La journée de la chiasse

17h27

En gros, ça pue.

Il y avait partout une odeur de merde, ce matin. Les rues puaient le caca. Et, pour une fois, les chiens étaient loin d'être les seuls responsables. Derrière la façade opaque de son logement, je devinais chaque habitant assis sur le trône, lâchant du lest. J'étais intimement convaincue qu'une grande messe de la chiasse était lancée, et que la ville y participait instinctivement, sans qu'aucun rendez-vous n'ait était fixé au préalable.

Tandis que  j'atteignais l'agence, le cœur attendri par l'idée d'un monde à l'unisson, je croisai la voiture du Gratteur qui, me voyant arriver, baissa la vitre pour me saluer. Tout en me serrant la main, il m'apprit qu'il avait plausiblement une gastroentérite et qu'il rentrait donc chez lui. « Vomi de mouche à merde de chien galeux », pensais-je en retirant vivement ma main. « Tas de fiente, crevure, raclure, cérumen, comédon, déchet », marmonnais-je en le regardant s'éloigner. Puis je fonçai à l'intérieur des locaux, posai mes affaires, ignorai l'hypocrite « salut, ça va ? » de la Femelle, et courus aux chiottes pour me laver méticuleusement les mains  avant de regagner mon bureau, le cœur au fond de la gorge.  Mais la Femelle, comme les animaux en chaleur, n'aime pas beaucoup être ignorée. Avec l'aplomb des garces dont le terrain de jeu favori est la zone de non droit où l'ingénuité feinte fait passer la franchise pour de la gaminerie, voire de la jalousie,  elle frappa à ma porte et, sans y être autorisée, entra dans la pièce en lançant dans un rire incrédule: « Alors comme ça on me snobe ? ». « Oui, on te snobe, connasse, parce qu'autrement on te pèlerait à l'économe pour t'apprendre à vivre », répondais-je intérieurement, tandis qu'à haute voix, je lui expliquais l'urgence dans laquelle j'étais de nettoyer mes paluches. Ravie de me laisser l'initiative du sujet, libérant ainsi  sa langue de vipère de la prison dorée (le silence… Ouais, je sais, je sais, je suis géniale) où elle était assignée à résidence, elle m'apprit que le Gratteur était allé 8 fois aux toilettes en l'espace de 45 minutes. "8 fois, en 45 minutes !"  Oui : elle avait compté… Puis elle se crut obligée d'entrer dans les détails en m'informant que c'était Haleine de Pucelle qui l'avait contaminé, car pas plus tard que la semaine dernière, ce dernier avait été pris de violentes nausées. Si violentes, les nausées, qu'il avait passé toute la nuit à « rendre », en hurlant qu'on l'avait empoisonné. Avec un regard plus inexpressif que l' «  Ophelia » de John Everett Millais, je lui fis comprendre que je n'en avais rien à secouer et il faut croire que je suis plutôt bonne en langage oculaire puisque, constatant qu'elle n'obtiendrait pas la moindre réaction de ma part, elle regagna lentement son bureau, les oreilles baissées et la langue entre les pattes (oui, bon).

Quelques dizaines de minutes plus tard, mon téléphone sonna. L'écran indiquait « le Gratteur ». J'hésitai à décrocher. Or, à l'idée qu'il puisse être vraiment malade, donc en arrêt maladie, donc loin de moi et de mon inactivité, je retrouvai mon enthousiasme et pris l'appel. Il fallait reporter ses rendez-vous. Monsieur se vidait complètement. La fréquence de ses voyages aux WC était trop soutenue. Etc. Si seulement il avait pu se vider au point de tomber dans la cuvette, j'aurais fait le déplacement rien que pour tirer la chasse.

Signaler ce texte