La Libération

petronille

Robert traverse le carrefour de la Poste pour rentrer chez lui. Il vient d'acheter du pain noir, 300 grammes, un paquet de pâtes aussi. C'est déjà mieux. Tout va redevenir comme avant.

Il s'est levé tôt. Annie-Rose n’a pas voulu l’accompagner. Le quartier est encore calme, presque personne dans les rues. Par terre des fleurs écrasées, des petits drapeaux de papier froissés. Des restes d'hier, quand toute la ville a chanté, dansé dans les rues, fini la guerre, fini le couvre-feu, les privations, le manque de charbon, les haricots charançonnés, les rutabagas, fini les échanges avec le beau-frère à la campagne, un tablier et des clous contre un fromage et des œufs, et renvoie l'emballage s'il te plaît dans le prochain colis.

Robert avance avec son filet à provisions pour une fois rempli, il croise la sale gueule de son collègue de la mairie. Un salaud qui traficotait les papiers, procurait des laissez-passer contre pièces d'or ou bijoux, qui lisait les lettres de dénonciation et les classait en deux tas. Lui Robert n’a jamais rien dit. Surtout pas d’histoires. N’empêche, un type pareil, faudrait le pendre. Et bien d'autres. C’est qu’il en a vu, des salauds, pendant cinq ans.

Annie-Rose va revivre, reprendre du poids, retrouver goût à faire l'amour. Robert l'a trop souvent entendue pleurer, le soir dans le lit. Une jolie femme comme elle, forcément elle a envie de bas de soie, de belles robes, alors voir juste en face de chez eux la femme du docteur qui se pavanait en manteau de renard, oui, sous son nez... Et le docteur recevait des officiers boches et leurs putes, ça sablait le champagne, on percevait les rires et les chansons à travers les volets... Pendant ce temps Annie-Rose faisait des ménages à la sous-préfecture, récurait les chiottes allemandes... Il y avait de quoi pleurer, Robert le comprenait.

Il continue sa route sur le boulevard Carnot, les rideaux de fer des commerces sont maintenant tous levés, l'animation habituelle reprend. La boutique du marchand de chaussures brûle. Pas étonnant. Des chaussures en vrai cuir, il en avait dans son arrière-boutique. Annie-Rose si contente d'avoir obtenu un bon pour des vraies, il lui avait refilé des marine au lieu des noires comme elle avait envie. Elle avait encore pleuré ce jour-là.

Au croisement avec la rue Delpierre, il aperçoit un attroupement au bout de l'avenue, des cris, une porte enfoncée, des coups de feu. C'est devant la maison du receveur des postes. Le pire salaud celui-là, on a fini par savoir ce qu'il faisait avec le courrier. Un règlement de comptes. Il y en a qui vont payer. Lui Robert ne veut pas s'en mêler. Avec Annie-Rose ils ont tout supporté en silence, jamais rien dit ni pour ni contre, passés au travers de tout. Maintenant c'est pareil, les vengeances ça ne les regarde pas. Surtout pas d'histoires. Même qu'ils rendront la pendule prise dans l'appartement des voisins quand on est venu les chercher. Annie-Rose en rêvait d'une pendule dorée comme celle-là, sur sa cheminée. Mais ils la rendront quand les Goldstein reviendront.

Les cris montent, des cris de haine, Robert accélère le pas, il ne veut rien voir, rien entendre. Il n’aime pas la foule, il emprunte la petite rue par derrière.

Il est arrivé, il sort sa clé, entre chez lui. Aucun bruit, il appelle, Annie-Rose n’est pas là. Elle a dû changer d’avis, aller à sa rencontre. Il fait demi-tour. Il marche vers la Grand-Place, il distingue de loin des femmes nues, la tête rasée, bousculées, elles avancent vers lui en trébuchant. Il croit en reconnaître une. Il ne veut pas la reconnaître. Il la reconnaît.

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