La machine à buzzer

Jérémy Da Silva

L'épopée du roi des jeux télévisés

Ce jour-là, il l'attendait depuis longtemps. C'est SON jour de consécration. Il n'aurait pas cru en arriver là, lui qui a commencé à appuyer sur des boutons lors de sa puberté... pour soigner son apparence ! Il le sait depuis toujours, mais se le répète encore plus frénétiquement, en son fort intérieur, au moment même de passer sous le feu des projecteurs de "Question pour un champion". D'une démarche déterminée, il vient se poster devant son pupitre. Visage imperceptible, qui renvoie inconsciemment à l'archétype du "premier de la classe". Lunettes carrées de bureaucrate, chemise à fleurs et concentration à toutes épreuves. S'il est ici, c'est pour mener à bien sa mission. Remporter la victoire, coûte que coûte. Au diable l'injonction naïve de Pierre de Coubertin ! Du moins, ses concurrents feraient mieux de la prendre au pied de la lettre. Tant qu'ils resteront dans l'optique de l'importance de participer avant toute autre chose, le chemin vers la victoire sera pour lui moins ardu à arpenter... La première manche est à l'image de ce qu'il s'était figuré. Une simple formalité. Un apéritif au combien léger face à son appétit monstrueux. Ce jeu là, il s'y était préparé plus que n'importe quel autre. Le remporter s'avère être son but suprême dans la vie. A côté de cela, fonder une famille est une activité des plus marginales. Il mange "QPUC". Il boit "QPUC". Il dort "QPUC". N'importe qui vous le dira, la clé c'est l'entraînement. Alors, pour arriver à sa fin, il n'a pas lésiné sur les moyens, en développant entre autres toutes sortes de repères mémo-techniques mêlés à un acharnement inconditionnel. La culture G n'a plus de secrets pour lui. Son cerveau en ingère quasi H24. A son lieu de travail, il a des postits avec inscrites dessus des connaissances futiles, qu'il se doit d'emmagasiner, au cas où celles-ci feraient un jour l'objet d'une question. On est jamais trop prudent ! Un jour, il a même été jusqu'à enregistrer sur son MP3 des réponses, issues d'un des nombreux "Trivial Pursuit" qu'il a en sa possession. Pourquoi? Afin d'optimiser son temps en fonction de son mode de vie si particulier, et ainsi d'accroître son rendement au quotidien. Au lieu d'écouter le dernier tube de Black M (ce qui n'est pas plus mal, soit dit en passant...) dans les transports en commun ou avant de s'endormir, il préfère donc s'écouter lui-même. Réduire ses relations humaines au strict minimum fait partie des concessions qu'il s'est imposée pour parachever son lent apprentissage. Le samouraï s'est exilé de son dojo pour aller conquérir un quart d'heure de buzz médiatique. Dès lors, il se moque tout à fait de profiter du temps présent, seul sa victoire future lui importe. Lorsqu'il sort vainqueur de la manche 1, avec une large avance, cela ne le surprend guère. On voit d'emblée, à sa façon d'agir, qu'il avait anticipé le protocole qu'entraîne une qualification précoce vers la manche 2. A peine Julien Lepers lui confirme que c'est bon, il entame l'action qu'il répète chez lui depuis plusieurs mois, à savoir la poignée de main à ses adversaires, pour leur témoigner malgré tout d'un fair-play qu'il peine à simuler. Mais il a tellement l'air d'un automate qu'il va jusqu'à surpendre son voisin de droite, en lui tendant la main sans le regarder dans les yeux. Normal, il est "dans sa bulle" à ce moment là, se disent les téléspectateurs. L'histoire pourrait s'arrêter là. Vous connaissez la suite. Lorsqu'il enchaîne quatre réponses dans la deuxième manche, il sait qu'il a gravi les marches du succès. Cela se confirme dans la dernière manche avec un récital technique. Il prend le trône, pas avec le glaive mais avec sa tête. Le roi des jeux télés serait-il intelligent?

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