La Lessiveuse
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Pendant un siècle, les bourgeoises du faubourg Saint-Marcel rirent de Mme Louise Marchand.
Elle avait une silhouette affinée, mince, et était séduisante, coquette mais incroyablement jalouse de moi. Pourtant, elle avait une chambre somptueuse, un piano à queue orné de petites sculptures, une multitude de robes et d'accessoires, ainsi qu'une montagne de bijoux. Elle avait aussi fait le mariage le plus grandiose et heureux du monde, tout le faubourg y avait assisté. L'évènement était même paru dans la gazette. Madame avait l'habitude de porter des robes unies, assez sombres, avec le châle que lui avait offert Monsieur, en revenant des Indes, pour leurs vingt ans de mariage. Évidemment, il était bien trop précieux pour que j'y touche. Ainsi, ne le portait-t-elle que pour les plus grandes occasions mondaines, afin qu'il ne se salisse que très peu. Ses cheveux blonds retombaient délicatement sur ses épaules en formant de fines anglaises, attachées par un peigne en ivoire, celui de leurs dix ans. C'est qu'il faut dire que Monsieur la gâtait énormément, mais cela ne l'empêchait pas de lorgner souvent dans ma direction, pour ma plus grande gêne. Pour quelle raison ? Je l'ignorais. Je crois que ma mère avait raison. Il est de ces mystères que seuls les hommes peuvent comprendre.
Lui était grand, bel homme, et charismatique. Tout le monde était d'accord. Monsieur avait beaucoup d'allure, surtout quand il sortait avec son chapeau haute forme. Et toutes disaient qu'il était le gendre et mari idéal. Madame a de la chance.
Moi, je vis dans le grenier poussiéreux au milieu des rats, des chauves-souris et des vieilles caisses remplies de babioles inutiles et d'archives en tout genre. Monsieur m'avait confié l'ancien matelas de leur fils, parti étudier dans le Nouveau Monde. Mais il fut rapidement très convoité des termites. Il ne me reste, à présent, qu'une planche. Juste assez pour ne pas dormir à même le sol. Ce parterre froid et humide, je le hais.
Mais tous les matins, je nettoie cet endroit qui, pour ma part, n'est pas aussi mal qu'il en a l'air. Et contre le mur du fond, les anciennes aquarelles de Monsieur, entassées et recouvertes d'un vieux drap. Madame ne les supportait pas. Ces paysages revenus des quatre coins du monde, rien que pour ses yeux, ne lui évoquaient que mépris et perte de temps. Moi, j'aime les regarder de temps à autres. Elles m'apaisent d'une certaine manière. Mais je préfère soulever la trappe. En dessous, l'atelier de Monsieur. Il y passe le plus clair de son temps, toujours un cigare cubain et un pinceau à la main. Même Madame n'a pas le droit d'y entrer. Mais je pense que l'aura qui se dégage de cet autre monde la laisserait très certainement indifférente. Pourtant, lorsque les premiers rayons traversent les vitres colorées, les toiles exposées me semblent prendre vie, juste sous mes yeux. Et il suffit d'un seul nuage pour que le décor change, et que le spectacle prenne la tonalité opposée à la précédente, tout en saluant poliment la sortie de l'une et l'entrée de l'autre. Et mon cœur applaudit.
Puis je me remets au travail, je descends prudemment l'échelle en bois adossée au seuil de ma chambre. Je ramasse le linge des gens de cette maisonnée, et longe les fortifications de l'église, il est huit heures au clocher. Je salue en inclinant la tête les rares personnes qui m'adressent le bonjour, les habitués. Je traverse donc l'ensemble du faubourg, et lorsque les pavés laissent place à un petit chemin tortueux, me voilà au lavoir. J'y retrouve les autres qui chantonnent pour se donner du courage, et dans ces moments, il me semble que ce lavoir devient la seule estrade sur laquelle les femmes comme moi peuvent se montrer, toutes à leur plus grande gloire. D'ailleurs aucune ne l'avoue, mais aujourd'hui encore je ressens, à travers leurs regards moqueurs et leurs gloussements étouffés, que j'ai été le sujet favori des salons nocturnes de leurs maîtresses. Ces bourgeoises, aussi parées que sarcastiques, rient des personnes de ma caste. C'est pour cela que, dès que cela fut possible, je m'achetai avec l'accord de Madame, puis celui de Monsieur, et avec mes quelques économies, une grande lessiveuse.
Mon absence au lavoir se fit vite remarquer, et les ragots se colportèrent tout aussi vite aux oreilles de Madame, ce qui la mit dans une colère folle. Elle voulut me renvoyer, cependant Monsieur s'y opposa et je ne m'en sortis qu'avec quelques coups, ce qui ne fit qu'augmenter sa jalousie infondée.
Or, un soir, alors que je déposais quelques fagots de bois dans la grange, je trouvai à côté de la lessiveuse trente mille francs accompagnés d'une lettre. Je pris l'enveloppe, mon pouls s'accéléra. Je reconnue l'odeur lourde de son tabac. Certaines rumeurs étaient donc vraies ? Je m'assis. « A notre Marguerite.» Son écriture. Plus aucun doute. Les pensées se bousculèrent, j'eus un haut le cœur. Je n'osai pas l'ouvrir.
Le lendemain matin, j'avais déjà quitté le faubourg et ses railleries. Peut-être était-ce l'utilisation première et présumée que je devais faire d'une partie de cet argent. Et Monsieur ? Seules ses aquarelles me manquent. Je n'ai donc toujours aucune idée du véritable contenu de cette lettre. Mais je suis désormais bien heureuse d'entendre dire que l'on rit de Madame.