LA LEGENDE DU LAC SAINT POINT

peter-oroy

LA LEGENDE DU LAC SAINT POINT     

La neige tombait en abondance d'un ciel cotonneux et noyé de brouillard ; silencieuse et mouvante à la fois. La forêt de la Montagne du Laveron se perdait sous des flocons gros comme des diamants. La sonnerie, distordue par le vent, des cloches de la chapelle annonçait l'angélus. Les chiens dans la cour jouaient ou se battaient pour quelque morceau de carne pourrie. De grosses boules de poix plantées sur des hampes brûlaient en dégageant une fumée acre et poisseuse ou se mélangeait la lueur des braseros allumés ça et là. Des étales de marchandes présentaient quelques légumes gelés par le froid. Des oignons éclatés côtoyaient les poireaux et dégageaient leur parfum piquant les yeux. De la paille recouvrait les pavés et atténuait le claquement des sabots de bois des maraîchères. Quelques voyageurs venus des confins du pays avaient amené avec eux des richesses inconnues dans la région. Les bretzels côtoyaient les biscômes, ces pains d'épices venus d'un nord-est  lointain où les gens parlaient une autre langue. L'air embaumait le vin chaud et la cannelle.

Arthus, le fils d'une marchande s'amusait à chaparder au passage quelques friandises apportées par ces étrangers. On le poursuivait en jurant et lui promettant une bonne volée de coups de bâton. Soudain un jet de flammes jaillissait du milieu de la place. C'était un cracheur de feu qui, d'un geste calculé lançait une gerbe incandescente au ciel. Des gosses courraient en riant. Des cavaliers arrivaient dans le fracas du martellement des sabots de leurs chevaux. Les palefreniers venaient immédiatement, tête basse, s'occuper des bêtes.

De temps à autre l'un deux jetait un regard vers le haut du donjon ou une lueur brillait au travers des vitraux en culs de bouteille sertis de plomb. Il se retournait une dernière fois avant d'entrer dans l'écurie, le regard toujours dirigé vers les créneaux coiffés de neige.

Dans la grande salle les énormes lustres diffusaient une lumière jaunâtre sur la longue table parée pour les festivités. Les recoins de la pièce disparaissaient dans une obscurité mystérieuse. Les blasons ornant les murs renvoyaient des éclairs lumineux lorsque le vent du dehors s'engouffrait à l'ouverture des larges portes. Ils s'animaient d'un mouvement lent et ondulant puis retombaient en léthargie. La grande cheminée à trumeau de pierre craquait et ronflait sous la morsure des flammes qui consumaient des segments de troncs d'arbres. Les broches étaient en action, surveillées par une brigade de mitrons affairés. Quelques coups de pieds étaient distribués à ceux qui veillaient mal leur ouvrage.

Quelques seigneurs de la région parés d'habits chamarrés se tenaient en rond un hanap à  la main. De toutes jeunes filles traversaient la salle portant sur la tête un large plateau débordant de victuailles fumantes.

Le petit palefrenier n'oubliait jamais de lancer un coup d'œil furtif en direction du donjon qui maintenant disparaissait dans l'indigo de la nuit. Seule la lueur ambre des vitraux illuminés perçait encore les ténèbres.

Les larges portes de la salle bruissant de rumeurs s'ouvrirent lentement en grinçant. Les chapeaux emplumés, guimpes et hennins se tournèrent vers le trou béant constellé par la lueur vacillante des torches.

Une troupe harnachée de capes et houppelandes aux tissus chatoyants foula  majestueusement les dalles du lieu. Le bruit de leurs pas résonna dans tout le château, se répercuta en suivant les couloirs, dédales et escaliers pour venir marteler le cœur de la pauvre Evelyne, fille du seigneur de Vaux et Chantegrue.

En effet c'était aujourd'hui veille de Noël que son père le maître des lieux voulait annoncer ses fiançailles avec le Bailli de Frasne. L'homme était connu pour sa perversité et son amour immodéré pour les jeunes et jolies filles. Il accusait déjà septante ans et était laid et repoussant, sentant toujours la graisse et l'alcool.

Cette union élargirait le fief du Comte de Vaux et Chantegrue de la partie nord de la Montagne du Laveron, allant de Frasne jusqu'à Levier, englobant les terres de Nozeroy par l'ouest et de Boujailles au nord.

Amaury, le jeune palefrenier étrillait le cheval du Bailli de Frasne en rêvant de la belle Evelyne. Tout en travaillant il se mit à chanter comme il aimait le faire dans la grande forêt de la Montagne de l'Herba dont il était originaire. Il remarqua que les flancs de la bête étaient couverts de cicatrices dues à la hargne des éperons du Bailli de  Frasne. Pour soulager l'animal il apposa des onguents dont il avait le secret reçu par sa tante venue du pays des helvètes.

Dans la grande salle où table avait été dressée, les festivités avaient commencé. Les troubadours, bateleurs et jongleurs exprimaient tout leur art. A la musique des tambours et des flûtes se mélangeait le brouhaha des voix parfois tonitruantes des hommes.

— Que l'on aille quérir ma promise ! S'exclama soudain le Bailli d'un geste ample, usurpant ainsi tous préceptes d'hospitalité.

— Et que l'on apporte la caissette ! Ajouta-t-il en bavant le vin qu'il venait d'ingurgiter.

Un noble de l'entourage du Bailli apporta un petit coffret décoré de pierres précieuses qu'il déposa devant son maitre sans un mot.

D'un claquement des mains l'horrible personnage intima l'ordre que l'on ouvre le coffret. Ensuite quand cela fut fait, il s'empara d'un bijou d'une somptueuse beauté, jetant mille feux. Une bague magnifique roulait dans sa main gantée de cuir.

— Qu'elle vienne !, dit-il, ceci est pour elle, pour sa beauté et sa jeunesse qui vont m'appartenir. Puis il éclata d'un rire gras et sonore.

Dans les cuisines on s'affairait. Les dindes rôtissaient à côté des pigeons farcis qui mijotaient dans les casseroles. On remuait les petits pois de temps en temps, pas trop, et avec délicatesse pour ne pas les réduire en capilotade. Les pâtissiers élaboraient des montagnes de desserts glacés. L'on avait, à grand renfort de gardes et d'hommes en armes, fait venir de la glace puisée dans la grotte de Chaux-Les-Passavant. Agrémentées de liqueur d'anis et d'herbes distillées sur les hauteurs du Risoux, les bouchées glacées et sucrées du Seigneur de Vaux étaient connues loin à la ronde jusqu'en Helvétie voisine.

Depuis la chapelle jouxtant les cuisines on entendait le chant mélodieux des psaumes emplissant l'air de leur symbolique liturgique. Un message de paix réunissait les cœurs. Le parfum de l'encens s'infiltrait dans les recoins du château et se mêlait aux effluves des cuisines donnant à cette veillée un air de fête. La peau des dindes craquait et la mine des mitrons prenait une couleur carmin sous l'effet du foyer ouvert. On goûtait le vin en claquant la langue après chaque gorgée.

La grande salle se remplissait. On venait de très loin.

Amaury s'occupait des chevaux, les bichonnant et renouvelant les caresses après la longue route dans le froid et la neige. Il ne manquait jamais de regarder là-haut vers le ciel où se trouvaient les appartements de la belle et si douce Evelyne. La nuit avait envahi le firmament et un vague halo de lumière ne dessinait plus qu'un point lumineux en haut du donjon.

Les invités étaient maintenant presque tous arrivés. Les rires  et les exclamations se faisaient de plus en plus bruyants. Tous les puissants, les riches et nobles de la région étaient présents. En cortège on se rendait à la chapelle où allait officier le curé de la paroisse de Pontarlier.

Les riches étoffes froufroutaient et les pas crissaient dans la neige recouvrant les pavés de la cour d'apparat. La chapelle bruissait de mille chuchotements. On se jugeait, se critiquait à bas mots. On se moquait aussi parfois. Le Bailli de Frasne pérorait tout devant le chœur et s'impatientait. Tout le monde attendait. L'effervescence était à son comble. Le grand moment était proche. Damoiselle Evelyne allait faire serment de prendre mari.

Les cloches se mirent à résonner. Mais ce ne fut pas un chant d'allégresse. Ce ne fut pas ce tintement léger et aérien attendu. Quelqu'un manifestement sonnait bourdon.

La stupéfaction marqua les visages. C'était pourtant un soir d'allégresse que l'on devait fêter.

— Faites taire ce vacarme ! S'indigna le Bailli de Frasne en pointant son doigt vers les hauteurs du clocher. Aussitôt les hommes d'arme du redouté Bailli investirent le clocher. Le bruit de leurs bottes sonnait sur les marches de l'étroite tour. Au dehors les chiens hurlaient. Les pauvres se signaient.

— Un grand malheur va s'abattre sur le pays ! S'écria une diseuse de bonne aventure en jetant une racine de mandragore sous les pas des gardes qui reculèrent de peur d'envoûtement.

— Chienne ! Cria l'un deux en brandissant son épée.

Mais son arme tomba à terre en fumant. Une horrible brûlure lui vrilla la main et on pu lire la stupéfaction sur son visage.

— Sorcière ! Lança-t-il.

La cloche alors redoubla de puissance et le bourdonnement devint assourdissant au point que les murs et les colonnes de la chapelle se mirent à trembler.

Brusquement la femme en guenilles leva un bras en direction du ciel et le silence se fit immédiatement. On ne percevait plus que le cliquetis du va et vient du battant qui ne touchait plus les parois de la cloche.

Les gardes restèrent un instant pétrifiés puis le glaive au clair s'avancèrent de la vieille femme. Mais aucun d'eux ne parvint à la toucher. Elle disparut dans un nuage de fumée et de flammes noirâtres.

— Vous mourrez tous en enfer ! Entendit-on de nulle part.

 Tous les efforts pour réveiller les cloches furent vains.

 — Qu'on aille enfin chercher ma promise ! Hurla le Bailli.

Lorsque les hommes revinrent et rendirent compte à leur maître il entra dans une colère noire et embrocha le premier garde près de lui.

— Mon cheval ! Beugla-t-il, cramoisi de rage.

Un palefrenier lui apporta sa monture et le Bailli suivi de sa troupe sortit au galop de la cour d'honneur.

Pendant ce temps les dames de compagnie qui étaient allées chercher Evelyne ne trouvèrent qu'une chambre vide.

Elles allèrent en informer le seigneur de Vaux et Chantegrue qui en fut quant à lui fort marri.

— C'est fâcheux. Dit-il laconiquement.

 Pendant ce temps Damoiselle Evelyne après avoir échappé aux sbires du Bailli grâce à l'intervention de la diseuse de bonne aventure s'enfuyait par un petit portail de la courtine donnant directement sur le Bois de Chargebin.

Amaury l'attendait dans la neige, juché sur un alezan sellé, trépignant et piaffant comme un cheval de cirque. Il l'aida à monter sur la bête et ils partirent au travers du bois.

Ils traversèrent la forêt et se retrouvèrent à Remoray. Ils tenteraient de passer de l'autre côté de la profonde vallée dominée par le village de Saint Point perché sur un éperon boisé. Par Malbuisson ils gagneraient la Montagne de l'Herba où ils seront en sécurité.

La douce Evelyne serrait la taille du jeune palefrenier du plus fort qu'elle pouvait, au point qu'il dut lui demander de relâcher son étreinte sous peine d'étouffer. Alors elle se lova plus près de lui et posa sa tête contre son épaule pour se protéger du vent glacial.

Ils avaient ainsi parcouru plusieurs lieues lorsqu'ils entendirent les hurlements de la meute de chiens du Bailli de Frasne. Ils étaient sur les hauteurs de Malpas et on distinguait la lueur des torches des hommes en armes.

 — Nous passerons par Montperreux Gente Damoiselle puis nous serons en sécurité.

 Mais la troupe là-haut avançait dangereusement des fugitifs. Peu avant Chaudron Amaury arrêta sa monture.

 — Si nous continuons ainsi vous allez vous faire prendre douce Evelyne. Je continuerai à cheval pour que vous puissiez fuir par la forêt de Touillon. Pendant qu'ils me poursuivront vous aurez le temps de passer.

La jeune femme sauta de cheval et tenant la main d'Amaury le força à se baisser vers elle. Elle lui effleura les lèvres et lui donna un tendre baiser.

— Sois prudent Amaury !

Elle n'eut pas le temps d'en dire plus, le jeune homme avait fouetté sa monture qui disparaissait déjà dans la direction d'Oye et Pallet.

Elle le regarda s'enfuir puis elle commença la dure ascension de la forêt au-dessus de Chaudron. Sa marche était rendue difficile par la neige qui s'était remise à tomber en abondance effaçant ses pas au fur et à mesure de sa marche. Elle entendit Amaury chanter à tue-tête pour attirer le Bailli et ses hommes. Elle continua son chemin. Trébuchant et s'enfonçant dans la neige elle sentait son corps s'engourdir. Elle avait froid et était épuisée.

Au pied de la montagne, il y avait une grotte qui paraissait abandonnée. Elle y pénétra voulant y prendre quelque repos. Apeurée par le néant elle restait vers l'entrée. Au fond un feu de bois brûlait. Au travers des flammes dansantes elle reconnu le visage grimaçant de la vieille diseuse de bonne aventure. Elle s'approcha alors et la femme lui dit.

— Viens mon enfant, n'aie pas peur ! Viens te réchauffer et te reposer.

Evelyne épuisée s'approcha et s'installa sur le lit de fourrure préparé par son étrange hôtesse. Puis elle s'endormit.

Dans son sommeil le cauchemar de la soirée vint la hanter et, sans la réveiller des larmes coulèrent de ses beaux yeux bleus. D'abord de petites gouttes qui suintaient de ses paupières closes, puis de plus en plus grosses. Elles abondèrent tant qu'un petit ruisseau se forma.

Pendant ce temps le Bailli et ses hommes s'aventuraient dans la profonde gorge de Saint Point encerclée de hautes falaises abruptes. Du haut de la forêt à l'est un petit torrent  se mit à couler. Ils n'y prirent pas garde.

Sur les hauteurs, le ruisseau formé par les larmes de la jeune Evelyne s'était accumulé au pied de la grotte et formait une petite retenue d'eau qui grossissait et grossissait. Des troncs d'arbres et de gros rochers l'empêchaient de fuir vers le fond de la vallée. La neige aussi fondait, réchauffée par les larmes d Evelyne.

Puis soudain le barrage naturel céda. Une énorme vague se forma, dévalant la crête se métamorphosant en une petite rivière qui dévalait depuis les hauteurs, emportant tout sur son passage. La neige recouvrant le flanc de la montagne avait fondu et une énorme cascade se déversait dans la vallée noyant tout sur son passage. Le fond de la combe se remplissait d'eau. Le Bailli et ses hommes ne s'aperçurent de rien tant la nuit sous la sapinière était opaque.

Dans un vacarme assourdissant et un flot mugissant, chevaux, chiens et hommes furent emportés et noyés. Le silence retomba sur la campagne.

Au petit matin l'aurore baignait la région sous un soleil radieux. Evelyne se réveilla et regarda autour d‘elle. Le feu de bois craquait encore. Elle était allongée sur un manteau d‘hermine immaculé. Elle était seule. Au dehors elle entendait le clapotis d'un ruisseau qui chantait au milieu d'une nature souriante. Elle se leva et fit quelques pas. Au sortir de la grotte elle ne reconnut pas les lieux immédiatement. Elle dut enjamber un petit lac à l'eau si bleue qu'elle pouvait voir les nuages dedans.

En s'avançant, perçant le rideau d'arbres de la forêt, un violent éclat lumineux l'éblouit. Elle plissa les yeux et s'approcha encore.

Son étonnement fut grand de voir que là où hier encore une profonde gorge séparait les deux versants de la montagne, un lac aux eaux miroitantes s'était formé. Le village de Saint Point naguère agrippé à son piton boisé trempait maintenant ses pieds dans l'eau du lac

Un hennissement de cheval la fit sursauter. En se retournant elle vit le jeune palefrenier juché sur sa monture. Elle courut vers lui se réfugier dans ses bras.

Alors il tendit le bras vers l'eau et dit :

— Voila ma mie le beau Lac Saint Point et là, derrière nous la source bleue.

Joyeux Noël Douce Evelyne. Joyeux Noël !

C'est ainsi que sont nés la Source Bleue et le Lac Saint Point il y a fort longtemps, au temps où les loups hantaient encore les Monts du Jura.

—    FIN —

©by Peter O'Roy

Publié par l'Internaute

Signaler ce texte