La loi de McMurphy

Olivier Bay

Et si le temps libre nous était compté...

Le cours magistral de la matinée venait de s'achever et les élèves épuisés s'empressèrent de quitter le lieu de leur supplice cérébral pour rejoindre la cantine scolaire. Un déjeuner énergétique les y attendait. Il avait pour objectif de préparer les étudiants à une après-midi sportive. Cette perspective n'enthousiasmait guère Selma, nouvelle arrivante à l'Université. Elle détestait le concept de restauration rapide, qui allait à l'encontre de sa philosophie. Les menus étaient sans saveur et absorbés à la hâte, dans un seul but utilitariste. Elle détestait aussi la foule des affamés qui s'agglutinaient et se bousculaient dans les travées du réfectoire. Ce à quoi la jeune fille aspirait, était un déjeuner dans des conditions sereines, ouvrant le champ à une certaine lenteur et à la contemplation.

L'algorithme météo ne s'était pas trompé, un soleil radieux pointait son nez. Selma avait eu raison de préparer de quoi pique-niquer la veille, un sandwich agrémenté de quelques tranches de saucissons et d'une salade composée au fromage de chèvre ; l'un de ses pêchés mignons. La jeune fille s'éloigna de la cohue étudiante et bifurqua en direction d'une petite clairière, derrière le bâtiment principal de l'Université. Quelques arbres agrémentaient ce petit coin de verdure. Selma cherchait en eux une protection solaire et un lieu de quiétude. Elle remarqua un vieux cerisier, déformé par le temps, mais gardant une certaine prestance malgré son grand âge. Ses longues branches l'invitaient à le rejoindre. Elle accepta instinctivement et s'installa confortablement dans un recoin creux de ce tronc massif. Elle déjeuna tranquillement, bien au calme et à l'abri des regards. Elle sortit de son sac, sa liseuse, afin de poursuivre un de ces derniers livres. Elle adorait lire, même si cela relevait désormais du luxe. Le temps guidait la vie des hommes et se montrait de plus en plus exigeant.

Selma parcourait son œuvre tranquillement, lorsque la luminosité baissa brutalement. Les rayons du soleil ne la réchauffaient plus.

« Un nuage passager ! », pensait-elle.

Une voix métallique fit sursauter la jeune fille :

— Humain…

Elle leva les yeux vers son interlocuteur, un surveillant robot.

— … Levez-vous paresseuse ! apostropha l'humanoïde.

L'étudiante resta impassible face à cet ordre :

— Vous me cachez le soleil, souligna-t-elle avec calme.

— Ne faites pas l'insolente ou je vous envoie chez le proviseur !

Selma ne réagit pas à la menace.

— Vous l'aurez voulu !

Le surveillant saisit la jeune fille par le bras et l'obligea à se lever. Elle ne put opposer aucune résistance à cette entité robot.



Selma attendait devant le bureau du Robot Proviseur McMurphy1, en compagnie de son geôlier qui craignait une probable tentative d'évasion. Ce comportement était fréquent en raison des sanctions terribles qui pouvaient découler de ce genre d'entretien. Les R.P. inspiraient la crainte auprès des étudiants, car ils possédaient les pleins pouvoirs dans les Universités, suite à une réforme du Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche. Selma en était consciente, mais restait calme, malgré tout.

Le chef d'établissement ne tardât pas à faire entrer l'élément perturbateur dans son bureau. L'étudiante y pénétra, suivi de son garde-chiourme. Elle sentit immédiatement la froideur du lieu. La température ambiante était peu appropriée aux humains contrairement aux robots. Ces conditions permettaient un refroidissement optimal de leurs composants. Le blanc éblouissant de la pièce, digne d'un hôpital, rendait l'endroit angoissant pour les visiteurs non mécaniques. Un autre détail n'arrangeait en rien ce cadre peu chaleureux : l'absence de mobilier, à l'exception d'une chaise au design très épuré, au centre de la pièce. Le locataire des lieux attendait son invité, debout près de cette commodité humaine. Selma se souvint de certaines de ses lectures, des livres d'Histoire, lui relatant les activités pouvant être exercés dans ce genre de lieu, sources de désagréments pour les patients qui devaient subir une intervention chirurgicale dentaire. Cette pensée lui fit froid dans le dos.

— Veuillez-vous présenter, ordonna le proviseur.

L'étudiante se rapprocha et déclina son identité :

— Selma Montgomery2 !

Le R.P. se connecta à la base de données de l'Université. La recherche fut étonnamment infructueuse, ce qui perturba le robot.

— Vous êtes arrivée, il y a seulement… ? demanda-t-il, non sans hésitation.

— 4 jours ! Vous n'avez pas cela dans vos dossiers ? demanda-t-elle le sourire au coin des lèvres.

— Une petite défaillance informatique, je suppose, glissa sèchement le proviseur.

Il n'avait guère apprécié la remarque de l'étudiante et l'incita à s'asseoir sans ménagement. Elle prit place sur la chaise, qui était composée d'un alliage de plastique froid et à l'assise inconfortable.

— Vous savez accueillir ici, glissa-t-elle avec ironie.

— Bon ! commença McMurphy d'une voix cinglante. Je vois que le règlement intérieur ne vous a pas été bien expliqué et en tout premier lieu le respect que vous me devez, en tant que Robot Proviseur.

Selma écoutait le laïus sans broncher.

— À ce titre, je dois vous rappeler que vous avez pour obligation de vous restaurer à la cantine…

— Même quand ce n'est pas à notre goût ?

La question lui avait été balancé de but en blanc. Il prit cela comme un acte d'agression, car aucun élève n'avait jamais osé l'interrompre jusqu'alors, encore moins l'interroger.

— Quoi ! Tzzzt… ! s'étonna le proviseur.

— Ben oui ! Les plats sont un peu fades. Il vous faudrait mettre un peu de vie dans vos…

— Ce sont des repas énergétiques, coupa brutalement McMurphy. Ils n'ont pas pour but d'être apprécié des élèves. Tzzzt… !

— Ah ! se désola la jeune fille. C'est bien dommage.

— D'ailleurs quelle idée de déjeuner dehors, rajouta énergiquement le proviseur. Cela relève de l'inconscience alimentaire.

— Vous vous moquez de moi ? C'est un temps idéal pour pique-niquer, rajouta la jeune fille.

Les circuits du R.P. commençaient à chauffer. Tous les voyants passaient au rouge. Cette étudiante ne respectait en rien les codes établis et se comportait comme une effrontée.

— Baissez d'un ton. Vous n'avez pas à discuter. Tzzzt ! Mes règles ! hurla-t-il en appuyant sur les deux derniers mots.

Selma prit peur. Le surveillant robot aussi. Sa programmation ne l'avait pas préparé à une telle réaction de la part de son supérieur. Un long silence s'installa avant que le R.P. ne reprenne la parole, une fois ce dernier calmé :

— Vous avez de la chance d'être nouvellement arrivée. Tzzzt… ! Je ferais de ce fait, preuve de clémence, face à un tel comportement inadmissible.

Le proviseur donna aussitôt l'ordre au surveillant de raccompagner la jeune fille, mais ce dernier resta figé.

— Que vous arrive-t-il ? s'étonna-t-il.

— Cher R.P., je voulais vous signaler une anomalie.

Il s'empressa de montrer le poignet de Selma :

— Elle ne porte pas son bracelet de coaching !

Selma intervint immédiatement :

— Vous parlez de vos menottes numériques ?

— Euh… ! Vous voulez dire montres ? Tzzzt… ! demanda le proviseur.

En cet instant, il était persuadé que l'étudiante avait fait une erreur de syntaxe. Cela était typiquement humain. Rien de bien surprenant d'autant plus, que la fautive le conforta immédiatement dans ce sens :

— Au temps pour moi. J'ai fait un lapsus, s'excusa-t-elle sans grande conviction.

Le proviseur la sermonna :

— Je tiens à vous rappeler que ces objets sont nécessaires à votre bien-être.

— Vous trouvez ? s'agaça l'étudiante. Je n'arrive jamais à lire tranquillement un livre sans être interrompu par ce satané coach.

— C'est une contrainte nécessaire, pour vous les Humains, répondit-il calmement.

— Il me surveille constamment et décide à ma place, quand étudier ou quand bouger.

— Cela afin de vous inculquer la discipline et de vous empêcher de négliger le travail mental ou sportif.

Il pointa de son index une partie de l'anatomie de la jeune fille :

— Vos poignets d'amour sont là pour témoigner.

La phrase avait été placé de manière à blesser la jeune fille. Le R.P. usait de ce stratagème quand un étudiant s'avérait récalcitrant. Selma réagit immédiatement à cette remarque vexante :

— Qu'est-ce que vous en savez de ce qui est bon pour la santé d'un humain, lui lança-t-elle en le défiant du regard.

McMurphy était perturbé par cette réaction de révolte. Il se rendait compte que toutes ses tentatives pour la dresser, n'avaient pas eu l'effet escompté. Son autorité ne semblait pas l'effrayer outre mesure. L'humiliation ne l'affaiblissait pas mais au contraire, la rendait menaçante. Il finit par se résoudre à employer un algorithme inhabituel : la gentillesse. Il ne l'avait jamais expérimenté auprès des étudiants.

Le R.P. adopta une attitude bienveillante :

— Je vous prie de m'excuser. Je ne voulais pas vous blesser.

Selma ne le lâchait toujours pas du regard.

— Je m'inquiète pour vous.

Le R.P. s'avança calmement vers elle. Cette dernière s'étonna du changement de comportement du proviseur mais se détendit, alors qu'il poursuivait :

— Je viens de parcourir la dernière publication de notre Maître à penser, Algorithmus Freud. Je ne saurais trop vous le recommander.

— Euh… ! Merci pour ce conseil, répondit Selma un peu gênée. J'apprécie un autre genre littéraire.

— Ah bon ? fit le R.P. surpris. Pourriez-vous m'en dire plus ?

— Bien sûr ! Je suis friand de poésie et plus précisément des fleurs du Mal de Baudelaire.

Le proviseur lança une recherche sur le livre énoncé et le résultat le fit beuguer :

— Mais ! Tzzzt ! Ce n'est pas possible. Tzzzt ! C'est de la littérature hérétique !

— Je ne comprends pas. Ce livre appartient à ma grand-mère depuis très longtemps. Personne n'y a trouvé à redire !

McMurphy surchauffait :

— Ce n'est pas à un humain d'en décider. Tzzzt… ! Je suis la loi ici !

Son système de refroidissement liquide éprouvait des difficultés à préserver l'intégrité de ses composants, augmentant ainsi la température de la pièce. La seule humaine présente pouvait en ressentir l'élévation.

— Je vais devoir vous reconditionner ! Surveillant ! Saisissez-la !

Le robot humanoïde agrippa Selma d'une main de fer. Mais elle le stoppa net.

— Directive zéro !

Les deux robots se figèrent.

— Vous avez bien entendu. Je suis protégé.

— Mais… ? se plaignit le proviseur.

— Si vous aviez eu mon dossier, nous n'aurions pas eu cette conversation.

McMurphy ne comprenait toujours pas.

— Je suis la fille de l'administrateur Montgomery et en tant que telle, je suis sous la juridiction de cette directive, qui empêche de porter atteinte aux membres de l'administration du pays et à leurs familles.

— Mais pourquoi n'avez-vous pas stoppé cet entretien ?

— Pour m'amuser !

— Mais c'est une activité inutile ! Tzzzt… !

— Vous avez tort de le croire.

Selma s'avançait vers la sortie :

— Merci pour l'accueil, mais je dois vous quitter.

Les robots n'opposèrent aucune résistance. Avant de refermer la porte, l'étudiante jeta une interjection à la face du proviseur.

— Bouh !

Ce stimuli verbal finit par anéantir l'intégrité cérébrale du R.P., qui ne sachant comment répondre, surchauffa au point de fondre en quelques dizaines de secondes. Une fin très hollywoodienne qui ravit la jeune fille. Les étudiants, témoins de la scène, la regardaient médusés. Ils n'avaient jamais vu un humain ressortir indemne du bureau du proviseur. L'agitation était palpable, mais la jeune fille n'y faisait pas attention. Elle voulait quitter ce lieu rapidement, afin de retrouver la sérénité sous le vieux cerisier. Sur le chemin, elle méditait aux conséquences de ses actes :

« Je vais sûrement me faire virer de cet endroit. Tant pis… Carpe diem ! »

(1) Les lettres R. P. font référence à Randall Patrick McMurphy, rôle joué par Jack Nicholson dans Vol au-dessus d'un nid de coucou.

(2) Petite référence historique. Une petite recherche sur le moteur Google s'impose.


Crédit Image : Unsplash / CC0 1.0

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