La lumière de l'aube

coppelia

J'ai écrit ce texte à l'occasion d'un concours sur le séjour qu' Henri Matisse effectua en Polynésie en 1930. j'ai imaginé qu'il y partait en compagnie d'un ami qui n'avait jamais voyagé. Cet ami est le narrateur.

« LA LUMIERE DE L’AUBE »

La nuit dernière, le souvenir de Tahiti est revenu me hanter. Je me suis réveillé frissonnant, les articulations douloureuses, la gorge sèche. Mon grand âge en était certes la cause mais toutes ces images, mêlées en un maelstrom de couleurs, m’avaient singulièrement perturbé. Ayant tenté en vain de me replonger dans le sommeil, je me levai, les jambes flageolantes et me dirigeai vers les rayonnages où je gardais mes souvenirs les plus précieux. Balayant du regard ces objets familiers, je m’arrêtai sur une photo. Je la saisis, la main tremblante. Sur le cliché, deux hommes déjà âgés, les vêtements froissés, l’air hagard, une couronne de fleurs autour du cou, se tenaient côte à côte sur la passerelle d’un bateau dont on devinait la silhouette en arrière-plan. Au dos, j’avais écrit : « Avec Matisse : arrivée à Papeete – 1930 ». Ces quelques mots ravivèrent en moi une foule de souvenirs, des sensations, des visages oubliés depuis longtemps. Et lentement, la mémoire me revint.

Matisse et moi étions amis depuis fort longtemps mais sa notoriété avait quelque peu espacé nos rencontres. Néanmoins, nous avions plaisir à nous retrouver de temps en temps et il me montrait ses œuvres, me faisait partager des bribes de sa vie, si différente de la mienne. Il aimait par-dessus tout me raconter ses voyages, ses découvertes et se moquait gentiment de ma sédentarité : « Un jour, je vous emmènerai loin d’ici ! » me disait-il en riant. Je lui répondais que j’étais parfaitement heureux ainsi.

Aussi ressentis-je un sentiment de panique lorsqu’un jour froid de janvier, Matisse vint me rendre visite, m’annonça qu’il partait pour Tahiti et qu’il souhaitait que je l’y accompagnât.

Tahiti, un nom qui n’évoquait rien pour moi, un point sur la carte du monde que je mis longtemps à découvrir parmi ceux constellant l’Océan Pacifique.

Moi qui n’avais jamais quitté mon village natal de Provence, cette île en forme d’infini me paraissait si lointaine, si improbable que je ne pouvais l’imaginer. Comment y vivait-on ? Quels en étaient les us et les coutumes ? Toutes ces questions et bien d’autres m’assaillirent et je restai prostré dans mon fauteuil bien longtemps après que Matisse eut pris congé.

Les jours suivants, je me plongeai dans les récits de voyage de Bougainville, Stevenson et Melville. J’y trouvai des promesses de paradis mais finalement, bien peu d’éléments susceptibles de me rassurer. J’avais peur comme on peut avoir peur de l’inconnu, peur de quitter mes petites habitudes, peur de mourir loin des miens et finalement, peur de ne pas vouloir revenir.

Je me mis également en quête de vêtements appropriés et réglai les aspects administratifs qu’un tel voyage pouvait engendrer. J’en profitai aussi pour rendre visite à ma mère. Son âge avancé ne lui permettait pas de considérer cette aventure avec l’objectivité nécessaire. Aussi, me contentai-je de lui donner les renseignements indispensables, peu susceptibles de l’inquiéter.

Le jour fatidique arriva. Après avoir rejoint le port du Havre, nous embarquâmes à bord du paquebot « Ile de France » à destination de New York. Je fus impressionné par les proportions du bateau. C’était une véritable ville flottante dans laquelle je me perdis plusieurs fois, déambulant telle une âme en peine à la recherche d’un repère salvateur. Je fus également surpris et quelque peu gêné par le luxe ostentatoire déployé pour séduire les passagers. Je n’en avais pas l’habitude, ayant un train de vie plutôt modeste.

Après une traversée calme, nous accostâmes dans le port de New York. Nous fûmes impressionnés et conquis par les dimensions de la ville, la verticalité de son architecture audacieuse, les arêtes vives des buildings. Nous étions bien loin de la rondeur des collines de Provence. Puis, nous traversâmes les Etats-Unis en train, en direction de San Francisco, d’où nous embarquâmes pour Tahiti, à bord d’un vieux vapeur anglais peu confortable. Les distractions étant rares à bord, je passais mon temps sur le pont à contempler cette immensité d’un bleu profond et changeant qui hantait tant de voyageurs avides d’aventures ou de solitude. Le soir, la voûte céleste se couvrait de myriades d’étoiles mais j’avais perdu mes repères et ne connaissait aucune de ces galaxies de l’hémisphère sud.

Je respirais l’air vif et salé du large, la bouche ouverte pour mieux m’imprégner de ces senteurs marines qui m’étaient inconnues.

Les jours s’écoulant, je ressentais une excitation croissante mêlée de peur. Et peu à peu, cette dernière prit le dessus. La nuit, la nouvelle Cythère prenait l’apparence d’un monstre surgi des flots, me saisissant entre ses griffes et m’entrainant avec lui au fond de l’océan. Je me réveillais alors en sueur, perdu. Jamais je n’ai confié ces cauchemars à Matisse. Ma fidélité et ma parole envers lui me l’interdisaient.

Enfin, en ce jour de mars 1930, nous accostâmes à Papeete. Debout sur le pont, je fus immédiatement assailli par des odeurs inconnues, sucrées et entêtantes. L’aube se levait à peine mais je perçus tout de même la silhouette de hautes montagnes au pied desquelles la petite ville était blottie.

Peu à peu, je distinguai une foule nombreuse que l’arrivée du bateau avait attirée. La notoriété de Matisse l’avait devancé, aussi nous fûmes vite entourés par des hommes et des femmes curieux et enthousiastes à notre descente de la passerelle. Jamais de ma vie je n’avais vu d’aussi belles personnes : les hommes avaient fière allure, vêtus de leurs plus beaux atours, mettant en valeur une musculature harmonieuse. Les femmes, à la chevelure sombre et bouclée cascadant sur leurs épaules, portaient des cotonnades fleuries magnifiant leur peau merveilleusement cuivrée. Cette chaleureuse carnation aux subtiles nuances, allant de l’aspect du miel doré que les apiculteurs de mon village recueillaient au pied des Alpilles, au teint chaud du caramel roux, suscitera en moi, longtemps après notre retour, une douce émotion. Je n’aurais pu imaginer semblable diversité humaine, une telle explosion de grâce et d’amabilité. Pressés, un peu étourdis par le parfum lourd des colliers de fleurs dont nous avions été ceints, nous nous retrouvâmes entraînés vers une voiture par des amis de Matisse venus nous accueillir. Nous fûmes conduits à l’hôtel Stuart qui serait notre résidence pendant notre séjour.

Je ne pourrais décrire précisément la chambre qui m‘avait été attribuée. La mémoire d’un vieil homme ressemble hélas aux pièces d’un puzzle qu’un vent capricieux aurait dispersées. Mais le souvenir d’une fenêtre ouverte sur le front de mer où était situé notre hôtel est resté gravé dans ma mémoire. Je revois encore la balustrade au-delà de laquelle s’étendait la vue sur le port. Une goélette blanche se balançait doucement au gré de la brise et sa mâture semblait embrasser le ciel d’une même intensité de bleu que la mer. Au loin, on distinguait la silhouette de l’île de Moorea, couronnée de nuages pommelés. Bien des années plus tard, une toile de Matisse ravivera en moi cette vision belle et à la fois violente d’un monde qui m’était inconnu, que j’allais devoir appréhender et qui me faisait peur.

Les jours qui suivirent furent consacrés à la découverte de l’île et je crois que jamais je n’avais ressenti un tel choc. C’est comme si nous avions été dans un autre monde. Lorsque je vis le lagon pour la première fois, l’émotion fut si forte que je dus m’asseoir. Imaginez une étendue d’eau présentant toutes les nuances de la couleur bleu. Sur le bord de la plage, une transparence légèrement bleutée s’intensifiant peut à peu pour devenir turquoise. Au loin, la barrière de corail ourlée d’une bande d’écume semblable à de la dentelle. Au-delà, le bleu profond de l’océan, semblable au saphir. L’air était rafraîchi par la douce caresse des alizés qui rendaient la chaleur supportable. J’aurais voulu que cette vision fût la dernière de mon vivant. Il ne m’aurait pas déplu en cet instant, d’être englouti par le sable blanc sur lequel j’étais assis, y laissant une trace éphémère. Les couleurs étaient si intenses qu’elles paraissaient irréelles, presque agressives pour mon regard habitué à des tons plus doux. Par la suite, je découvris les plages de sable noir. J’en fus si déconcerté que lorsque j’en saisis une poignée, je m’attendis à voir des taches noires sur mes doigts.

En tournant le dos à la mer, nous pouvions apercevoir la silhouette imposante de l’ancien volcan qui avait modelé ce paysage fantastique. Les parois abruptes de basalte sombre s’élevaient vers le ciel, striées de vallées et d’échancrures semblables à des blessures. Les crêtes acérées ressemblaient aux dents d’une mâchoire géante. Sur les flancs de la montagne s’épanouissaient des jeunes pousses d’un vert tendre et des arbres majestueux au feuillage dense. Des fleurs aux couleurs éclatantes ponctuaient ça et là cet univers foisonnant. Tout était démesuré, éclatant, presqu’étouffant. Je me disais que la nature, avant que l’homme n’y apparaisse, devait ressembler à cela et je me sentais comme un intrus. Matisse m’observait avec amusement mais je le sentais fasciné lui aussi, gravant dans sa mémoire les couleurs qu’il restituerait plus tard dans ses œuvres.

Les semaines se succédèrent, entre promenades, visites et conversations. Chaque jour, je déambulais dans les rues de Papeete, profitant de la relative fraîcheur des heures matinales. J’aimais me rendre au marché, admirer les étals de poissons  fraichement pêchés, respirer l’odeur entêtante des fleurs de tiaré et les senteurs de vanille et de coco. Je me fondais dans la foule bigarrée, écoutant les accents chantants de la langue tahitienne et toujours, j’étais émerveillé par la beauté des femmes, la grâce de leurs gestes. Parfois, j’achetais une mangue, un ananas ou une papaye que je dégustais lentement, assis face à la mer puis je rejoignais l’hôtel à pas lents, sous la morsure brûlante du soleil.

Nous eûmes aussi l’occasion de parcourir d’autres îles de l’archipel et à chaque fois, ce fut le même émerveillement, la même clarté  qui m’étourdissait. Peu à peu, je m’enfonçai dans une douce torpeur que j’attribuai à la chaleur étouffante et humide que je supportais difficilement. Tous les matins voyaient naître la promesse d’une journée chaude et ensoleillée, à la lumière aveuglante. Le temps semblait suspendu, comme si le jour n’allait jamais prendre fin. C’était grandiose et inquiétant à la fois.

Mais, je ressentais parfois un grand vide et je compris que je commençais à m’ennuyer. Mon univers, mes habitudes, les collines de Provence et même la pluie me manquaient.

Un matin, en revenant de ma promenade quotidienne, j’aperçus Matisse qui m’attendait, l’air soucieux, un télégramme à la main. Il ne dit mot et me le tendis. Lentement, les lettres écrites prirent forme dans mon esprit et je pris conscience qu’une page était tournée : ma mère venait de mourir. Ce que je redoutais le plus s’était produit et bien que je me sois préparé à ce moment, j’étais triste de ne pas avoir eu le temps de lui faire mes adieux et de lui expliquer tout ce que j’avais vécu dans ces îles. Je repris lentement le chemin du port et je m’assis face à la mer. Au loin, pour la première fois depuis notre arrivée, la silhouette de l’île de Mooréa se détachait, parfaitement visible sur le ciel limpide. J’y vis le signe d'un hommage silencieux, comme si la montagne se découvrait respectueusement. Je sentis alors les larmes couler sur mon visage et je sus qu'il était temps de rentrer chez moi.

Je reposai la photo. Lentement, je me dirigeai vers la fenêtre. Le soleil se levait sur les collines, les auréolant de rose poudré. Matisse a quitté ce monde, laissant une œuvre immense remplie de rêves et de lumière. Je le rejoindrai bientôt. Mais il me restera jusqu'à mon dernier souffle, le souvenir ardent d'une fenêtre ouverte sur le port de Papeete et l’éblouissante lumière de l’aube.

FIN

« J’irai vers les îles pour regarder sous les tropiques si la nuit et la lumière de l’aube ont une autre densité. »

Henri Matisse

  • Un grand merci, cela me fait très plaisir. Je n'ai pas d'autres textes pour le moment, je l'avais écrit alors que j'étais plus disponible (en convalescence). Mais maintenant avec le boulot, j'ai moins de temps. Mais des projets sont en train de murir.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Dsc 0241 465

    coppelia

  • Très très beau texte. Belle écriture, très poétique. Montre-nous d'autres textes, Coppélia! CDC :-)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Img 20121021 113137 500

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