La longueur du temps

Joan Ott

La Longueur du temps

D’après le roman de Joan OTT, finaliste 2010 au prix du roman des Editions Le Manuscrit

Auteur : Joan OTT

Courriel : joanott@compagnie-ladoree.fr

Tél : 06 24 97 10 48

Genre : comédie dramatique accompagnée de chansons.

Durée : 75 minutes

Public : adultes et adolescents

Résumé :

Elle trouve les journées longues, très longues. On la force à rester assise toute la journée dans un endroit qu’elle ne connaît pas. Elle n’a pas le droit de rentrer chez elle et d’étranges visiteurs viennent lui poser des questions insensées. Alors, pour passer le temps, ce fichu temps qui ne passe plus, elle pose là dans le silence ce qui lui reste de souvenirs, avant qu’Alzheimer n’avale à tout jamais son amont…

Un puzzle en forme de vie, celle de Marie, accompagnée par des Filles en rose inquiétantes autant qu’hilarantes… Et non, ce n’est pas triste !

Décor :

Pendrillons noirs.

Sur le pendrillon du fond ou sur celui de jardin seront projetées des photos (disponibles sur demande mais pas indispensables, et pouvant le cas échéant être remplacées par d’autres, au choix du metteur en scène).

A cour : pour les Filles en rose, une table et trois chaises.

Au centre : pour Marie, un fauteuil, deux tabourets.

Distribution :

Marie :

Femme âgée. On voit qu’elle a été belle. Vêtue simplement. Elle arbore cependant un collier de perles et une bague. La plupart du temps, elle est assise. Une vieille couverture est jetée sur le dos de son fauteuil.

Sur deux tabourets  placés de part et d’autre de son fauteuil :

A sa gauche, une pile de serviettes en papier, une tasse, une tranche de pastèque.

A sa droite, des serviettes en papier, dépliées.

A ses pieds, un chien blanc (ou rose), en peluche. 

Les Filles en rose :

Elles sont trois, vêtues de rose.

Elles ne quittent jamais la scène. Quand elles n’interviennent pas auprès de Marie, elles sont assises à leur table, à cour.

Il serait souhaitable que leurs attitudes et occupations soient tout au long de la pièce entièrement chorégraphiées et le plus souvent possible synchrones.

Le peu de texte qui leur est dévolu gagnera à être travaillé sous forme de chœur.

Musiques :

Les musiques originales d’Olivier FUCHS (Droits SACD) seront envoyées sur demande, mais l’on pourra également en choisir d’autres…

Si l’on conserve les chansons - ce qui est souhaitable mais pas indispensable - la voix de Marie sera éventuellement amplifiée.

Prologue

Fond jardin, apparaît la canne de Marie, puis Marie, qui s’avance, appuyée sur sa canne, vers son fauteuil. Elle croit reconnaître quelqu’un dans la salle : signe de la main, mais non…

Elle s’installe dans son fauteuil et se met à déplier des serviettes en chantonnant. Les Filles en rose entrent avec un regard noir pour Marie, qui fait mine de ne pas les voir. Elles prennent place autour de la table, à cour.

Marie :

C’est long, c’est incroyable ce que ça peut être long, surtout ces derniers temps.

Avant encore ça passait, au moins un peu, mais maintenant… Le temps ne s’est pas arrêté pourtant, non, je sais bien qu’il ne s’est pas arrêté : je me lève le matin, le soir je me couche, mais entre les deux, rien.

Enfin si, entre les deux, il y a les repas, (elle s’arrête de déplier pour compter sur ses doigts) trois, je crois bien… et puis la toilette, mais c’est bien tout : pas de quoi remplir une journée.

Avant, je pliais des choses. Pendant des heures, je pliais, ça m’occupait bien, mais maintenant… peut-être qu’il n’y a plus rien à plier… oui, ça doit être pour ça.


I

Marie (recommence à  déplier ses serviettes) : 

Avant, ma sœur venait me voir. Elle venait avec Mock. Mock, c’est le chien de Monique. Monique, c’est ma sœur, ou bien… non, non, Monique, c’est ma sœur. Je l’aime, oh comme je l’aime, mon Mock, petite boule blanche qui vous lèche le visage, et cette façon qu’il a de sourire tout le temps.

Mais maintenant, plus personne ne vient jamais. Enfin, non…

Photo 1 : Monique.

Une vieille passe parfois, elle dit qu’elle est ma sœur, mais ce n’est pas vrai, vous voyez bien : ma sœur est jeune et jolie, rien à voir avec cette vieille bique fripée et pas du tout belle à voir qui vient maintenant. Et elle me raconte des choses, elle dit que ce sont des choses à moi, qui me sont arrivées dans ma vie, mais qu’est-ce qu’elle en sait, de ma vie, cette étrangère… rien du tout, elle invente pour m’embrouiller, à croire que ça l’amuse, moi, ça m’énerve, alors je ferme mes oreilles, je dis : «Oui, Madame, vous êtes bien aimable», mais je n’écoute rien.

Pourtant, ce matin, elle m’a fait peur, une peur bleue… Je me demande bien comment elle a pu savoir, pour Georges : mon secret pendant plus de cinquante ans. A part Monique… mais elle n’aurait jamais rien dit, et surtout pas à cette étrangère. Alors j’ai fait semblant comme je fais parfois maintenant, semblant de ne plus savoir, j’ai dit : « Je ne connais aucun Georges, Madame, vous devez vous tromper ». Je suis restée polie parce que je l’ai toujours été, ce n’est pas aujourd’hui que je changerai, mais je me suis montrée ferme. Il faut savoir se montrer ferme parfois, surtout avec les indiscrets : ils viendraient fouiller dans votre vie, et moi, ma vie, je ne l’ouvre à personne, pas même à vous, elle m’appartient, avec mes souvenirs et tout le reste, pas question qu’on vienne y mettre son nez et surtout pas cette vieille harpie, cette inconnue.

 

(Elle scrute le public) Des inconnus, c’est tout ce qu’il y a ici, et tous les jours ça change, jamais les mêmes têtes ,jamais, un vrai tourbillon, à vous donner le tournis, des femmes, des filles surtout, des filles en rose, et qui font mine de me connaître, elles m’appellent par mon nom et elles essaient de me le faire répéter :

Les Filles en rose :  

Vous vous souvenez de votre nom, n’est-ce pas ? Mais si, vous vous en souvenez ! Ma… Ma… Vous ne voulez  pas le dire ? Non ? Vraiment pas ? Tant pis, ce sera pour une autre fois… Mais ce n’est pas très gentil, vous savez…

Marie :

Pas très gentil ! C’est que je ne me laisse pas faire, moi ! J’ai ma parade !  Je leur dis : (Vers les filles en rose) «  Oh ! Vous savez, Mesdemoiselles on a tous un nom, après tout, ça n’a pas si grande importance », je leur cloue le bec comme ça.

Bien sûr, je le sais, mon nom : Marie. C’est joli, Marie, n’est-ce pas ? Je me le répète à voix basse parfois, mon joli nom, le soir surtout, pour m’endormir.

Avant je lisais, j’y voyais bien, même la nuit, mais maintenant…

Si je pouvais, je m’en irais, je retournerais chez moi, mais elles ne veulent pas, elles disent que maintenant, c’est ici, chez moi. Ce n’est pas vrai mon chez moi n’était pas du tout comme ça, mais qu’est-ce que je peux faire… Rien. Alors, je reste ici et j’attends.

Heureusement, j’ai toujours été patiente, ça aide à supporter bien des choses, dans la vie. Mais c’est humiliant de n’avoir plus le droit de rien faire seule, par moi-même. Je pourrais très bien me débrouiller sans l’aide de personne, mais elles disent :

Filles en rose :  

Mais laissez-nous faire, Madame. Laissez-nous faire, voyons, c’est notre métier, on est là pour ça…».

 

Marie :

Drôle de métier, en vérité… Ce qu’elle peuvent m’agacer ! Le pire c’est cette chose qui me gêne pour aller aux toilettes, c’est tellement encombrant et malcommode que parfois je n’arrive pas à me défaire à temps. Ça, c’est vraiment le plus avilissant, à mon âge, devoir me laisser tripoter comme un nourrisson. 

Le mieux, ce serait de me taire entièrement. Mais ça, je ne pourrais pas. Toujours le bec ouvert, et toujours prête à rire aussi, c’est sûrement ce qui plaisait à Georges. Souvent, il disait que quand je serais dans mon cercueil, il faudrait verser de l’eau bouillante et vite, vite, vite, fermer le couvercle, sans quoi je ne me tairais jamais. Mais il le disait avec tendresse. Il était tellement tendre… et tellement amusant. Georges, c’est vraiment ce qui m’est arrivé de mieux dans la vie.

Ce qu’il me faudrait, ce serait quelqu’un avec qui parler, avec qui parler vraiment, mais ce n’est pas ici que je trouverai (elle scrute le public, dévisage les gens et constate) : Vous voyez bien :  rien que des vieux, complètement gâteux, et qui sentent mauvais. Ce n’est pas gai, oh non, ce n’est pas gai.

Je parle avec Georges parfois, la nuit, mais il ne répond presque jamais. C’est peut-être parce qu’il est parti depuis trop longtemps. C’est bien dommage qu’il ne soit plus là, mais les hommes sont comme ça, voyez-vous, et j’ai été bien naïve de croire que le mien ferait exception.

Mais je ne peux pas me plaindre, et sa femme non plus, il nous est resté à toutes les deux, et bien fidèle pendant toutes ces années : pas un écart, jamais ! Et ça, pour un homme, c’est on ne peut plus louable et tout à fait étonnant. Pourtant avec le charme qui était le sien, il aurait pu, croyez-moi, ce ne sont pas les occasions qui lui auront manqué, mais non, ça ne l’intéressait pas : il nous aimait. Comment s’appelait-elle, déjà… Ah oui, Françoise… C’est curieux, j’oublie parfois le nom des gens… Ce n’est pas bien grave, me direz-vous, mais son nom à elle, ça m’embêterait de l’oublier : Elle était la femme de Georges, et puis…

Musique 1 : Chanson « Elle était mon amie ».

Les Filles en rose font des bulles et jouent avec.

Elle était mon amie

Et moi j’étais la sienne

Dans la joie et la peine

Deux amies pour la vie

Tout de suite on s’était plu elle si grande et moi si frêle

Ni vu ni connu elle m’avait prise sous son aile

Bien sûr je la trompais mais elle n’en savait rien

Georges et moi on s’aimait et elle je l’aimais bien 

 

Ma Françoise chérie

Ca m’aurait fait d’ la peine

De lui faire de la peine

En volant son mari

 

Elle a fait des enfants et moi une fausse-couche

Mais j’avais un amant et elle un bon mari dans sa couche

J’avais un vrai bonheur et elle une vie rangée

J’aurais pas eu le cœur de la lui massacrer

 

Elle étais mon amie

Et moi j’étais la sienne

On ne fait pas de peine

A sa meilleure amie

Et puis on a vieilli nos tout premiers cheveux blancs

Et nos plaisanteries ensemble on ne prenait pas de gants 

Ses cheveux ses yeux noirs chaque jour moins brillants

Mon teint jadis d’ivoir’ dev’nu plus jaun’ qu’un flan

Ma Françoise chérie

J’aurais eu trop de peine

De lui faire de la peine

Juste pour un mari

Marie, parlé :

Bien sûr j’aurais aimé en avoir un, de mari, moi aussi, ou au moins, pouvoir dormir avec Georges, ne serait-ce qu’une nuit, mais ça ne s’est jamais fait : Trop risqué.

Une seule fois, elle a failli se douter de quelque chose.  

Photo 2 : Marie

Je m’étais offert des vacances en Espagne, mes premières vraies vacances, toute seule. Mais quelle folle j’ai été, de lui écrire… Elle a trouvé la lettre elle a cru reconnaître mon écriture, parce que je lui avais envoyé une carte, à elle aussi. Heureusement, il a eu le bon réflexe : Il ne savait pas d’où ça venait, une erreur du facteur, sûrement… C’était plausible, parce que j’avais signé «Ta toute petite », c’est comme ça qu’il m’appelait, et je n’avais pas mis son prénom à lui non plus, seulement « Mon tout grand » : Par précaution, on n’est jamais trop prudent. Et comme il avait jeté l’enveloppe, pas moyen de vérifier. Alors, elle l’a cru ou bien elle a fait semblant. En tout cas, elle n’en a jamais reparlé. Ça a été la seule alerte, la seule en plus de cinquante ans.

 

II

Musique 2 : Vaudou

Danse très saccadée des Filles en rose qui scandent en chœur avant de retourner s’asseoir :

Votre nom, Marie. Votre âge, Marie.

Marie :

Vous avez vu? Quand je vous le disais ! Elles sont encore venues me demander mon nom et mon âge. Mon nom, passe encore, mais mon âge ! Quel manque d’éducation ! On ne demande pas ces choses-là à une dame, voyons. Et ce n’est pas la première fois ! Presque tous les jours : mon nom, mon âge, l’année de ma naissance, quel jour nous sommes, quel mois… Ils doivent bien avoir tout ça quelque part dans leurs papiers, et pour la date, il y a le calendrier. C’est curieux, l’importance qu’ils peuvent accorder ici à ce genre de détails insignifiants qui n’intéressent personne, en tout cas pas moi. Je suis chez les fous. On m’a mise chez les fous. Mais ça ne durera plus longtemps. (A un homme dans le public) Vous allez me ramener chez moi, n’est-ce pas, Monsieur ? Mais oui, vous allez me ramener chez moi…  En attendant, les Filles en rose, je les ai remballées vite fait bien fait : « Vous êtes bien indiscrètes, Mesdemoiselles » ! Elles sont reparties sans demander leur reste, bredouilles comme toujours.

Elles me croient gâteuse parce que parfois j’oublie des choses, mais je sais ce que je sais, et il y a bien des choses que je n’oublie pas.  

Tenez, par exemple : 10 novembre 1919, ça ne vous dit rien ! Non, bien sûr : C’est le jour où je suis née.

Et n’allez pas accuser Aloïs si la mémoire me fait défaut : les souvenirs qui me manquent, je ne les ai jamais eus.

 

Photo 3 : Louise

Cette image, c’est tout ce qui me reste de ma mère. Tuberculose. Moi je dis qu’elle est morte de la guerre, des privations de la guerre. J’avais à peine un an. Enfin…

Ah ! si seulement je pouvais avoir une photo d’elle avec son chapeau rouge… Mais la photo n’a jamais été prise…

C’est mon père qui me la racontait cette histoire-là, et elle le faisait rire, mais rire…

Figurez-vous que ce jour-là, on enterrait sa mère. Pas une vague cousine, non, non, sa propre mère, et Louise qui se pointe en chapeau rouge ! Pas rouge bordeaux, non, rouge vif, tout ce qu’il y a de plus vif, parce qu’il faut vous dire que chez les Adventistes, aux obsèques, il convient de se réjouir, et Louise avait décrété que pour ce qui était de se réjouir, rien ne valait le rouge. Elle devait penser aussi que sur ses cheveux noirs de jais un chapeau de cette couleur serait du plus bel effet. Aussitôt dit aussitôt fait, elle était allée en ville et en était revenue avec le couvre-chef ponceau dont j’imagine qu’elle devait rêver depuis longtemps.

Le scandale que ça avait déclenché ! Forcément, dans la famille, tout le monde était catholique. Quant à savoir pourquoi mon père s’était converti, mystère… C’est peut-être parce qu’il y avait de jolies filles, chez les Adventistes. En tout cas, c’est là qu’il a trouvé ses deux femmes. Ma mère, d’abord, et Stéphanie, ensuite. Stéphanie, de quinze ans sa cadette, et quinze centimètres de plus que lui. On ne lui a pas vraiment demandé son avis, la pauvrette. Quand mon père est allé la demander à ses futurs beaux-parents, ils ont d’abord essayé de lui fourguer Lise, leur aînée, mais lui, c’était Stéphanie qu’il voulait, et pour finir, il l’a eue. 

Stéphanie…

Mon père était amoureux, c’est certain. Un chaud lapin, mon Antoine de père. Comment je le sais ? J’avais des yeux, pardi ! Et des oreilles aussi !

Mais elle ? Je suppose qu’elle a fini par s’attacher, parce qu’il était honnête, travailleur et attentionné, mais à vrai dire je n’en sais rien, à l’époque, on ne parlait pas de ces choses-là, et quand on ne s’aimait pas ou quand on ne s’aimait plus, on n’en faisait pas toute une affaire, ce n’est pas comme aujourd’hui.

Jamais je n’aurais supporté l’idée que mon Georges puisse divorcer. Il avait femme et enfants, sa place était auprès d’eux. Moi… Mais je ne vais pas me plaindre, je l’ai eue, ma place, et pendant plus de cinquante ans. Elle regarde sa bague et son bracelet et joue avec, puis se met à somnoler.

Musique 3 : Danse combat

Les Filles en rose autour de Marie, avec des tapettes à mouches. La danse se transforme en combat. 

III

Elle se réveille et regarde son bras. Elle s’adresse aux filles :

Mais qu’est-ce que vous avez fait à mon bras ? Il n’a jamais été comme ça… Cette chose rose et qui colle… C’est sûrement un nœud. Non ? Ce n’est pas comme cela que l’on dit ? Mais comment, alors… Aidez-moi donc ! C’est agaçant à la fin, ces mots qui m’échappent, vivement que ça passe, il ne manquerait plus que je devienne gâteuse…

Je n’ai pas l’habitude de me plaindre, ça non, mais je ne tolèrerai pas ces nœuds. Ni cette femme qui s’assied dans mon fauteuil la nuit, et qui me regarde sans rien dire. Elle m’observe, elle m’épie, tout comme vous. Je suis sûre qu’elle n’attend qu’une chose, que je m’endorme, pour me voler. Ce matin, j’ai trouvé mon armoire tout sens dessus dessous, moi qui avais tout bien rangé, de belles piles, les sous-vêtements sur les étagères, les vêtements bien proprement suspendus, chacun sur son cintre dans la penderie. Mais la nuit prochaine je veillerai, et quand elle viendra, je la chasserai à coups de canne, et vous aussi, je vous chasserai : le premier qui bouge, attention !

Ou alors je crierai très fort, j’ai encore ma voix, ma voix d’avant, ma grosse voix, celle que je prenais quand il fallait mater les filles, des grandes filles, et pas toujours commodes, ça non ! Mais je savais les tenir, et toutes, elles réussissaient, jamais je n’en ai laissé partir aucune sans son diplôme, il aurait fait beau voir ! C’est que j’étais quelqu’un, les élèves me craignaient et elles me respectaient.

Mais avec les collègues, c’était tout autre chose… un vrai boute-en-train, ah ! ça, pour ce qui était de rire, je n’étais jamais la dernière… ça a duré des années, nos rires, des années. Jusqu’à ma dépression… Il me restait trois ans avant la retraite, mes ces trois années)là, je ne les ai pas faites : la seule vue d’un tableau noir me faisait pleurer.

Heureusement, mes années d’industrie m’ont été comptées, j’ai une pension confortable, je suis à l’abri du besoin.

Si seulement le temps voulait bien se remettre à passer, au moins un peu…

Photo 4 : Zuydcoote

La patience, c’est à Zuydcoote que je l’ai apprise, et à pardonner aussi.

La patience, parce que moi, ce n’est pas un week-end, que j’y ai passé, à Zuydcoote, c’est trois années. Et le pardon… Cette sœur au visage d’ange, et sadique comme pas deux…

Je ne vous dirai pas le pire, on n’est pas là pour s’attrister, n’est-ce pas… Mais ça, peut-être, je peux vous le raconter : Quand on mangeait, il ne fallait pas faire de miettes, on faisait bien attention, mais parfois quelques-unes s’échappaient tout de même, la sœur vérifiait, et quand elle avait le bonheur d’en trouver une, tout son visage s’illuminait. Elle nous découvrait et nous jetait par terre. C’est comme ça qu’un jour, mon plâtre s’est cassé. Personne n’a jamais demandé comment c’était arrivé.

Je ne disais rien, à qui aurais-je pu dire, personne ne m’aurait crue, pas même vous… et pas même mon père, quand il venait. Quand il venait… Deux fois en trois ans… C’est vrai que c’était loin, mais tout de même…  

Et puis, je suis redevenue une « debout ». Et quand j’ai pu marcher sans cannes, on m’a laissé rentrer à la maison. Un peu trop petite sans doute, mais à peine. Ensuite, j’ai grandi. Ma mauvaise jambe n’a pas suivi. Une patte folle, voilà ce que j’ai été, toute ma vie.

Moi la bancale, la mal foutue, qui aurait cru que je durerais autant…

Combien, déjà… Je ne sais plus. Trop d’années, beaucoup trop… Tu m’oublies, Bon Dieu, Faut croire que toi aussi, tu te fais vieux !

Mais où est-ce que j’en étais… Ah ! oui… À seize ans, il a fallu me trouver un métier, quelque chose où je pourrais rester assise. Mon père m’a placée en apprentissage chez un tailleur. Monsieur Jollicor. Si ce n’est pas un nom prédestiné, ça… Même les plus vilains, même les plus rondouillards devenaient beaux dans nos vêtements. Mais c’est vrai que pendant la guerre, les gros n’étaient pas légion, et des Allemands laids, je n’en ai pas vu beaucoup. Je ne sais pas si à Berlin ils les triaient, mais ils ne nous envoyaient que des grands et beaux et blonds, de vrais aryens. Et leurs femmes aussi étaient belles, bien plus belles que nous. Et pourtant, on n’était pas des souillons… Il faut bien reconnaître que ces Allemands-là avaient de la classe. C’est sans doute parce que ce n’étaient pas des gens du commun, rien que des cadres, des ingénieurs, des professeurs, des directeurs. Vous dites ? Oui… Des militaires aussi bien sûr, mais ceux-là ne venaient pas chez nous, il faut croire que leurs uniformes leur suffisaient.

Saletés d’uniformes, ce que j’ai pu les détester. Jamais je n’ai fait le salut devant aucun. J’avais le chic pour me camoufler derrière les autres, on ne me voyait pas. On dira ce qu’on voudra, c’est bien pratique d’être petite, parfois.


IV

Marie voit le chien en peluche à ses pieds. Elle le prend, le berce.

Mais tu es là, toi… viens chez Maman, viens !

Mon Bébé… Mon tout petit Bébé…

Oh ! Tu es beau toi, tu es gentil !

Mais non, rassurez-vous, ce n’est qu’un bon vieux toutou ! Je le sais bien, que je n’ai jamais eu de bébé…

J’ai failli en avoir un, ce n’est pas pareil. Mais un enfant sans père… Et puis il aurait ressemblé à Georges, tout le monde aurait su, scandale assuré ! J’ai fait ce qu’il fallait. Moi, la bancale, ce que j’ai pu courir ! J’ai frappé à toutes les portes, et toutes se fermaient. Tout de même, à force de chercher, j’ai fini par trouver. Ça n’a pas marché tout de suite, oh non ! Il a fallu y retourner, et y retourner encoreEt ces cauchemars, que je faisais… Non, non, rassurez-vous, je ne vous les raconterai pas, mais tout de même, j’ai bien cru devenir folle… folle d’angoisse et de chagrin… Et puis Noël est arrivé. Ce Noël-là, je ne suis pas près de l’oublier… Stéphanie en train de décorer le sapin en râlant parce que je ne l’aidais pas, et moi dans le canapé, un linge humide sur les yeux, malade comme un chien. Une crise de foie. Pourquoi pas… C’était ma spécialité depuis des années. Seule Monique savait.

Dire que maintenant ce n’est plus rien du tout. On n’en veut pas, on le fait passer en toute légalité, n’est-ce pas, Mesdemoiselles ? Ah ! les temps ont bien changé… Si j’étais née plus tard…

Et pour ma jambe aussi tout aurait été changé. Une hanche luxée, qu’est-ce que c’est… Aujourd’hui on lange les bébés au carré et le tour est joué. Je n’ai pas l’habitude de me plaindre, ça non ! mais tout de même, reconnaissez que c’est injuste. Et stupide. Oui, stupide surtout.

Musique 4 : Passage dansé des filles en rose, avec chacune un ballon, qu’à la fin, elles crèvent d’un coup d’épingle.

Pendant la musique, Marie fait un cauchemar. Elle se réveille en sursaut.

 

V

Marie :

C’est intolérable, ce qui se passe ici. Des cris, des hurlements, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai appelé pour savoir ce qui se passait, mais bien évidemment, aucun d’entre vous n’a bougé, et les cris ont continué jusqu’à l’aube.

Quand les filles en rose sont venues pour ma toilette, je leur ai demandé ce que c’était que cette foire, toute la nuit, elles ont dit :

Les Filles en rose :

Mais non, Mademoiselle Marie, tout a été parfaitement calme. D’ailleurs, vous avez très bien dormi.

Marie :

Et elles mentaient avec un de ces aplombs ! Mais je sais ce que je sais. Ces cris, je ne les ai pas inventés. Et vous aussi, vous savez : On torture des gens dans la cave. Gestapo ! Mais il faut se taire, ne rien dire, c’est la guerre et moi je tiens à ma peau. Si je parle, c’est moi qu’on arrêtera. Je ne veux pas. À mon âge, ce serait trop bête. Je demanderai à Monique de m’acheter des boules en cire pour mes oreilles. Je ne la mettrai pas dans l’embarras si je lui demande ça. Je ne voudrais pas qu’elle ait des ennuis à cause de moi. Ma petite sœur, je ne veux pas qu’on lui fasse du mal, jamais.

(Elle réfléchit). Et puis non. Pas même les boules en cire, rien, chut, courber l’échine, attendre que la tourmente passe. Les Alliés finiront bien par arriver. Ce jour-là, j’en aurai, des choses à dire… S’en prendre aux vieux, si ce n’est pas malheureux, mais les Nazis sont comme ça : tout ce qui est inutile, hop, euthanasié les vieux, les fous, les mal foutus, tous euthanasiés.

C’est étonnant que je sois encore là. Mais c’est parce que je suis toute petite, ils ne me voient pas. Pourvu que je ne grandisse pas, pourvu que je ne grandisse jamais, même quand les Alliés seront là, parce que ceux-là aussi, je les connais…

Photo 5 : Le Fiancé.

Le jour où ils ont traîné dans notre cave ce soldat blessé… Non, non, ce n’est pas lui… Celui-là, c’est un vague fiancé que Stéphanie m’avait trouvé. Il n’est jamais revenu du front de l’Est : noyé dans la Baltique. Qu’importe, celui-là, le coiffeur, parce que oui, il était coiffeur ! de tout façon je ne l’aimais pas… Mais ce soldat blessé, lui ressemblait un peu…

Les Alliés ont dit : C’est un ennemi, il peut crever. Les brutes, ils ne valaient pas mieux que les autres. Moi, j’ai bandé sa jambe déchiquetée avec un vieux drap, et nous l’avons nourri. Avec notre cochon. Il a mangé de notre Adolphe comme les autres. Ce n’était pas un Nazi, seulement un Allemand, et tout jeune, encore. Un enfant malade, on le soigne, c’est ce que j’ai dit aux Alliés. Et ce jour-là, ils n’ont pas eu de cochon. Ils avaient leur singe, de toute façon.

Saleté de boîtes. J’ai toujours détesté les boîtes, mais celles-là c’était autre chose : un goût d’Amérique, un goût de liberté. Comme les cigarettes, les chewing-gums et le coca-cola. Après la libération, je n’ai plus jamais touché une seule cigarette ni même un chewing-gum : inhaler de la fumée et mastiquer comme un ruminant, c’est tellement stupide… Pardon ? Le coca-cola ? pouah ! ah non, merci ! ça donne des renvois. Mais à ce moment-là, ça me paraissait presque bon.

Et le miel de la guerre, lui aussi je l’avais trouvé bon, cet ersatz de miel fait avec on ne saura jamais quoi, il avait vraiment un goût de miel, pour ça les Allemands étaient doués, ils vous faisaient du pain, du beurre, du miel, du sucre, du café, on aurait presque pu croire que c’était du vrai. D’ailleurs ils ont dû conserver les recettes, parce que le café qu’on nous donne ici, il a presque le même goût que celui de la guerre. Mais c’est normal puisque c’est la guerre. Pendant toutes les guerres, le café a le même goût.

En grimaçant, elle boit le contenu de la tasse posée à côté d’elle.

VI

Je n’ai jamais mis de lait dans mon café, mais ce matin j’en ai eu envie. Ce n’est pas bon, je n’en prendrai plus, mais je suis contente tout de même parce que…

Près de chez nous, il y avait une ferme, c’est là que j’allais chercher le lait, et Georges aussi, c’est comme ça qu’on s’est rencontré. Dès la première fois, son sourire, et puis tous les jours ensuite. Au début, quelques mots à peine : « Bonjour Mademoiselle, au revoir Mademoiselle, à demain peut-être »…

Et puis, un bout de conduite jusqu’au bout du chemin qui longeait le champ, après, il prenait à droite et moi je continuais tout droit. Il me parlait de son métier : il construisait des maisons. Il me parlait de sa femme aussi, et de son fils.... Et puis il me racontait des histoires drôles, avec des mots à lui, des expressions qu’il inventait.

Parfois le soir, elles me reviennent, alors je ris toute seule dans mon lit, mais tout de suite après, je suis triste. L’humain n’est pas plus fait pour rire seul que pour vivre en solitaire. Pour être joyeux, il faut être au moins deux. Georges et moi, nous étions deux…. Et bien plus, même, parce que très vite, nos familles sont devenues amies. Les dimanches, c’était une fois chez nous, une fois chez eux. Nos parties de cartes l’hiver… Et nos sorties en montagne, l’été… tous ensemble… Ah ! C’était le bon temps ! On ne s’ennuyait jamais…

Et nos premiers rendez-vous… Comment ? L’hôtel ? Vous n’y pensez pas ! Pas question ! Georges mettait tout ce qu’il avait dans son affaire, c’est tout juste si lui et Françoise s’accordaient un salaire. Pendant des années, nous avons connu les champs, les sous-bois, les banquettes des autos. Mais quand on s’aime, on se moque bien du confort, pas vrai ?

Et puis, son deuxième est né. Bien sûr, c’est moi qui avais fixé les règles, et dès le début : dans sa vie de couple, rien ne changerait, jamais. Mais de là à mettre au monde un nouvel enfant…

Ce que j’ai pu pleurer ! Mais il n’en a rien su. Et puis à force de pleurer, je me suis consolée et on a continué à s’aimer, toujours plus fort… C’est pour ça que je ne comprends pas. Il pourrait tout de même venir me voir de temps en temps, non ?

Ce doit être Françoise, elle aura appris quelque chose. C’est cette vieille harpie qui se fait passer pour Monique, c’est elle qui le lui aura dit. Cinquante années de prudence, et voilà qu’à cause d’une vieille mégère, tout s’effondre, je te perds et notre bel amour est à l’eau.

 (Elle scrute le public) Il y a bien des Messieurs ici, je pourrais me trouver un autre fiancé. Il y en a deux ou trois qui sont encore pas trop mal, pas trop décatis. Ils me font de l’oeil, pendant les animations du mercredi. Et aux anniversaires, surtout, quand ils ont un petit coup dans le nez.  Ces jours-là, il y a de la musique. Je vois bien que ça les démange, de m’inviter à danser. Mais je les fusille du regard, alors ils n’osent pas. Je suis comme ça, voyez-vous : fidèle jusqu’au bout.

Musique 5 : Tango dansé par les Filles en rose avec un téléphone.


 

VII

Tiens, vous êtes toujours là ? Non, non, restez, vous ne me dérangez pas…

Je crois que j’étais un peu fatiguée, tout à l’heure. Mais j’ai fait un petit somme et maintenant, ça va mieux. Il paraît que Monique est venue, mais je ne me suis pas réveillée. Il faudra penser à m’excuser quand elle reviendra. Elle comprendra, elle est comme moi, Monique, elle ne sait pas en vouloir aux gens.

Non, ce n’est pas vrai. Une seule fois… Mais cette fois-là, il faut bien reconnaître qu’il y avait de quoi. La naissance de son deuxième m’avait peinée, mais je ne lui en avais pas voulu. C’est quand le troisième est arrivé que je n’ai pas supporté. Le troisième, vraiment, il n’était pas obligé.

Alors je suis partie. Un remplacement dans un collège technique à Metz. Mais je suis tombée malade presque tout de suite. Faire cours avec deux cannes, ce n’était pas possible. Alors je suis rentrée. Je l’ai revu…et mes cannes, je les ai vite oubliées.

Mais dans tout mal il y a un bien : Oui, parce que figurez-vous que c’est à Metz que j’ai compris ce que je voulais faire vraiment. La couture, bien sûr j’aimais ça, mais l’atelier… non, je ne me voyais pas y passer toute ma vie. Le concours n’était pas facile, et moins encore pour moi qui n’avais pas été à l’école longtemps. A Zuydcoote, j’avais appris à lire et à compter. J’écrivais sans faute, mais tout le reste, je l’avais appris seule. Comment donc est le mot ? Ne m’aidez pas, surtout, hein ! Non, laissez, ça me revient… Autodidacte. Oui. C’est ce que j’étais. Mais là, c’était tout autre chose : Quand j’ai vu le programme, quand j’ai vu ce qui m’attendait, je me suis dit que jamais je n’y arriverais.

C’est grâce à Georges, si j’ai réussi. Il avait confiance, lui. Même la séparation ne lui faisait pas peur. Il savait bien qu’après l’école normale, on se retrouverait.

A mon retour de Toulouse, j’ai été nommée à Altkirch. J’y suis restée jusqu’à la fin.

Ma chambre chez Madame Litty. Une toute petite chambre, pas de cuisine, juste un réchaud, et les toilettes sur le palier, mais c’était mon premier vrai chez moi. Et Georges venait, chaque jeudi, il venait, et ma logeuse qui fermait les yeux, elle faisait semblant de ne rien voir… Aujourd’hui chacun reçoit qui il veut, mais à l’époque…

J’ai conservé ma couverture, celle que Georges m’avait donnée. Oh ! elle en a vu des choses, elle pourrait vous en raconter… Tenez, par exemple : Le jour où elle a bien failli brûler, et nous avec. C’était un jeudi d’hiver, un jeudi très froid de février, j’avais placé mon radiateur tout près du lit, la couverture avait glissé. On ne s’était aperçu de rien, bien trop occupé… Et puis, tout d’un coup, ces flammes… Georges a juste eu le temps d’ouvrir la fenêtre et de jeter la couverture dans le jardin. Il y avait beaucoup de neige, les flammes se sont éteintes toutes seules. J’ai coupé la partie brûlée et j’ai remis la couverture sur mon lit. Elle ne m’a jamais quittée, c’est même la seule chose de chez moi que j’ai emportée ici. Souvent, Monique me dit que je devrais me débarrasser de cette vieille chose tout élimée dont elle se demande bien pourquoi j’y tiens tant. Mais : Chut ! Vous ne lui direz rien, n’est-ce pas ? Cette couverture, ce sera notre secret.

 

Vous avez vu, tout à l’heure ? Non ? Mais si, souvenez-vous ! Dire que c’est moi qui n’ai plus de mémoire… Les filles en rose… Pas bien intéressantes, les gamines, mais elles avaient avec elles un appareil que je n’avais jamais vu, qui s’est mis à vibrer et dans lequel elles ont parlé. Généralement je suis discrète, je sais me tenir, mais là, impossible de résister. Elles m’ont expliqué que c’était un téléphone, mais un téléphone comme je ne savais pas qu’il en existait : sans fil, sans rien, qu’on emporte partout avec soi.

Je me suis mise à rêver, à imaginer ce qu’aurait été notre vie à Georges et à moi, si on avait eu chacun un appareil comme celui-là. Moi, bien sûr, je ne l’aurais pas appelé, Françoise aurait pu entendre, mais lui, il aurait pu m’appeler n’importe quand, je n’aurais pas été obligée de rester chez moi à attendre, des heures et des heures, comme je l’ai fait pendant tant d’années. Et je me suis dit une fois de plus que décidément, c’est beau, le progrès !

 

VIII

Elle se met à chercher partout.

Mais où ai-je bien pu les fourrer … Vous pourriez m’aider, tout de même  !

Moi qui de ma vie n’ai jamais rien égaré, je commence à chercher les choses, je les pose n’importe où et ensuite je ne les retrouve pas. Mes lunettes, ma canne, je passe un temps fou à les chercher, et maintenant mes clés. Pourtant je les range toujours au même endroit, dans la pochette intérieure de mon sac à main, mais celui-là non plus je ne le retrouve pas. Il me les faut pourtant, j’ai laissé le gaz allumé, et la porte du garage n’est pas fermée.

Mais non, je suis bête, je n’ai plus de chez moi et je n’ai plus d’auto non plus. Je devenais dangereuse au volant, paraît-il. Dangereuse, moi ? Allons donc ! Jamais un accident, pas un seul en plus de trente ans. Les derniers temps, oui, peut-être un peu, mais pas tellement, et en tout cas, je n’ai tué personne.

S’il n’y avait pas eu cette histoire de feu rouge brûlé… Enfin, brûlé, c’est beaucoup dire, il y avait du soleil, on n’y voyait rien, rouge, vert, comment savoir, ils sont tellement mal fichus, ces feux… Mais quand Monique l’a su, elle s’est affolée. Elle a toujours été froussarde, Monique, surtout avec les autos. Bref, elle a dit qu’il fallait la vendre. D’abord, je ne voulais pas, mais c’est une forte tête, Monique. Moi aussi, mais comment faire : trop petite… je ne fais pas le poids.

Pourtant, je l’aimais, mon auto. Et j’y tenais d’autant plus que jusqu’à quarante ans je n’avais pas pu en avoir. Les automatiques, c’était en Amérique, mais chez nous, trois pédales, deux jambes obligatoires et si possible d’égale longueur, et tant pis pour les éclopés, tant pis pour les mal foutus.

Une DAF. Petite, blanche, pas très belle, mais qui roulait comme n’importe quelle autre automobile. Dès qu’elle a été commercialisée, j’ai dit à Monique : C’est exactement ce qu’il me faut. Ni une ni deux, je l’ai commandée. Le cirque que ça a été pour installer les pédales de l’instructeur… À l’auto école, ils ne voulaient pas, mais j’ai insisté tant et si bien qu’ils ont fini par accepter, et mon permis, je l’ai réussi du premier coup. Fini les bus, les cars, les trains et les tramways ! Ah ! j’étais bien fière, au volant de mon auto, je pouvais enfin aller où je voulais, quand je voulais, parfois le soir, je roulais, je faisais des kilomètres et des kilomètres, juste pour le plaisir de me sentir comme les autres, et libre, libre comme je ne l’avais jamais été…

 


Musique 6 : Chanson « Tous les matins, dans mon auto », avec chorégraphie des Filles en rose.

Tous les matins dans mon auto

Je roulais jusqu’à mon boulot

Pluie verglas neige et brouillard

Rien ne me mettait en retard

Bien au contraire j’arrivais

Au lycée toujours la première

Petit coup d’œil aux circulaires

Puis je préparais le café

Et dans ma classe on travaillait

On entendait les mouches voler

Jamais je ne m’asseyais

Toujours debout à circuler

 

Et quand à l’heure de la récré

Les collègues étaient éreintés

Je leur racontais des histoires

Qui chassaient toutes leurs idées noires

De blagues en blagues de rires en rires

Ils retrouvaient le sourire

Et quand enfin la cloche sonnait

Ils étaient à nouveau tout frais

 

Pour les élèves, c’était pareil

Quand ils avaient du vague à l’âme

C’était toujours chez Mademoiselle

Qu’ils venaient verser deux ou trois larmes

 

Oui mais surtout n’allez pas croire

Mademoiselle n’avait rien d’une poire

Si j’étais ange gardien

Je maniais très bien le gourdin

Coups d’semonce leçons de morale

Pastoresse en ma cathédrale

J’excellais à distribuer

Les heures de colle en guise d’Avé

 

Car en effet Mademoiselle

Tenait en réserve sous son aile

Le doux zéphir et l’aquilon

Les caresses et le pilon

Et dire qu’il est bien fini

Le temps du lycée et des rires

Me voilà vieille et décatie

Et je n’ai plus que mes soupirs

Dans mes moments de désarroi

Moi je repense à ce temps-là

Ce temps à jamais enfui

Où la vie m’était paradis

IX

Mon père, on l’a enterré. C’est dégoûtant, la terre, les vers, et Stéphanie dans le même trou à peine six mois après, cette promiscuité dans la pourriture, les chairs qui se liquéfient, les humeurs qui se mêlent, quelle horreur ! Mais pas moi, non, pas moi ! Une urne qui me ressemble, toute petite, bien proprette, voilà ce que je veux. Le dire à Monique quand elle viendra.

Je me demande bien ce qu’il y aura après. Rien, sans doute. Ou alors… Seigneur, si jamais tu existes, emmène-moi dans ton paradis, mais s’il te plaît, fais en sorte qu’il soit gai, peuplé de jeunes gens vigoureux et de belles jeunes filles bien d’aplomb sur leurs deux jambes, et qu’en guise de louanges, on y joue des valses, des tangos, et même de ces danses de sauvages que je n’ai jamais aimées.

Je te serai dévouée pour l’éternité, Seigneur, je ferai tout, tout ce que tu voudras, pourvu qu’en ton Paradis il n’y ait pas de vieux !

Les Filles en rose :

Amen !

 

Musique 7 : passage dansé des Filles en rose, avec des pistolets roses


X

La vieille est encore venue avec le petit chien.

Comment se peut-il que mon Mock… Moi à sa place, je retournerais chez Monique, c’est elle, sa maîtresse, pas cette horrible chose toute décharnée.

Elle m’a demandé comment ça s’était passé chez le dentiste… Elle doit être complètement gâteuse, la pauvre : qu’est-ce que j’irais y faire, chez le dentiste ? (Elle montre ses dents) Vous voyez bien : des dents parfaites, jamais une carie. Mais je n’ai pas voulu la contrarier, j’ai dit : « Merci, Madame, vous êtes bien aimable de vous soucier de moi ». Elle m’a répété une ènième fois qu’elle était Monique, pas « Madame », et que je fasse un effort pour me souvenir, et elle s’est mise à pleurer. En larmes, elle était encore plus laide que d’habitude. Alors je me suis dit « Cause toujours, tu ne m’auras pas », et j’ai fermé les yeux, j’ai fait semblant de dormir. Elle a fini par s’en aller. Ouf ! Bon débarras !

Elle doit être folle, complètement folle, ou alors, c’est… comment dit-on, déjà… Mais si ! Vous savez bien : ces gens qui se font passer pour quelqu’un d’autre… il y a une expression pour ça… non, non, ne m’aidez pas, ça va me revenir… ah ! oui, voilà :  usurpation d’identité. Oui, ça ne peut être que ça. Si j’avais la force, je porterais plainte, ces gens-là sont dangereux il faut les enfermer.

Ou alors, elle boit, c’est affreux, une femme qui boit.

J’en ai connu un, d’alcoolique, un vrai. C’était à Toulouse, le frère d’une de mes camarades de l’Ecole Normale. Même qu’il me faisait la cour… Dieu merci, j’avais Georges. Je préfère ne pas imaginer ce qu’aurait été ma vie avec un homme comme lui.

 

 

 

 

 

Musique 8 : Chanson Rien que du vin, avec chorégraphie des Filles en rose.

Marie, Parlé sur l’intro musicale :

On a beau dire que c’est une maladie, moi je dis que c’est du vice, un point c’est tout. Je ne sais pas ce qu’il a bien pu devenir. Il a dû finir dans la rue. C’est là qu’ils finissent tous.

Chanté :

Pour finir tu as renoncé

A serrer la main de tous ces gens

Tu gardes tes mains bien enfoncées

Au fond de tes poches et puis tant pis

S’ils restent tout bêtes les gens

Leur main tendue et ignorée

Peau flasque tachée pleine de plis

Peau flasque tachée pleine de plis

Pourquoi faudrait-il se raser

La barbe c’est bien plus élégant

Tu ne portes plus de chaussettes

Il faut les laver trop souvent

Tes chaussures ne sont pas très nettes

Un rien défraîchies abîmées

Pas très propres tes vêtements

Non, pas très propr’s tes vêtements

Et te voilà tout délabré

Maintenant tu vis de presque rien

A toi tu n’as vraiment plus rien

Plus rien du tout tu es léger

Tu ne te nourris que de vin

Et parfois d’un quignon de pain

Très peu de pain beaucoup de vin

Rien que du vin soir et matin

Sur la fin de la musique, Marie fait mine de goûter la pastèque. Les filles en rose la regardent, réprobatrices, avec mouvements saccadés de la tête,  avant de retourner s’asseoir.

XI

 

C’est curieux, cette chose qu’elles ont mise dans mon assiette tout à l’heure. J’ai goûté, ce n’était pas mauvais, rouge, juteux, sucré, mais tous ces pépins… finalement j’ai tout laissé. Après, les filles en rose sont venues débarrasser et elles m’ont grondée :

Les filles en rose crescendo, chacune à son rythme :

Vous n’avez rien mangé, ce n’est pas bien ! Il faut manger, Marie, il faut manger ! 

Marie se bouche les oreilles et les arrête d’un grand cri : Je mange ce que je veux, à mon âge, je ne vais tout de même pas me forcer. J’ai dit en Alsacien : « Was der Bür net kennt, das esst er net  : Ce que le paysan ne connaît pas, il ne le mange pas », mais je n’ai pas traduit. Elle n’ont pas compris, tant pis pour elles. C’est tout de même bien dommage que notre langue se perde…

 


 

XII

Photo 6 : Stéphanie Toutes regardent la photo

Tiens ! Ça, c’est étonnant… Elle ne vient jamais… Pourtant, c’est bien elle, oui, pas de doute, c’est Stéphanie... Toute jeune, mais je la reconnais parfaitement. Et cette robe… C’est celle qu’elle portait le jour où… Oh ! J’en ris encore….

C’était en 28, à la fin mars ou au tout début d’avril, ça, j’en suis tout à fait sûre, et pour cause…

C’était un samedi. Elle était allée au mariage d’une de ses amies. Mon père ne l’avait pas accompagnée, sans doute occupé à ses prières… parce que oui, il faut vous dire que chez les adventistes, le samedi, on ne travaille pas, on ne se distrait pas : on prie.

Mais bon, ce samedi-là, Stéphanie avait dérogé à la règle, elle était allée marier sa copine comme il se doit, en grand tralala. Elle avait mis sa robe brodée de perles, une de ces robes à la mode charleston, et ses cheveux qui lui allaient la taille, elle les avait roulés sous la nuque pour faire croire qu’ils étaient courts. Mon père n’aurait pas accepté qu’elle les coupe, il disait que c’était contraire à la religion, mais moi je crois plutôt qu’il aimait caresser ses beaux cheveux longs.

Toujours est-il qu’en partant, elle avait dit : « Je serai de retour pour le déjeuner », mais à midi, personne, à une heure, rien, et à deux heures, toujours pas de Stéphanie à l’horizon.

Mon père, fou d’inquiétude -et sûrement aussi l’estomac dans les talons- a eu une idée de génie : il m’a fait mettre à genoux en face de lui, et nous avons entamé la plus longue série de prières qu’il m’ait jamais été donné de réciter. Prières entrecoupées comme il se doit de lectures de la bible. C’est moi qui lisais, parce que je savais y mettre le ton, j’étais douée pour ça, et puis j’avais de l’entraînement.

Sur les coups de cinq heures, voilà Stéphanie qui se pointe, rayonnante, ravie, tout essoufflée, elle s’excuse à peine : C’était un si beau mariage, elle ne pouvait pas s’en aller comme ça, comme une voleuse, et puis elle avait retrouvé des amies, elles avaient papoté, et bref, elle n’avait pas vu passer l’heure.

Mon pauvre Papa ! C’est l’une des très rares fois où je l’ai vu pleurer.

Photo 7 : Antoine

À mon avis, il avait été pris d’une sainte frousse à l’idée qu’elle puisse s’en aller, le quitter pour un plus jeune, un plus grand, un plus beau. Il n’était pas laid, mon père, pas laid du tout, mais il était tellement plus petit qu’elle, et surtout, tellement plus vieux…

On m’a envoyée me coucher très tôt ce soir-là, mais pas moyen de fermer l’oeil, parce qu’à côté, ce rodéo ! Et neuf mois plus tard… Monique braillait dans son berceau.

 

 

XIII

 

Musique 9 : Danse des filles en rose, avec des bijoux.

Marie se réveille, se lève, fait des va et vient, regarde dans les coins…

Cette fois ça dépasse les limites du supportable. Vous, la vieille qui m’épie la nuit, les cris, les coups, mon armoire sens dessus dessous, passe encore, mais ça, non ! Ma bague et mon collier ! J’ai cherché partout dans la chambre, dans l’armoire, dans le tiroir de la table de chevet, dans la salle d’eau et jusque sur le balcon, rien, disparus, envolés.

On me les a volés. Oui, volés. Pas étonnant, avec ces filles en rose et ces filles en blanc qui défilent à longueur de temps, jamais les même têtes, toutes ne peuvent pas être honnêtes, les gens ont des bijoux et parfois même des sous, c’est tentant, forcément, alors l’une d’elles aura été tentée, et hop, entre deux coups de balai, ni vu ni connu, pas vu pas pris : dans sa poche, ma bague et mon collier. Ou alors c’était la nuit, mais oui, puisque je ne les quitte jamais. Encore heureux qu’elle n’ait pas coupé mon doigt, ça s’est vu déjà, le voleur coupe le doigt et… Oh ! c’est dégoûtant…  Mais ça ne se passera pas comme ça ! Oh non ! Cette fois, je porte plainte. Monique va venir. Elle me conduira.

Elles sort très dignement, puis revient.

Elle aussi, alors… Ma Monique, complice de tout ce qui se passe ici… Elle est venue, elle a regardé ma main et mon cou et elle a dit : « Mais enfin, Marie, regarde : tu vois bien que tes bijoux sont là ».

Bien sûr, je les vois, ces pacotilles ! J’ai beau oublier des choses parfois, je n’en suis tout de même pas là ! Ils m’ont mis ces imitations ridicules pour que je renonce à porter plainte. S’ils croient pouvoir me berner comme ça…

Elle somnole en criant.

Ils ont dû avoir peur. Oui, très peur, parce que quand je crie… Et j’ai crié très fort tout à l’heure. Ensuite, je ne sais plus, j’ai dû m’endormir. Mais je leur ai fait peur, ça, c’est certain, parce qu’à mon réveil, mes beaux bijoux étaient de retour.

J’ai fait comme si de rien n’était, inutile de pavoiser, mais à l’intérieur, je jubile : Je leur ai fait mordre la poussière, je les ai terrorisés.

Tu vois, mon Georges, je suis encore capable de me défendre. Je veux bien passer sur beaucoup de choses, je veux bien qu’on me prenne tout ce que j’ai, mais ta bague et ton collier, bas les pattes, pas touche ! Un temps. Et demain, j’irai faire des emplettes. Il me faut un pleutran, mais un gros, pas comme le fato et l’étonnationnat de la dernière fois. Je le mettrai là, devant moi. Il sera à moi, rien qu’à moi. Personne n’y touchera.

 


Musique 10 : Les Monstres

Les filles en rose se placent autour d’elle, en robots, avec des lampes de poche sous le menton.  A la fin, elles retournent à leur place où elles s’affalent, endormies.

Bas les pattes pas touche on ne me touche pas

Je suis sur les ondes de Georges vous ne comprenez donc pas

Ma place est réservée mes valises sont prêtes

Bas les pattes vous autres

Georges Georges je suis là attends-moi

Bas les pattes

Laissez-moi

Laissez-moi

Epilogue

 

Cette fois, j’ai bien cru que ça y était. Mais non : recalée ! Encore une fois on n’a pas voulu de moi.

J’avais pourtant tout bien révisé, de ce côté-là rien à me reprocher, mais les concours, vous savez ce que c’est : on a beau travailler et travailler, c’est une loterie, on ne peut jamais être sûr de rien.

Pourtant, j’étais confiante et j’avais d’autant moins le trac que Georges était là.

Les Filles en rose préparent le matériel des Parques : Quenouille garnie de fil de laine, ciseaux.

Il tenait dans sa main mon beau diplôme tout neuf et nos deux billets, j’étais fin prête, tout excitée, cette fois c’était la bonne, on allait partir tous les deux et jamais on ne reviendrait.

Mais ça n’a pas marché. Il me tendait sa main, j’allais la prendre et puis il s’est volatilisé.

Mais ce n’est pas grave, je le connais, mon Georges : il finira bien par retrouver le chemin.

Musique 11 :  Elle était mon amie 

Les Filles se mettent en ligne derrière Marie. Elles déroulent lentement la pelote de laine.

Marie reste parfaitement immobile.

Ce que ça peut être long

C’est incroyable ce que ça peut être long

Mais ne t’inquiète pas mon Georges

Bientôt je serai près de toi

Enfin seuls tous les deux

Oh je sais bien ça ne durera pas

Bientôt Françoise sera là elle aussi

Mais en attendant ce sera toujours ça de pris

Mais non ne t’en fais pas elle ne saura rien.

Je me ferai toute petite

Ce sera comme avant

Ce ne sera pas bien grand

Mais s’il y a de la place pour nous deux  (L’une des Filles place les ciseaux sur le fil de laine comme pour le couper)

Il y en aura pour elle aussi  (Les Filles ferment les yeux)

Après tout… Elle était mon amie (Marie garde les yeux grand ouverts)

Noir sec

Saluts

Les Filles avancent de part et d’autre du fauteuil. L’une aide Marie à se lever tandis que les deux autres posent au sol quenouille et fil de laine.

Toutes enjambent le fil et avancent pour les saluts.

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