La lectrice

Caroline Andrieu Millagou

Le début d'un roman en cours d'écriture. Le début, pour l'instant.

Clara vécut sa petite enfance pendant une drôle d'époque. Un pétrolier se renversait, on s'en moquait un peu. Les trains avançaient moins vite, les voitures étaient moins sûres. Les pâtissiers ne fabriquaient pas de macarons à la réglisse, on ne mangeait pas si facilement des sushis, même à Paris. Une orchidée coûtait beaucoup d'argent ; seuls les initiés en possédaient, dans de vastes serres, dans une véranda, dans un jardin d'hiver, sous un puits de lumière, ils les regardaient fleurir, spectateurs d'un miracle rare qui leur donnerait la nausée dix ans plus tard : on trouverait des orchidées jusqu'au supermarché. On ne bloguait pas trop sa vie sur internet. Les gens achetaient des CD, et même encore des livres.

Les parents de Clara, eux, lisaient seulement les journaux, en libre-service sur le comptoir. Ils écoutaient aussi d'une oreille distraite les conversations que tenaient les clients de leur gentil petit café, ni chic ni vraiment populaire, « un café pour les gens normaux », comme ils se plaisaient à le souligner devant leur fille qui, déjà, s'interrogeait sur le sens de la formule. Cet homme, il vient deux ou trois fois par semaine boire un verre de vin rouge, il picore des olives en souriant et pourquoi diable sourit-il ; cette femme boit du thé vert en écrivant, fébrile, à la plume, dans un cahier à la couverture de cuir noir et qu'est-ce qu'elle peut bien écrire ; ce vieux géant ne pose jamais qu'une fesse sur le tabouret, il se tient prêt à bondir vers la porte vitrée, un appareil photo dans la main, quel fantôme guette-t-il… Chacun entrait avec son mystère, brouillard invisible aux indifférents, source de dissipation pour la fillette. Clara en faisant ses devoirs regardait les clients du Vizir, café pour gens normaux, et peinait à dissimuler une moue douteuse.

− À quoi tu rêves, ma chérie ?

− Maman, on dit : À quoi rêves-tu ?

− Ma chérie.

− Si tu veux. À quoi rêves-tu, ma chérie.

− Et donc ?

− À rien. Je me demandais juste… Non rien.

La mère tournait les talons en souriant, tendre et fataliste à la fois. Elle ne ménageait pourtant pas ses efforts : elle parcourait les quotidiens et résumait volontiers pour Clara les informations les moins traumatisantes, elle rapportait à celle-ci les mots les plus convenables des clients, elle avait même fait poser sur l'un des murs du café un poste de télévision qui restait allumé en permanence. Elle souhaitait simplement que sa fille s'intègre à son monde, à son temps et à celui qui viendrait. En vain.

Clara lisait. Depuis toute petite, Clara lisait. Pas les inscriptions sur l'emballage des céréales, non. Pas la bande dessinée un peu cochonne au milieu du journal, non. Pas les flashs d'informations défilant en continu au bas de l'écran de télé. Rien de tout ça, rien qui, elle le savait d'instinct, ne l'intéresserait pas. Clara lisait des livres. Avant les années 2000, c'était encore bien vu, dans certains quartiers au moins. Ses parents ne s'étaient pas inquiétés outre mesure, ils pensaient qu'elle finirait par se passionner pour les jeux, comme les autres enfants, qu'elle s'inventerait un animal virtuel et malheur si elle oubliait de le nourrir un soir, qu'elle ferait bouger sur une table de petites figurines hideuses, moitié poney moitié poupée, qu'elle utiliserait à son tour un vocabulaire étrange au point que plus aucune communication avec elle ne serait possible, mais que voulez-vous, c'est la vie qui veut ça, il faut bien que jeunesse se passe, l'adolescence n'a rien d'une période facile, et toutes ces conneries. Clara lisait comme un cheval au galop. Elle s'emballait pour des ouvrages qui n'étaient pas de son âge. Ou pas encore. Ou qui ne le seraient jamais, en théorie, puisqu'ils étaient censés disparaître, tous ces romans, ces essais, ces poèmes, ces textes écrits dans une langue que plus personne ne comprenait, avec des phrases longues, si longues qu'on s'y perdait, ce n'était plus Dieu possible des phrases pareilles, il fallait une loi, une loi pour les éditeurs, six mots maximum entre une majuscule et un point, ou bien le comité coupera ! L'idée faisait son chemin, peinarde. Déjà, on avait supprimé l'épreuve d'orthographe au concours des enseignants ; les dénommés Marcel Proust, Albert Cohen et Stendhal avaient disparu des programmes scolaires. La Princesse de Clèves, en dédaignant certain grand homme d'État, en refusant de lui tendre une main qu'il n'aurait pas su de sa bouche effleurer, avait rendu service aux enfants de France les moins romantiques. Les autres ne sauraient jamais ce qu'ils rataient puisqu'ils continueraient d'ignorer l'existence même de ce qu'on appelait encore, du bout des lèvres, comme si le mot était devenu dangereux tout à coup, comme s'il mettait votre vie en péril, comme si le prononcer vous rendait passible d'une peine d'emprisonnement, la littérature.

Clara lisait petite, et Clara lit toujours maintenant qu'elle mesure un mètre soixante-neuf. Elle a juste un peu moins le temps. Il faut essuyer les verres, changer le filtre du percolateur, commander de nouveaux fûts de bière. Clara a tellement lu qu'elle en a raté ses études. Clara vit à contretemps, discrètement, derrière le comptoir du Vizir, café pour gens normaux dont elle a hérité et dont elle s'occupe à merveille. Ses parents pourraient être fiers de leur fille ; ils ne l'auraient pas parié.

  • Excusez les fautes de frappe dans le texte qui va suivre. J'ai relu après, merci !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • J'ai tout de suite accrochée à ce début d'histoire. Déjà, c'est fluide, bien écrit. Et puis, c'est comme si la petite fille plongée dans ses livres me ressemblait un peu. Mais, c'est normal, je suis d'une époque où l'on écoutait des feuilletons à la "TSF" le soir. Pas de télévision à part quelques privilégiés. J'ai eu le bonheur d'apprendre à lire en classe de CP, en 1955, c'est pas d'hier vous voyez, et je n'ai pas arrêter depuis. Bien sûr je jouais dans la rue avec les autres enfants mais j'étais très souvent plongée dans mes livres et parfois ma mère en avait assez, elle voulait que sorte un peu plus de la maison. Je suis contente pour cela d'être née à cette époque tout en appréciant la télévision mais j'ai eu un peu de mal à mes servir de ce bien utile outil qu'est Internet. J'aurais aimé malgré tout naître trente années plus tard pour cette liberté qu'ont les femmes à présent. Enfin au moins dans certains pays ! En conclusion la lecture c'est une somptueuse richesse, une échappatoire, elle m'a d'ailleurs sauvé d'un terrible deuil. Bonne journée à vous ! A bientôt pour la suite !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

Signaler ce texte