 

Et c'est alors que j'ai compris, à la regarder avancer ainsi, si douce parmi la horde pressée, qu'elle était habitée par une force insoutenable, une puissance qui ferait tomber les murs les plus solides, une joie et un espoir profond, illisibles au premier abord. J'ai admis que celle que j'avais prise pour un composant de la société, m'accordant à l'image qu'elle montrait d'elle-même, n'était en vérité pas un esprit caractéristique de notre ère, mais bien une âme encore humaine, qui a grandi au milieu des lumières froides que dégagent les pixels et qui n'en n'a tiré qu'une impétueuse envie de revenir aux choses vraies. Et plus je la contemplais s'éloigner vers l'horizon, ne remarquant maintenant plus qu'elle et son œil enflammé, plus je réalisais qu'elle ne représentait pas notre âge, mon âge, mais qu'elle portait en elle tout l'éclat d'une génération, brûlante jeunesse, mère de tous les excès et qui, cachée sous des allures apparemment ordinaires, questionne sans cesse et reste debout face aux injustices d'une humanité paralysée.

 

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