La laisse

La laisse

"RTL, il est 6 heures. Les infos. Thierry Menal. Malgré treize heures de négociations avec les syndicats, le groupe Total n'a pas trouvé d'accord et compte bien mettre en place son plan de licenciement dés 2013. Plus de trois mille emplois seraient touchés en France et ce malgré un résultat net record de douze milliards d'euros sur 2012. Ne manquez pas l'interview, sur RTL à 8H30, d'Arnaud Monte..." 

Foutu réveil. Rien de tel que ce genre d'infos pour vous mettre de bonne humeur le matin. J'étais déjà au courant et il y a peu de chances pour que mon poste soit concerné mais moi ou un autre c'est pareil. On n'est pas considérés. On nous utilise et nous jette comme de vulgaires mouchoirs. On nous bombarde de stress, de rush, de brainstorming, d'heures sup impayées et il faut tout encaisser avec le sourire. De quoi tu te plains ? T'as un job, non ? Sois heureux, c'est la crise. Pense à ceux qui ne travaillent pas et qui seraient prêt à faire tout ce que tu fais, mais moins payé et en souriant. Je pense surtout aux actionnaires et aux patrons qu'on engraisse à longueur de journée.

Je pense aussi au mien, de patron, et à son air condescendant quand il me parle. "Alors mon ptit Michou." Non, moi c'est Michel, je fais deux têtes de plus que toi, je t'appartiens pas et je t'emmerde. Voilà ce que je devrais lui répondre. Voilà ce que je vais lui répondre. A choisir, être viré dans six mois pour restructuration ou dans six heures pour insubordination, je choisis la rébellion. Partir la tête haute, me libérer de ma condition d'esclave moderne, ne plus subir.

Ragaillardi par ces pensées soixante-huitardes, je saute du lit et pars me préparer en vitesse. Une douche rapide, un coup de rasoir et de parfum. Allure de Chanel, ça tombe bien, je me sens assez coco aujourd'hui. J'enfile mon costard préparé la veille et m'observe. Il manque un petit quelque chose. Un petit bout de tissu. Symbole même de mon asservissement. J'ai toujours détesté en porter. J'ai toujours trouvé ça inconfortable et n'ai jamais supporté cette impression qu'en la mettant, on faisait partie du système, on était comme les autres. Foutue cravate. Foutue laisse, aujourd'hui je te laisse. Je vais affronter celui qui t'a tenu ces dix dernières années et me libérer de ce carcan. Vivre heureux maintenant, voilà à quoi j'aspire. Pressé d'en finir, je sors de chez moi et me hâte en direction de mon boulot.

Je pénètre, comme chaque matin, dans le hall immense de cette tour de la Défense et me précipite vers une cabine d'ascenseur qui s'apprête à partir. J'entre de justesse et me trouve en tête-à-tête avec le seul occupant de ces lieux : mon patron.
- Bonjour Mich... Ben alors mon ptit Michou ? Et votre cravate ? Vous avez oublié le rendez-vous avec les japonais cet après-midi ? Vous en avez de rechange à votre bureau ?
- Heu ... non monsieur le directeur.
- Dans ce cas, vous passerez au mien avant la pause déjeuner, je vous en prêterai une à moi. A tout à l'heure.
Il sort de l'ascenseur et me laisse en plan. Moi et ma révolte. Moi et mon envie de liberté. On a l'air bien con face à la réalité. Il se retourne avant que les portes ne se referment et me lance de son air que je méprise tant :
- Ne faîtes pas cette tête, enfin ! Ne vous laissez pas abattre pour une cravate, souriez !
Et je souris.