LA MAIN DE RUSSELL
Catherine Killarney
Qu'est-ce que je m'ennuie… Comme ils sont assommants… Je ne voulais pas venir à ce dîner, j'étais sûre que j'allais me barber comme jamais avec ces vieux grincheux bourgeois persuadés de détenir la vérité sur tout. Marc m'envoie parfois des petits regards navrés. Il sait. Il a peur de me perdre. Etre en couple avec une jeune femme de 25 ans quand on en a 50, ce n'est pas évident. On a beau s'aimer très fort, on a beau rajeunir au contact de l'autre, ou au contraire mûrir… le problème, ce sont les amis. Marc n'aime pas les miens et j'ai toutes les peines du monde à me faire aux siens.
Le second plat n'arrive pas. Au moins ça m'occuperait. Mais nos hôtes se disputent sur l'utilité d'un vote Macron pour éviter le Front National. Avant nous avons eu droit à l'Alzheimer de Mamie Arlette, à la difficulté de trouver de bonnes maisons de retraite pour les vieux parents, si tant est qu'ils acceptent d'y aller, et même à la dégringolade constante du CAC 40.
Je m'en fiche, moi, du CAC 40 ; j'ai pas de sous.
Ça doit faire un bon quart d'heure que je triture une boulette de pain. Ou plus précisément une boulette de mie de pain. Parce qu'avec la croûte, on ne peut pas modeler quoi que ce soit et tout l'intérêt de l'activité réside dans ce matériau malléable qu'est la mie et de se livrer peu à peu à une petite sculpture. J'ai pris discrètement un peu de mie, puis encore, et encore, jusqu'à obtenir la quantité souhaitable. Laissant sur la table une rondelle de croûte peu esthétique et visiblement peu politiquement correcte vu les sourcils froncés de Marc.
Je la ramollis, la boulette, je la chauffe, pour bien amalgamer la matière. C'est tout un art. Elle est grosse comme une noisette, ce n'est pas assez, mais je ne peux décemment pas attraper une seconde tartine.
Quand j'étais petite j'adorais façonner des boulettes à table. Ma mère me disputait toujours. « On ne joue pas avec la nourriture ! » ou bien « Ce n'est pas poli ! ». Mais j'aime ça, moi, la mie de pain. J'aime bien la manger, c'est doux et sucré. Ou bien j'aime la malaxer, ça me détend. Ça doit être agréable pour le boulanger le moment où il pétrit sa pâte.
Ils ont du beau pain, chez les bourgeois. Sûrement pas acheté au supermarché. Il faut faire travailler les petits artisans, les petits commerçants, tout ça. J'avoue que cette mie est fabuleuse, d'un léger gris de nuage, qui serait traversé par un timide rayon de soleil. Il y a toujours une petite nuance de jaune dans le gris de la mie de pain. Le pain est un élément tellement basique, comment se fait-il qu'il y ait de telles différences d'une boutique à l'autre ? Du pain de pauvre et du pain de riche, du pain en boule, en baguette, strié ou en épi, aplati ou rebondi… Combien de boulangers s'activent de par le monde en ce moment, pour fabriquer de la croûte et de la mie, que des hordes de gens avaleront, certains affamés, d'autres blasés, d'autres irrespectueux, comme moi, qui se contenteront de jouer avec la mie…
Elle est bien ronde, ma boulette. Je suis assez fière de moi. Si j'étais seule, je pourrais commencer à essayer de façonner un minuscule visage, mais franchement je crois que là, quelqu'un s'apercevrait de mon total désintérêt. Je ne voudrais pas faire honte à Marc.
Petite boulette… je vois soudain cette scène de film avec Russell Crowe, la main en gros plan qui avance, caressant le blé doré… C'était dans Gladiator, j'avais adoré la symbolique. Le blé depuis l'aube des temps qui fournit le pain. Rien n'a vraiment changé. Et même, certains en manquent toujours… Au lieu de se disputer avec leur Macron et leur Marine, ils feraient mieux de regarder ma boulette et revenir à l'essentiel. Le pain, la vie, l'humanité.
Qu'est-ce qu'on fiche sur terre, bon sang ? Dans cet univers immense, insondable, infini, qui suis-je, moi petite fourmi en train de malaxer de la mie de pain… pendant que des millions de gens en manquent ? La belle main de Russell Crowe qui glisse parmi les épis…
- Et vous Nora, vous en pensez quoi ?
Je sursaute.
- De Russell Crowe ?
J'adore le ton , la boulette de pain comme dėfouloir et la profondeur de ce qui est exprimé, malgré l'apparente légèreté. . Bien vu !
· Il y a presque 8 ans ·marielesmots
Merci Marie !
· Il y a presque 8 ans ·Catherine Killarney