La maison bleue

Mitaine Crocq

La maison bleue.

05 JUILLET 1984- 19 heures 5 minutes.

J'aurais dû naître un 04 juillet. Ca aurait eu de la gueule.

J'aurais dû naître un jour universellement célébré. J'ai loupé mon entrée.

Né un 05 juillet.

Ce jour là, Mitterand faisait sa loi avec Mauroy, le parc national des Cévennes se jumelait à celui de

Saguenay au Québec, et Fignon gagnait au Mans.

C'est nettement moins glamour. Mektoub.

Si mon jour ne resplendit pas d'un peu de la gloire de l'Oncle Sam, j'arrive en pleine célébration des

indépendances algérienne, vénézuélienne, et cap verdienne, c'est déjà ça.

C'est aussi la date du solstice d'été de l'île de Man, c'est donc comme si moi aussi, j' avais connu le jour le plus long.

Enfin, maman surtout.

Moi? J'ai suivi.

Né un 05 juillet.

Born to be alive quoi.

N'allez pas croire que je nais bilingue.

On est en 1984.

Le foetus super héros, l'enfant ultra perfectible, le premier âge aux capacités incommensurables, tout ça est encore loin.

Personne n'a eu la brillante idée de bombarder le ventre de nos mères avec du Shakespeare, du Cervantès, ou du Goethe.

Pas encore.

N'allez pas croire que je suis mignon. En vérité je vous le dis, je suis aussi beau que bilingue.

Hypocrisie universelle, état de grâce originel, conjuration superstitieuse visant à prolonger l'enchantement sur nos premiers jours.

Après cela, place aux jeux, sans joker ni dés pipés.

Arène et gladiateurs, larmes et poussière, remplacent fées et marraines enchanteresses.

Avant ça, c'est la minute de gloire, l'éloge hyperbolique, la logorrhée superlative.

La naissance a cela de commun avec la mort qu'elle fait ressortir chez tous ce qu'il y a de meilleur, même lorsque ce meilleur n'existe pas.

La naissance, c'est un peu notre première oraison : on débarque en ce monde couvert de lauriers, on le quitte encensé, sans jamais savoir si ç'est mérité.

La première fois il ne nous est pas donné de s'en souvenir, la seconde, de l'entendre.

En ce 05 juillet, l'épithète qui me correspond le mieux, c'est bleu, prisonnier que je suis d'un lacet que le jargon médical qualifie d'ombilical.

Une fois perméable à l'air, je suis déjà plus admirable.

Je serais carrément divin si je hurlais pas.

On me pose sur une dame. C'est maman.

Pendant longtemps, j'ai pensé que « maman », c'était un prénom en soi.

Comme j'ai longtemps pensé que Georges Sand et François(e) (Z)Hardy étaient masculins. La vie est pleine de certitudes, le jeu consiste a masquer sa surprise le jour où elles s'effritent.

En fait, maman se fait appeler Florence par les gens venus la voir.

Des gens qui remplissent la pièce.

Des gens, ou plutôt des mises en plis offensives, des permanentes bouffantes, des pantalons plissés assez stretch, aux bas évasés desquels on retrouve un peu des seventies.

Des couleurs chatoyantes agressent mes yeux tout neufs. Une haie d'honneur est venue me saluer.

D'un côté s'alignent des chemises pelle à tarte suintant la virilité, de l'autre des épaulettes surdimensionnées débordantes de féminité.

Les eighties quoi.

Je découvrirai bientôt la voiture, aux sièges recouverts de poils. Poils qui recouvrent également le volant, dans une harmonie fascinante de bon goût. Sur la plage arrière repose, selon les goûts, un fabuleux napperon, ou une merveilleuse poupée, figée dans un pas de flamenco.

Puis, plus tard, une fois à la maison, la tapisserie fleurie, aux tons brun-oranger.

Mais pour l'instant, peu me chaut.

On me pose sur maman. La douceur de sa poitrine vaut bien ses entrailles.

Elle est jolie maman. Pas parce que c'est la mienne, mais parce qu'elle est jeune, et ferme. Des cheveux hepburniens, longs mais frisés cascadent sur ses épaules, et elle rigole joliment. Suffit de regarder ce sourire pour être convaincu que la vie doit être simple, et belle.

Papa aussi, il est beau. Comme elle, il est jeune et brun. Ses cheveux sont longs aussi, et une fine moustache encadre sa bouche, qui rigole joliment. C'est un homme mon papa, mais il a les traits fins.

Chemises et épaulettes l'appellent Pierre.

Florence et Pierre ont la même taille, le même âge, l'air de s'aimer. Je me dis que je suis bien tombé.

Sur ses genoux, il a une petite fille de deux ans environ, toute blonde, mais vraiment blonde.

 Aussi blonde que mes parents sont bruns.

C'est ma soeur, Claire.

J'ignore si ses yeux lui ont valu son prénom, mais ils me font crever de jalousie.

En fait, je n'ai encore rien de narcissique, sinon je pourrais apercevoir dans le reflet de ses yeux un regard azur semblable, semblable et différent, le mien.

Claire darde donc sur moi un regard mi fasciné, mi inquisiteur.

Sans le savoir, elle vient de saluer la naissance de «celui qui va lui pourrir quelques unes de ses meilleures années».

Autour de nous, je connais personne. Pour moi, ces gens ne sont encore que des inconditionnels d'ABBA.

Comme tout le monde, mes premiers mois n'ont rien de fascinants: je dors, je mange, et, par voie de conséquence, je défèque.

Ceux qui affirmeront le contraire sont des veaux.

1990 : 6 ans.

Ma famille est improbable.

Comme partout alors, elle compte au moins une Renault 4L, ou une dauphine.

Comme beaucoup, petits, on nous lavait dans un lavabo, avant l'aménagement des vraies salles de bains.

Comme de nombreux camarades, on a, dans le jardin derrière chez mes grands parents maternels, une énorme balançoire verte, à sièges jaune pétant, qui nous propulsent dans les airs mes cousins,

Claire et moi.

On passe beaucoup de temps chez mes grands parents maternels.

D'abord parce que papa et maman, ça va pas fort.

Ensuite parce qu'on est tout près de l'école.

Surtout parce qu'on s'éclate.

On est les trouvères de l'élastique, les chevaliers du colin maillard, les Livingstone de la chasse aux chatons, les rois du cache cache, les dieux du 123 soleil, les Prix Nobel du Jacques à dit, que j'appelle encore le « Jacquadi a dit ».

Je dis aussi « dessinnimés » et « douhors » au grand désespoir de mon oncle qui tente de nous inculquer, en plus de l'idiome humain, l'heure et le laçage de nos chaussures.

Mais mes grands parents sont pas vraiment humains, j'en suis maintenant convaincu.

Mon grand père, c'est une sorte de titan, très gentil, mais fort, et increvable.

Quelquefois, lorsqu'il parle de sujets de « grands » avec les « grands », il hausse sa voix tonitruante, et tape du poing sur la table. J'en ai des frissons d'aise. Comme ceux qu'on a chez le coiffeur, ou à côté d'une personne qui tourne calmement les pages d'un livre.

Parce que Papi, il est fort. Y'a qu'à regarder la table qui gondole à l'endroit où son poing s'abat.

En été, en plein cagnard, il fauche ses prés énormes.

Puis, dans sa finette où saillent ses muscles encore jeunes, il fane. Et lorsque tout est sec, il en remplit des toiles de tissus, qu'il appelle des cendriers, à dégueuler. Il les porte ensuite au grenier sur son dos, tout seul, tel Atlas ployant sous son fardeau.

Nous, pendant ce temps, on chasse l'orvet mis à nu.

Ca paraît peu, mais à cet âge, l'orvet, c'est un peu notre hydre de lerne.

Des fois aux repas de famille, ils racontent l'histoire de leur maison, les travaux qu'ils y ont fait. Et bin, mon grand père, il portait des poutres de plus de 10 mètres tout seul.

Ma grand mère le traite d'ours, mais en fait, c'est Hercule.

Une sorte de titan aux multiples talents. Parce qu'il sait tout faire mon grand père.

S'il était nain, mon grand père, sûr que ça serait le Multipass du Fort Boyard.

Il est un peu cordonnier, lorsqu'il perce nos ceintures ou nous menace gentiment de sa trique de cuir.

Des fois, et j'aime moins, il joue à l'apprenti coiffeur, et nous fait des raies phénoménales, qu'on s'empresse de défaire une fois sur la route pour l'école.

Il cuisine aussi, il s'occupe de la barbaque surtout. Il plume et t'ouvre une poule comme personne, et pèle un lapin en cinq sept.

Il manie le bois comme le béton. Papy, c'est Bob le Bricoleur avant l'heure.

Papy, c'est un géant, mais plus le genre bon gros géant.

Un après midi, il nous surprend à la lisière du bois, et nous raconte affolé avoir croisé une créature abominable, hideuse, un être hybride, qu'il nous décrit savamment. On se carapate vers la maison,

crachant nos poumons, les traits marbrés par la peur, les cordes vocales proches de la rupture, les tempes vrombissantes. Bolt peut se rhabiller parce que ce jour là, on assure. On assure tellement qu'on perd Papy de vue. Alors, une fois derrière la maison, on l'attend.

Il arrive enfin, serein, le pas lent, des larmes de rire inondant ses joues, content de lui.

Papy c'est un titan.

Mamie est pas mal non plus. Mamie c'est La Déméter de la famille.

Elle assure au jardin. C'est même pas un jardin qu'elle a, c'est un champ. Un champ dont la moindre parcelle couve un mystère. Elle nous dit de pas courir là, de pas marcher ici, et après quelques temps, lorsqu'on voit la croute de terre craquer et donner vie, on comprend.

Notre parcelle préférée, c'est celle des fraises. On les soigne, on les guette, on attend qu'elles rougissent puis c'est la razzia. On les cueille discretos, et on part les noyer dans la crème fraîche que mamie nous fait chercher chez le fermier du village, une crème si riche que l'INPES en crèverait.

Alors, ça croque sous la dent, et ça te ravit le palais.

Lorsqu'elle a fini au jardin, elle s'occupe de ses fleurs, et là aussi, elle gère.

Y'en a partout.

Des géraniums, des capucines, des oeillets, des pétunias, des dahlias.

Le soir, lorsque j'ai pas école le lendemain, je l'accompagne dans sa tournée d'arrosage. Elle me raconte des trucs, m'apprend des machins. Je comprends pas tout, mais juste de la voir souriante et euphorique, j'attrape un air béat malgré moi.

Je la suis à travers les allées les soirs d'été, lorsque la terre une fois délaissée par le soleil laisse éclater ses effluves en un bouquet épicé. Alors je comprends le sourire de mamie.

Mamie, son sourire, il est magnifique. Je comprendrai bien plus tard pourquoi j'ai l'intime conviction de connaître la Meryl Streep de la télé.

Après l'arrosage, on « pose un cul » sur le banc encore ensoleillé devant la maison.

Et alors, c'est la fête. Oncles et tantes rentrent du boulot, alors on cause.

Enfin, moi j'écoute simplement. Les voisins passent, et eux causent.

Des amis d'enfance de Papi aussi, dont les souvenirs lui font briller les yeux.

Les soirs d'été devant la maison, c'est the place to be pour tout connaître de chez nous.

J'aime l'été. J'aime l'été à la maison bleue. Oui, parce que leur maison est bleue et énorme.

Un autre truc énorme, c'est le camion de l'oncle Michel. Il habite la même rue, et s'arrête jaser un peu en passant. On décrète alors l'abordage du camion et l'occupation de la benne.

D'autres soirs, Raymond le voisin brame dans le goulot de son arrosoir, alors on lui répond dans une impro magnifique. Ces soirs-là, c'est conversation du troisième type.

Lorsqu'on n'est pas devant la maison en train de bloquer son camion, c'est qu'on est devant Intervilles

Ces soirs là, on est tellement excités qu'une boule de bonheur semble couver sous notre abdomen, une boule qui émerge délicieusement lorsque le générique emplit la cuisine avant de s'échapper par les fenêtres ouvertes sur ces nuits qui nous font adorer l'été, une de ces boules de bonheur naif et simple que l'âge dénature, désenchante et galvaude de cette sagesse méprisante qu'on lui croit rattachée.

Lorsqu'on n'est ni devant la maison ni devant la télé, c'est qu'on chasse le hanneton.

Les hannetons sous le gros arbre, c'est comme Papy qui tape sur la table, c'est comme chez le coiffeur, c'est comme quelqu'un qui humecte les pages d'un magazine avant de les tourner, ça chatouille quelque part.

Mamie, c'est la déesse de la terre, un truc comme ça. Sinon, elle serait épuisée de faire tout ça, mais c'est pas le cas. Elle sautille, enjambe, arrose, fane.

Quelquefois aussi, je l'accompagne au cimetière, rendre visite aux anciens. Faut la suivre en vélo!

Suis tout le temps derrière, parce qu'avec ses « deux coups de pédales », elle me sème.

Puis, lorsqu'elle rentre, elle te transforme ses légumes en nourriture. Faut voir ça.

Elle pèle, hache, coupe, fait dorer et revenir.

C'est la symphonie des cocottes, la mélopée des oignons, la valse du persil.

Parce que mamie, en plus de mes cousins Claire et moi, elle cuisine pour toute la famille.

Ca fait donc Papy et elle, nous les quatre gosses, ma tante Edith, mon oncle Thierry, et mon oncle Philippe.

Toute manière, peu importe combien on est, y'a toujours ce qu'il faut sur la cuisinière, et je l'ai jamais vu plus heureuse que de se serrer encore un peu pour accueillir quelqu'un.

Mamie, c'est les patates et les carottes, et le boeuf et l'agneau qu'elle multiplie.

Elle nous écrit aussi des billets de courses et nous envoie chez le boucher et le boulanger.

Ben croyez moi ou pas, mais ses quantités sont toujours pile poil comme il faut. Mamie, elle compte en livres, j'ai jamais vraiment compris, mais c'est toujours juste.

Ma grand mère, c'est Déméter je vous dis.

En automne, vous croyez qu'elle s'ennuie mais non. Elle nous amène en forêt ramasser champignons et châtaignes, chercher des pommes de pins pour allumer le feu en hiver.

Et une fois le feu allumé en hiver, elle tricote des trucs auxquels je comprends rien avec un sourire énigmatique.

Lorsqu'elle a fini, c'est pratiquement sûr qu'un nouveau membre vient agrandir la famille ou celle des amis.

Tout en maniant l'aiguille, elle joue avec nous aux petits chevaux ou au jeu de l'oie lorsqu'il pleut, tout en nous faisant réviser nos leçons.

Ma grand mère, c'est Déméter.

Forcément, avec des parents pareils, ma mère est spéciale aussi, vous pensez.

Je l'avais déjà compris rien qu'en la regardant.

Elle a la beauté d'une déesse bien sûr, mais y'a pas que ça.

C'est la gardienne d'un trésor ou un truc comme ça.

C'est d'ailleurs pour ça qu'avec papa, ça va plus.

J'ai capté ça dans quelques conversations espionnées.

Les grands ils disaient « Pierre va vouloir les garder aussi ».

Ils parlaient d'une pension aussi, qui posait problème. Ca doit être une sorte de pension de guerre, pour services rendus.

Papa aura donc voulu mettre la main sur le trésor dont maman est la gardienne, mais comme maman lui reproche sa manière de vivre et ses absences, ça détone.

Faut dire que papa, c'est un corsaire, un truc comme ça.

C'est pour ça qu'on le voit pas souvent et qu'il cherche toujours des trucs. Il est en chasse.

Il a pas de bandeau sur l'oeil, mais il a les cheveux longs et le regard malicieux.

Il a pas de perroquet, mais une pétoire dort dans le couloir.

Il est tellement souvent sur mers qu'on le voit que certains weekends ou pendant les vacances.

Comment je sais qu'il est corsaire?

Parce que maman, elle associe son prénom aux bars, aux ivrognes, et à des filles légères.

Avec ça Papa, c'est clair qu'il est corsaire.

Papa, depuis qu'il n'est plus avec maman, il n'a plus le sourire rigolo.

Il boit plus, et mange trop aussi. Puis il arrête pas de nous questionner sur maman, sur ce qu'elle fait, et où elle est.

Moi j'ai compris qu'il cherche son trésor mais Claire m'écoute pas.

Claire s'en fout de tout ça parce qu'avec Papa, ça se passe bien. Il est euphorique avec elle, et impatient de rencontrer ses « zamoureux ». Le samedi soir, ils sont toujours d'accord pour regarder Sébastien c'est fou.

Moi, c'est pas pareil. J'ai surpris dans les conversations des gens de la famille paternelle, que je serais pas de lui.

Je sais pas bien ce que c'est « être pas de lui », mais je suis de maman, ça c'est sûr.

Je suis aussi blond que Claire, on a les même yeux bleus, mais je suis apparemment le seul à avoir un problème de provenance. Je suis made in on ne sait pas.

Alors j'ai trouvé un truc pour capter son attention.

Lorsqu'il pose des questions sur maman, je prends un air mystérieux, je me transforme en détenteur d'un secret bien gardé.

J'ai copié ça sur le Père Fouras du Fort Boyard.

En fait, je connais rien de secret, mais le Père Fouras non plus, c'est tout écrit sur son grimoire.

Alors papa, il me taquine pour que je crache le morceau. Comme j'ai rien à cracher, mon petit jeu dure pas bien longtemps. Va falloir que je trouve autre chose.

Depuis qu'elle n'est plus avec papa, maman ressort un peu, avec sa soeur et d'autres amies.

Et alors là, elles se font belles. Elles le sont déjà, mais là, c'est encore pire.

Faut dire que maman et sa soeur, on voit qu'elles sont soeurs. Elles se ressemblent tellement qu'obligé c'est des nymphes jumelles. Elles ont dû être affectées à leur mission en binôme, pour tromper l'ennemi avec leur ressemblance, ou avoir deux fois plus de pouvoirs.

Nous, on saute sur leurs lits et on a le droit de les regarder se pomponner, jusqu'à ce qu'elles quittent le bercail, alors on va se coucher.

Quelquefois, elles sortent déguisées, comme pour ne pas se faire reconnaître.

Maman, c'est sûr une déesse. Ou une nymphe, ou peut être bien une muse mais un truc comme ça.

Du coup, j'ai cogité.

Je suis sûr que c'est ma mère, donc si elle a un truc spécial, moi aussi.

J'ai longtemps cherché.

Je suis doué en classe, mais ça, y'en a plein, et on peut pas tous être spécial hein.

Alors j'ai cherché encore et j'ai trouvé.

A l'école, pour le sport, on part à la salle polyvalente, et y on court longtemps, comme une course de fond.

Bin avec mon copain Yann, on est non seulement les premiers du peloton, mais souvent, on s'échappe à deux, et on court le plus longtemps aussi. Quand tout le monde en est à cracher ses poumons, Yann et moi on tourne toujours en rond, même pas essoufflés.

Donc on a hérité de ça, on est rapide comme l'éclair.

Des sortes de Flash Gordon, ou des Hermès aux baskets ailées.

En plus, la mère de Yann, c'est une amie de la mienne. Donc tout ça se tient.

Sa mère, ça doit être une espèce de déesse aussi.

A part Yann et moi, y'a pas d'autres demi dieux à l'école, si ce n'est Laure.

Ah ! Laure !

Si c'est pas la fille d'Aphrodite, jveux bien rendre mes pouvoirs.

Laure est juste magnifique. Tous les gars en sont fous, les filles peut être aussi remarque.

Mais je crois qu'elle nous aime bien, Yann et moi, alors on forme une sorte de Triumvirat, une alliance tacite, incorruptible et jalousée. On se fait des cadeaux et on se bécote derrière les poubelles.

1991: 7 ans.

Ca commence à devenir sérieux entre maman et papa.

Devant la maison des grands parents, y'a un fourgon bleu.

Papi est vert.

J'ai toujours cru qu'il avait peur de rien, ni de personne.

En fait, c'est mieux que ça. Papi, il a peur, mais il passe outre. C'est ça que font les Héros.

Alors, il nous envoie dans son établi, et part gérer la crise, seul.

Les bonshommes bleus parlent pour papa. Ca fait longtemps qu'on l'a pas vu.

Mais quand il doit être là, il est souvent sur mers, et là qu'il devrait pas être là, il envoie ses mousses nous chercher. C'est leur casquette qui me fait penser que c'est des mousses.

Papi leur claque la porte au nez. Ils repartent penauds.

Papi, il gère. Un titan je vous dis.

Cela dit, le soir, ça gère un peu moins.

C'est la cellule de crise comme ils disent sur antenne 2.

Maman hurle presque, mais je sens qu'elle retient des larmes.

Elle parle des condés, ça doit être les mousses de cette aprèm'.

Elle est sanguine comme Papi, aussi, elle éructe de rage en voyant le culot de mon corsaire de père.

Après ça s'emballe, je saisis pas tout.

Tout ce que je sais, c'est qu'il y a deux clans.

Le paternel, avec sa famille friquée et ses bons avocats, et le clan de maman.

Moi je me dis que logiquement, entre les titans et les pirates, c'est les premiers qui gagnent, mais ça paraît pas si simple.

Ce qui me paraît simple, c'est qu'il va falloir choisir bientôt, et ça me retourne les tripes.

Corsaire, nymphe? Nymphe, corsaire?

Papa est drôle et funky.

Plus autant qu'avant, mais il monte encore sur le toit pour gratter contre nos volets pour nous effrayer papa.

Et il se déguise en Père Noël, et il aime le bob, et la luge.

Puis papa, il a une méhari dans laquelle on fait des road trips.

Il est pas souvent là mais c'est son métier qui veut ça.

Alors sa mère nous garde. Mamie Monique.

Elle est gentille mamie Monique. J'ignore si elle a des pouvoirs mais elle a peur de rien, c'est la mère d'un pirate, faut pas lui en conter...

Mamie Monique, elle a vu son mari mourir égorgé dans ses bras. Elle a fait veuve un peu trop tôt, alors elle a appris à faire le boulot des hommes. Et elle gère assez.

Mais elle est souvent occupée, et elle a appris à vivre seule, alors il manque quelque chose.

Souvent, discrètement, on appelle maman, qui répond toujours. Elle trouve toujours un moyen de nous rassurer, ou un tour de passe passe pour prétexter avoir besoin de nous.

Quand mamie nous retrouve près du téléphone, elle se doute bien du truc, mais se vexe pas.

Elle nous propose de partir à la recherche de papa. C'est un peu comme jouer à

Où est Charlie?

On prend sa voiture, et sa voiture, elle broute souvent. J'ai jamais su si mamie le faisait exprès, mais ce qu'on a pu rire.

Alors elle passe devant tous les troquets du coin et klaxonne à tout va. Parfois, elle s'arrête, va y faire un tour et revient, impuissante.

Alors elle nous offre une autre série de secousse, et on rit à en oublier de chercher papa. Toute façon, on le trouve rarement.

Aussi, on cherche les vêtements de papi mort, et on lui fait des défilés, et elle rigole à en « pisser dans ses culottes ».

Puis, elle a une chambre verte, une chambre bleue et une rouge, et on y dort par roulement. Dans la bleue, les draps sont en satin, c'est froid et ça glisse. Dans la rouge, tout est en coton, c'est chaud et rugueux, et une des tables de nuit est envahie d'anciens réveils. On les règle souvent pour qu'ils sonnent tous ensemble, et on se carapate. Mamie dort dans la verte, mais lorsqu'on décide d' y dormir, elle nous la laisse, et part dormir ailleurs. Ca la dérange pas, c'est un peu comme partir en vacances.

On l'aime bien mamie Monique, et elle nous aime bien, mais il manque un truc.

Maman, bin, en plus d'être une déesse, c'est une maternelle.

Elle est toujours là, elle nous loge et nous nourrit, nous habille et nous élève. C'est ses mots.

Et des fois, je sens bien que c'est pas facile.

Quand ça va pas, elle nous dit qu'on a le choix, qu'elle peut faire nos valises si on veut, là, de suite.

Le coup des valises, ça m'a toujours fait flipper. Mais elle s'en sort bien quand même.

Moi je l'aime maman. Jle sais parce que mes yeux s'inondent toujours de larmes devant L'Ours.

Puis elle se rend malade aussi, pour ces histoires de mousses, de juge, de justice fantoche.

Lorsqu'avec les grands, elle parle de la famille de mon père, pensant qu'on n'écoute pas, scotchés devant la « réclame », moi je comprends bien que ça va être le choc des titans pour dans pas longtemps.

Je pense qu'en choisissant mon camp, ça va peut être aider, alors je choisis.

1992 : 8 ans.

Papa est pas en mission, il est là, et on est chez lui.

Il est pas très drôle.

Il fait des réflexions bizarres, rabaisse tout ce qui nous vient de « l'autre ».

Il m'énerve un peu quoi.

Et puis il est plus si beau, il a l'air las, et désabusé, il sent le tabac. Ses cheveux sont un joyeux bordel. La télé sa meilleure amie. La nourriture sa consolation.

Je le laisse palabrer avec les gens qui remplissent constamment la maison d'allers et venues,

entrainant dans leur sillage un flot de nicotine et de Ricard, et je sors. En fait, à part le petit déj' passé devant Les Polluards, jme fais chier.

Ce jour là aussi, je joue dehors, demandant régulièrement à Claire de venir, parce que « j'ai un truc à lui dire ».

Mais elle vient pas, alors je quitte la navire et mets les voiles direction la maison bleue.

Je descends la première rue, et tombe sur une connaissance du père corsaire, je feinte et fais machine arrière.

La seconde tentative est la bonne. Je marche plus, je cours, et ça je sais faire.

J'arrive chez mes grands parents maternels et franchis en pleurs la porte de la maison bleue.

Mamie Déméter me demande ce que je fais là, mais n'attend pas ma réponse pour m'enlacer.

Elle passe ses doigts dans mes cheveux, les parfumant de l'odeur des feuilles de tomates.

Je répète des «suis parti» à la suite, entrecoupés de hoquets.

De son tablier, elle essuie mes larmes.

Et là, c'est le drame.

Le téléphone sonne sans arrêts, j'ai envie de vomir.

Je suis pas si sûr d'avoir fait avancer le schmilblick finalement.

Claire est envoyée en émissaire et débarque me chercher. Elle fond en larmes lorsqu'elle comprend que je compte pas y retourner.

Elle décide de rester aussi.

Début d'une lutte hargneuse. A côté, la lutte finale, c'est du flan.

Le corsaire envoie ses sbires.

Sbires remballées.

Maman est convoquée à la gendarmerie.

Maman est relâchée.

Maman pleure, mais jamais à la gendarmerie.

Papa disparait en mer pour un bout de temps.

On se croise ici et là. On se parle à peine.

Les sbires reviennent.

Ils repartent.

On grandit.

On oublie.

On nous oublie.

Puis viennent les carnavals. Les deux familles en sont friandes.

Moi, c'est mon premier.

Je flippe de tout.

De tomber sur un membre de la famille adverse, de croiser le corsaire, de devoir m'expliquer sur mon petit putsch. J'expliquerais quoi d'abord?

Alors mamie Déméter me prend à part et m'explique que tout va bien se passer.

Dans la cuisine, elle me montre mes oncles Michel, Philippe et Thierry du doigt :

« Tout ira bien, ils seront là aussi tu sais. »

Et là, c'est comme une révélation.

Ma petite épiphanie.

Mes oncles ont un truc aussi.

En même temps, c'est les enfants de mamie et papi, j'aurais dû m'en douter.

Mes oncles, c'est les Trois Mousquetaires.

Y'a Philippe d'abord. Il a les cheveux longs et noirs, noués en queue de cheval, un bouc net, les traits et le nez fins. Philippe c'est l'Aramis de la famille.

Y'a Michel, débonnaire, bon vivant, le crâne légèrement dégarni, les traits ronds et pleins. Michel c'est notre Porthos.

Puis y'a Thierry. Les cheveux longs et fins, les traits gracieux. L'oeil brillant. Thierry, c'est Athos.

Ce qu'il y a de plus drôle, c'est que si je ne les connais pas à fond encore, je vais pas tarder à découvrir que leurs tempéraments collent parfaitement aux caractères des héros de Dumas.

Philippe, c'est le tapageur, le fanfaron donnant de la voix dans toutes les intrigues, présent dans tous les coups montés.

Michel c'est le jouisseur de la vie, l'homme des bonnes choses, la force faite homme.

Thierry, c'est le débatteur diplomate, le négociateur en chef, la tempête sous verre.

Mes oncles, C'EST les trois mousquetaires.

Je pars donc tranquille.

Ca se passe bien, j'entends vaguement hurler mon prénom à hauteur de la maison de mamie Monique mais je fais l'autiste.

Puis le cortège s'arrête à la salle. C'est là que se déroule la débauche annuelle à laquelle je ne peux encore pas participer.

Alors, je croise le corsaire.

Je dis plus papa, parce que ça veut plus dire grand chose, parce que s'il veut pas être mon père, je peux bien ne pas vouloir être son fils.

Corsaire, ça lui va tellement mieux. Il a un peu forci mais debout sur un banc, à se dandiner au son de l'orchestre, le goulot de gnôle aux lèvres, mon père a vraiment tout d'un corsaire perché sur un  bastingage. Un corsaire bloqué à quai.

Petit signe de tête.

Point.

Deux étrangers.

Ma peur me paraît a posteriori bien exagérée.

1995 :11 ans

1997 :13 ans

2000: 16 ans

2002:18 ans....... ni carte ni nouvelles.

Rien.

Oui, j'ai choisi mon camp, mais à 8 ans.

Après on grandit, on murit, on parle.

On peut en parler?

Non? Ah d'accord.

« Et toi Sacha, il fait quoi ton père ? »

« Il est corsaire. »

2006 :

Claire débarque à la maison avec Ludo. Elle rayonne.

Elle l'ignore, mais je connais déjà la raison de ce sourire, on me la fait pas.

« Je suis enceinte »

« Nooon! »

« J'ai contacté le corsaire...»

« Je comprends. Tu m'en veux pas d'attendre d'être enceint ».

En janvier, j'embarque pour un semestre à l'étranger.

Je décide qu'à mon retour, j'enclencherai d'un pas les retrouvailles...ou pas.

Après tout, la vie est plus souvent grise que blanche, ou noire...c'est pas faux.

Maman est sur le quai de la gare, elle pleure, légèrement courbée.

Les quais de gare, j'ai jamais rien trouvé de plus glauque pour des adieux, ni de plus ostensible pour des retrouvailles.

Je me tire avant qu'elle ne m'arrache une larme.

C'est une déesse humaine maman.

Mon semestre se passe merveilleusement.

L'ambiance est folle, la vie parfaite, les liens intenses.

J'améliore sensiblement mon anglais:

« two budweiser and a gin tonic, thanks »;

« I'm kind of drunk »;

« Hi guys, what's up? »...

Je gère les cours, magnifiquement.

Les soirées sont comme le gin, toniques.

I'm french, i'm cute.

Le temps file.

Un matin d'avril, lendemain de soirée arrosée, le téléphone pleure.

Ma roommate Mathilde m'extirpe du coma.

C'est maman.

Je rassemble mes neurones, m'éclaircis la voix et plaque le combiné sur mon oreille.

Maman pleure, moi j'ai peur.

C'est un de ces rares moments où l'on ressent la peur, la vraie, celle qui vous creuse de l'intérieur, qui vous suspend hors du temps, qui vous bloque la respiration et vous coupe les jambes.

Ces micro secondes où vous êtes tendus comme un funambule, figé dans une stricte immobilité où seuls vos pires scénarios se mouvent, juste avant que la réalité ne s'abatte en couperet, faisant basculer votre monde d'un côté ou de l'autre.

Je flagelle pour mamie, ma Déméter, ou pour mon Titan de grand père.

Ca tombe :« Ton père est mort. La nuit dernière, sur le sol de la cuisine. Embolie pulmonaire.»

Elle pleure.

Cette femme qui a tout géré pleure.

Elle pleure un homme absent, violent souvent, infidèle toujours.

Je n'ai appris ça que récemment, en faisant mes demandes de bourses pour l'étranger.

J'ai eu besoin de l'extrait de jugement de divorce. Maman me l'a tendu, inquiète, presque gênée.

Papa n'était pas corsaire.

Maman n'est une muse, si ce n'est pas mienne.

Le trésor disputé, c'était pas celui de Flint, ni de Stevenson.

Et elle pleure.

On parle deux, trois mots : le semestre, le temps, mon éventuel retour pour les obsèques.

Les 7000 kilomètres et le prix du billet décident pour moi. Le corsaire prendra la mer tout seul.

Je la rassure, tout ira bien, je ne veux pas qu'elle pleure pour deux.

J'endosse mon nouveau rôle de mâle, enfin, ce que je crois être mon nouveau rôle. Personne ne m'a montré, alors j'improvise, un peu comme lorsque j'ai appris à me raser. Là non plus, personne ne m'a appris, mais je pense faire comme il faut. Je dis « je pense » parce qu'à chaque fois que je me rase devant quelqu'un, je prie pour ne pas entendre un « mais qu'est ce que tu fais là? » amusé.

Je raccroche.

Mes jambes tremblent encore, mais j'ai les yeux secs.

Inquiète, Mathilde me questionne du regard.

« Mon père est mort ».

Je sors ça, pensant qu'en franchissant mes lèvres, les mots percuteraient mon esprit.

En fait, non.

Une embolie, pour un pirate, c'est pathétique.

« Et toi Sacha, il fait quoi ton père? »

« Il est mort. »

C'est à peine si je perçois le changement.

Deux étrangers.

Je file sous la douche.

Mes seules larmes me viennent du filet d'eau.

Je sors de la douche sale encore, souillé par l'immaculée sécheresse de mon reflet dans le miroir, sali par le regard flegmatique que deux yeux apathiques dardent sur moi.

Un seul visionnage  de L'Ours me retournerait davantage.

La journée passe, c'est jour de lavomatique, alors je vais au lavomatique, puis la soirée arrive.

Pour ceux qui savent, ou ceux qui l'ignorent, passer un semestre à l'étranger, c'est avoir toutes ses soirées bookées.

On ne veut pas me laisser seul.

Ils ne savent pas quoi dire, je ne sais pas comment être, je reste donc moi.

Je sors à une « party » comme un type normal un jeudi soir.

Je bois, ni plus ni moins que d'habitude, je ris ni plus ni moins que d'habitude.

Une fois que la tête commence à me tourner, j'arrête les frais et sors le prendre.

Je m'installe ou plutôt je m'affale contre la roue d'un énorme 4x4 américain.

On est en avril, il fait déjà chaud. Le ciel est clair, le jour commence à pointer, et la terre vomit ses senteurs.

Je pense à Déméter, à son jardin, aux soirées d'été, à la France, à lui.

Alors je pleure.

J'ignore si c'est de tristesse devant le choix dont la mort me prive, ou de sarcasme devant la décision que la vie m'épargne.

J'ignore si c'est pour lui, maman, Claire, ou moi-même que je pleure.

Je n'ai pas honte de devoir ces quelques larmes à l'alcool, on n'est jamais plus fidèle à soi même qu'ivre.

L'alcool méchant, l'alcool triste, l'alcool jovial, je connais pas. Je ne connais que des personnes méchantes, tristes ou joviales.

L'alcool ne fait que surligner. Il est notre loupe, et nous ses fourmis.

Le lendemain au réveil, des traces de pneu parcourent encore ma joue où des larmes ont coulé un certain soir d'avril...

Avril, mai.

Le semestre se termine....

...terminaux, aéroports, maison bleue.

Déméter est là, blanchie, un peu tassée. Elle affiche son éternel sourire hollywoodien.

Papi est là, ses muscles et ses articulations grippés lui rappellent ses exploits passés. Il tape encore sur la table quelquefois et son oeil pétille toujours de malice.

Maman est là, le visage un peu creusé, mais serein.

Claire est là, ronde.

Tout le monde est là. Les conversations fusent.

Je les abandonne un instant, enfourche le vélo de mamie, et passe faire une visite à mamie Monique.

On lui a pris son mari, puis son fils, il ne tient qu'à elle d'y gagner un petit-fils.

Contre les gouttières, une échelle est dressée. 75 ans.

Sur un fil, des pantalons sèchent.

Mamie Casse Cou

Je sonne.

Elle m'ouvre, me regarde et pleure.

Je me baisse pour l'embrasser, elle me murmure à l'oreille:

« Comme tu lui ressembles, si tu savais. »

Si je savais... 23 ans que j'attends de l'entendre.

« T'as son menton, puis son sourire, mais t'es fin et gracieux comme ta mère. »

La hache semble être enterrée. J'y jette à mon tour une poignée de terre.

2008 :

Claire se marie. C'est le bran le bas de combat.

Le cortège s'organise.

Toute la maison bleue est là.

Mamie Monique est là aussi, ultime représentante d'une famille décimée.

Mamie Déméter se tient à côté de son Atlas de mari.

Je prends douloureusement conscience qu'ils ne sont pas si increvables que ça, que l'âge les a rattrapé, mais ils sont encore là.

Je remercie le ciel, ou tout autre chose, ou quiconque pour nous les laisser encore.

Ce ne sont pas des titans, juste notre couple d'amants éternels, piliers de notre temple.

Derrière la maison bleue, on y cultive encore un petit jardin et on y pèle toujours le lapin.

Mais tout s'y fait plus doucement maintenant, comme si en ralentissant nos gestes, la vieillesse ajournait nos trépas en figeant nos vies, se muant de bourreau en complice.

Ma mère est là, dans ses plus beaux atours, entourée de sa soeur, compagne de toutes les infortunes, et de sa fidèle belle soeur.

Elles ne sont plus les nymphes d'autrefois, mais elles ont encore ce port altier des régentes du passé.

Les pères passent, les mères restent.

Elles enfantent, élèvent, passent le relai. Elles mettent en terre, se remarient souvent, fleurissent nos tombes parfois.

Certains font l'apologie de la virilité et de la force mâle, moi je rends hommage à une force féminine plus pérenne qu' ostensible.

Les Mousquetaires sont là aussi. L'un palabre pour le plaisir de ses auditeurs, l'autre rit à en pleurer,

le troisième attend la fin de cette mascarade et le début de la ripaille.

Les Trois Mousquetaires je vous dis.

La foule franchit le porche et s'engouffre dans la nef.

Claire ferme la marche, accompagnée du second mari de notre mère.

En la regardant, je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi elle est restée avec moi après ma petite rébellion, et si au moins mon malaise lorsque j'étais chez lui était le sien aussi.

Encore aujourd'hui, j'élude la question.

J'ai peur de la réponse, peur d'avoir choisi pour deux, peur de lui avoir volé des années avec son père, et de l'avoir privée d'un bras plus paternel aujourd'hui.

Certains versent une larme, moi, j'ai les aisselles qui pleurent.

La cérémonie se passe. Une prière s'élève en souvenir des défunts.

Je me contente d'une pensée dépourvue de griefs pour le corsaire.

Rien de dégoulinant d'amour, rien de dégueulant de reproches.

Juste une pensée amicale.

Il est là, juste de l'autre côté du mur, dans le cimetière qui jouxte l'église.

Puis il est aussi un peu là, comme une brise sur mes lèvres, lorsqu'à la sortie de l'église, je rigole joliment en reconnaissant Laure dans la foule.

Si elle n'est pas la fille de Vénus, je veux bien rendre tous mes pouvoirs.

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