La Maison de Grand-Mère

peter-oroy

C'est un passé lointain qui ressurgit toujours au présent de ma mémoire. Ma madeleine de Proust! (Tiré de mon recueil "Poussières de Lune")

Le soleil couchant éclabousse de poussière d'or nos pupilles fatiguées. Les objets déformés par notre vision troublée se parent d'une aura de lumière. A l'est la pénombre a déjà envahi le sous-bois. La fraîcheur inattendue du soir nous enveloppe d'un manteau d'humidité. Paris nous semblait si inhospitalier et étouffant de chaleur que nous avons quelque peine à nous acclimater au crépuscule montagnard. L'altitude, la proximité immédiate de la forêt… Demain il n'y paraîtra plus. Pas question pour l'instant d'aller gambader sous les grands sapins sombres. Nous nous installerons dans la grande chambre. La petite à côté étant libre, je me la réserve.

Les jambes encore molles de la fatigue du voyage en train, nous nous laissons attirer par la déclivité de la route menant au village. La laiterie encore ouverte nous permet de faire provision de beurre, de lait, d'œufs frais et de répondre à la rituelle question concernant notre présence en ces lieux. Devant nos mines défaites et notre peau trop blanche, on nous promet alors le paradis après avoir quitté notre enfer français. Quelle sollicitude !

Le reste des baguettes parisiennes palliera le manque de pain. Un sachet de soupe de l'année passée, préparée sur la gazinière exhale son fumet agréable. L'omelette aux fines herbes commence à grésiller dans la poêle. Il reste aussi du café et des biscuits un peu mous pour le dessert. L'eau est fraîche, la vieille maison sent bon, le carillon égrène les heures et voilà que nous nous installons pour quatre semaines d'oisiveté programmée. Nous retrouvons avec bonheur la vieille radio qui nous guette de son œil vert. Tellement vieux que l'on s'attend à tous moments à entendre ces paroles mythiques : « Ici Londres… Les Français parlent aux Français… », accompagnées du drelin-drelin* de brouillage des forces d'occupation allemandes de 1940. Ici le ton est différent. Les nouvelles nous parviennent comme enrubannées de suissitude. Le commentateur à la voix si particulière nous parle du monde vu depuis la Suisse. Comme tout semble placide à nos oreilles parisiennes ! Au-dehors les dindons lancent des glouglous crépusculaires. Au loin les sonnailles nous rappellent que la traite des vaches est achevée. Un cheval henni dans un pré de l'autre côté de la route. Il faut encore faire les lits. Derniers regards aux rayons d'un soleil rougeâtre inondant de feu le mont de l'autre côté de la vallée. Et puis la nuit qui peu à peu s'installe, prend possession des choses et disperse son calme et son apaisement sur le village. Neuchâtel flamboie encore, le vallon sombre dans la pénombre roborative. Dombresson s'assoupit. La maison est restée longtemps vide. Nous allumons un bon feu de pommes de pin. Le fourneau de faïence ronronne et l'on perçoit déjà sa chaleur. L'air sent bon le sapin brûlé. Les joues commencent à chauffer alors que les pieds restent froids. La radio diffuse un programme de musique classique. Les vieilles revues surannées ressortent du tiroir odorant de la table de la salle à manger. Les doubles rideaux de velours vert nous protègent du froid de la rue. De temps en temps, soulevant un coin de tissu je jette un regard au dehors. La clarté du réverbère placé devant la maison inonde le jardin d'une lumière crue. Tout est calme et sans bruit. Plus de péniches, de camions bruyants, de pétarades de motocyclettes. Le paradis annoncé est là.

 

L'ampoule de la lampe à suspension clignote de temps en temps. L'installation est ancienne et pas très stable. Je lis, assis dans le vieux canapé de velours marron aux ressorts avachis. Un bruit de l'autre côté de la porte trahit la venue de quelqu'un. Deux personnages, la mine réjouie pénètrent dans la Stube*. Mon oncle facétieux et ma tante tout sourire et rire jovial viennent nous souhaiter la bienvenue. Les gâteaux et pâtisseries viennent égayer la soirée. Le thé vite préparé nous réchauffe agréablement. Nous passons la soirée à discuter longuement, les paupières deviennent lourdes puis, la fatigue se faisant sentir nous nous souhaitons une bonne nuit.

 

Pour rejoindre les pièces du haut, il faut sortir de la maison et emprunter un escalier de bois protégé par une galerie accolée à la façade. Nous retrouvons le froid du dehors. Nos paroles se transforment en vapeur légère. Mon père referme l'antique porte de l'escalier. Nous allons pouvoir bientôt nous glisser sous les édredons épais comme des nuages. Paris est loin. Les chambres sont fraîches mais tellement accueillantes. Bientôt les lampes s'éteignent. Ma petite radio de poche fonctionne en sourdine à côté de moi. Je prends connaissance des dernières nouvelles puis, ma nuit se peuple peu à peu de rêves que le matin viendra effacer. Les étoiles clignotent dans le ciel clair. Les vaches broutent le pré au gré de leurs cloches qui tintinnabulent. J'ai encore à l'oreille le bruit scandé par les roues du train. Un dernier sursaut me réveille. On entend les petites souris qui courent dans les parois de bois, une chouette qui hulule dans les grands arbres du parc de l'église. Puis la nuit m'enveloppe. Tout est calme, je vole !

 

 

         Une volée de cloches, un rayon de soleil filtrant entre les rideaux, les vaches qui courent dans le pré, les dindons, le trolleybus qui reprend de la vitesse en bas de la rue, un cavalier qui monte la côte des Vieux-Prés*. Ah ! oui, nous sommes à la maison de Grand-Mère. Vite je saute à bas du lit haut sur pattes, j'ouvre un placard de la chambre, j'inhale une grande bouffée de naphtaline s'échappant d'un trousseau de vieilles dentelles. Ah, je me sens bien ! Les rideaux tirés laissent entrer le soleil goulûment par la fenêtre ouverte. Les arbres se sont remplis du chant des oiseaux. Le vieux peintre a ouvert les portes de son atelier qui sert aussi de remise à un antique corbillard hippomobile. La pipe au coin de la bouche, il goûte les premiers rayons du soleil qui viennent réchauffer les murs de la petite construction au toit pointu.

Accoudé sur le profond appui de fenêtre, je savoure la douceur de l'air de cette belle journée. Il me tarde de repartir à la découverte de la maison. C'est chaque année une nouvelle aventure que l'expérience de la vie me fait appréhender toujours différemment. Mes souvenirs sont-ils intacts ? L'immobilité des objets semble prédestinée.  Il est parfois rassurant de constater l'immuabilité de certaines choses. La pensée et les sentiments sustentent nos souvenirs et font revivre des témoins d'un lointain passé.

 

         L'odeur du café frais parvient par effluves à mes narines gourmandes. Je quitte la chambre baignée de lumière. La porte s'ouvre sur le grand vestibule plongé dans l'obscurité. Les murs épais protègent des ardeurs du soleil. Mes yeux abreuvés de clarté ne distinguent encore rien dans la pénombre. Peu à peu, comme par petites touches fugitives, évanescents et diaphanes les contours des choses se révèlent à ma vue. Je fais un pas en avant. Les larges dalles bossues sont froides sous mes pieds. Devant moi, souligné d'un rai de lumière venu de la chambre, je devine la forme de l'évier taillé dans un seul bloc de pierre. J'éprouve le soudain désir de me désaltérer d'une bonne gorgée d'eau fraîche. Le robinet de cuivre fiché dans le mur laisse couler un fluide argenté clair et transparent. L'eau me glace les dents. Je sens le liquide me geler l'œsophage. La source qui alimente la maison en eau se trouve très haut, cachée dans la forêt. Elle coule constamment à basse température. Le liquide pur et cristallin me réveille. En relevant la tête, mon regard est attiré au travers de la fenêtre donnant sur le corridor. Un paysage idyllique s'illumine devant mes yeux émerveillés. Au- delà du vestibule, la galerie longeant la maison s'ouvre sur une fenêtre se découpant dans l'ombre des planches vernies. Comme un Renoir, les vitres s'ouvrent sur le tableau champêtre de la petite cabane servant de remise pour le bois, plantée au milieu d'un minuscule pâturage d'herbacées ou croissent des fleurs sauvages. Un prunier promène, comme une tâche rouge foncé, sa silhouette qui se brise sur les lichens de la falaise contre laquelle s'adosse la maison. Dans les anfractuosités de l'escarpement de granit, de larges plantes grasses aux feuilles pourpre sombre s'agrippent aux roches saillantes. La route qui monte à l'alpage resplendit de soleil et semble se perdre au plus profond du bois au-delà d'un virage. Je ferme les yeux,… je hume le parfum subtil des baies sauvages se mêlant aux émanations de sève des grands épicéas dégringolant jusqu'en bas de la colline, presque au pied de la bâtisse. Le crottin laissé par un cheval forme de petites tâches sombres sur le gris marbré des rafistolages de l'asphalte de la route. Les montagnes vers Neuchâtel disparaissent dans une vapeur bleutée. En bas, j'entends des voix. Je suis de nouveau le dernier. Je déjeunerai lentement comme à l'accoutumée, sur le profond rebord de la fenêtre, d'un bol de café fumant et d'un gros morceau de taillaule* toute fraîche, dégustant chaque bouchée en écoutant le lent tic-tac de la pendule au salon, tout en savourant ce début d'une longue journée de désœuvrement.

 

         Les abeilles vibrionnent autour de la fenêtre ouverte. Les vieux poiriers en espalier les attirent. Je m'amuse à observer leur vol en apparence irrégulier. En vérité le bal est mené de main de maître. Tacitement, elles viennent tour à tour butiner en un ballet bien ordonné le suc s'échappant des blessures infligées par les oiseaux aux fruits presque mûrs. Le temple en contrebas résonne des voix dominicales des fidèles entonnant en chœur un chant liturgique. J'écoute avec un ravissement mythique ces voix qui me parviennent en ondes fugaces emportées par le souffle léger de la brise. Je reste encore quelques instants à rêvasser et à me complaire dans cette inaction divine, goûtant avec jouissance chaque sonorité, chaque fragrance, chaque frémissement de l'air. J'y associe une couleur, un état d'âme, une pensée. Tel un peintre élaborant son tableau, je façonne par petites touches délicates l'ébauche de cette journée dans la douceur de pouvoir identifier ce lien ténu qui me rattache à chaque être, ou à chaque chose si infiniment petite que les autres ne perçoivent pas toujours, et qui symbolise pour moi le trait d'union avec la vie. Je ne vis pas, je plane, je suis en lévitation. Tout à l'heure j'irai jouer de l'harmonica dans la forêt ou à l'orée du bois, là-haut tout seul sur le Banc Saint-Pierre* d'où l'on domine tout le village.

 

         Je sors par la cuisine. Je parcours les quelques mètres menant à la montée d'escalier à l'ombre des parois de bois de la galerie. Le haut des planches rugueuses et disjointes par le soleil craquent en se dilatant sous la chaleur déjà intense de la matinée. Les chants me parviennent encore plus proches et plus puissants, montent en ampleur, se propagent au-dehors du temple pour finir en une apothéose lancée par des voix en symbiose totale. Le culte prend fin. La matinée est plus avancée que je ne le pensais.

 

         Le gant de toilette glacé me fige le visage. J'abrège mes ablutions. Cette eau est décidément trop froide. Les cloches se mettent à sonner à toute volée. Je meurs d'envie de monter au grenier, de me rendre sans bruit dans cette grande pièce vide toute lambrissée de bois aux tons de miel foncé du sol au plafond en passant par les murs et, que l'on appelle l'atelier ou la chambre haute. Pourquoi l'atelier ? Dans le canton, il était de coutume que chaque maison possédât une pièce particulière, en général bien éclairée et chauffée pour effectuer des travaux de précision. L'horlogerie constituait l'essentiel de cette production artisanale destinée aux petites fabriques disséminées dans tout le canton, regroupée dans les locaux d'une grande fabrique de Fontainemelon. Mais on y retrouve aussi des œuvres d'artisans sachant mettre à profit leur dextérité de micromécaniciens au service du travail de précision du bois. Une impressionnante palette de petits jouets tournés sur un tour d'horloger, façonnés avec une extrême finesse sortent de ces usines improvisées. On savait y découper les planchettes de boîtes de cigares pour les transformer en chalet miniature ou en minuscules animaux ou objets de poupées.

         Allez !, d'ailleurs il est trop tard pour se rendre au Banc Saint-Pierre*. Je tourne l'antique commutateur ressemblant à un bouton de gazinière. Une chiche lumière orangée dessine à peine les arêtes de l'escalier raide comme une échelle que l'on gravit en se tenant à une corde tressée comme un fouet et qui grimpe vers les sommets obscurs du galetas*. La trappe en haut des degrés abrupts à été enlevée depuis fort longtemps. On accède à cette pièce après un rétablissement acrobatique. Alors l'univers du passé enveloppe le visiteur. La soupente très haute accueille une nichée de moineaux curieux et bruyants.

Quelqu'animal, habituel hôte des bois, dérangé par mon intrusion s'enfuit sous un tas de bois. Voilà bien longtemps que personne n'est monté ! Toute une vie clandestine s'est installée là, profitant du calme de l'inoccupation des lieux. Silencieusement, je pousse plus avant mes investigations. Il fait sombre et je trébuche sur une bûche de bois mort. Un vieux banc de cocher de cabriolet est posé là sur un tas de rondins secs. Une hache est restée appuyée contre le mur de la cheminée comme si quelqu'un venait tout juste d'interrompre son ouvrage. Il me semble entendre le craquement du bois que l'on fend. Dans un vieux landau, une poupée de chiffon dort pour l'éternité. Un sourire ému me vient à l'évocation du souvenir de nos facéties de garnements. Il y a bien longtemps nous avions échafaudé le projet de lui faire dévaler les interminables escaliers reliant le haut du village à l'Hôtel de Commune situé en contrebas. J'ai même souvenance de l'idée saugrenue que je puisse servir de pilote à ce bolide improvisé. Heureusement il n'en fut rien. Quelque sermon assortit d'une punition nous fit probablement remiser cet attelage dans le grenier.

 

         A gauche, au-delà de la porte à guichet, s'élance un pont de bois de quelques mètres, vermoulu, et instable, reliant le grenier et le sentier taillé dans la roche où la forêt s'agrippe derrière la maison. Sur le côté, protégé par un des pans du large toit, se cache un petit appentis coincé entre maison et rocher. Il servait de remise à fendre le bois tout en offrant un abri contre la pluie ou la neige abondante en hiver. Un billot de sapin achève de se pétrifier dans l'oubli du temps.

 

         Dans l'obscurité du grenier je distingue un vieux panier d'osier abandonné, encore rempli de bûches coupées. La lampe à abat-jour de fer émaillé diffuse peu de lumière. Je cherche la clef toujours posée sur une poutre de la charpente. Elle est énorme, lourde et rouillée. Elle tourne en grinçant dans la serrure parée de fer forgé. Je pousse la porte. Aussitôt je perçois la bonne odeur de vieux bois et de térébenthine se dégageant des parois noyées de soleil. La pièce me parait immense et vide. Le plancher grince sous mes pas. Je remarque que quelqu'un a monté une table et placé quelques chaises autour. Une petite lampe de chevet posée dessus alloue un caractère charmant et intime à l'ensemble. L'endroit idéal pour venir dessiner ou lire pendant les jours de pluie ! Je découvre par hasard des cagnards* cachés dans les lambris sous la pente du toit. Un loquet de bois dissimulé dans une moulure permet d'accéder à ces merveilleux petits cabinets où, bien sûr, on ne peut se tenir debout mais, qui offrent une place non négligeable de rangements divers. Je déniche une vieille cithare à laquelle il manque plusieurs cordes, une pendule de parquet toute démontée et tout un petit monde de jouets de bois oubliés là par des enfants devenus grands. Je m'amuse avec une toupie, faisant valser des billes de bois dans une vasque de sapin poli et percé de petites encoches de couleurs, marquées de points allant de dix à cent. Des portraits dessinés au fusain apparaissent dans des cadres poussiéreux ; des hommes, des femmes, des soldats…des gens inconnus ou que je ne reconnais pas… Je déchiffre des dates qui expriment l'histoire des siècles passés 1875, 1902. 

 

         Du haut de ce point de vue on découvre toute l'étendue de la vallée, la maison étant située en haut du village. Je reste ainsi des heures à contempler le panorama grandiose des forêts sombres, écrasées de soleil. De temps en temps un air de musique me trotte par la tête. Je m'empresse alors de le jouer à l'harmonica pour ne pas en oublier les accords et allonger la liste de mes morceaux préférés. Je m'embarque peu à peu dans une ritournelle folklorique qui se transforme en polka animée. Les fenêtres sont ouvertes. Au passage je capte le regard étonné et scrutateur de quelques retardataires quittant le rituel de l'apéritif du Café des Chasseurs après la messe. Les plus vieux s'arrêtent un instant sur le petit muret qui longe la pâture et retrouvent, la larme à l'œil, les airs des petits bals communaux de leur jeunesse. Ah, le petit muret et sa rigole menant au regard* de déversement d'eaux de pluies ! C'est dans cette même rigole qu'un jour mon frère et moi avions décidés d'utiliser la déclivité pour démontrer nos notions de physique. Plus un objet descend et plus sa vitesse augmente ! Je vois encore la roue de vélo dévaler la pente et, après avoir été projetée en l'air par les grilles de la bouche d'égout, se transformer en astéroïde traversant la route du village pour finir son périple dans un tas de fumier en bas de la côte.

 

         L'évocation de se souvenir explose comme une bulle de savon. Je m'applique alors à donner à mon public improvisé un aperçu de mes qualités de musicien autodidacte. Une petite java leur révèle mon origine parisienne. J'entends un ancien dire : « Ça doit être le fils du Marcel ! … Mais si, le p'tit dernier de son deuxième mariage ! »

Je me laisse entraîner par mon élan et bientôt toutes les anciennes ritournelles du bon vieux Paris, d'Un gamin d'Paris à Sous les Ponts de Paris en passant par Le temps des poètes et le Temps des cerises, s'enchaînent en un pot pourri impromptu. Mon inspiration est décuplée par la beauté des lieux et la sérénité d'âme que confèrent les vacances. J'achève mon récital par un Ce n'est qu'un au revoir dont les paroles sont tirées du psaume Plus près de toi mon Dieu. Alors, reposés, les promeneurs reprennent leur chemin en fredonnant quelques refrains anciens.

         L'heure du déjeuner carillonne au clocher de la vieille église. Je quitte presque à regret ce lieu de paix et de joie. Je referme la porte et redescends les marches à reculons à cause de leur trop grande déclivité.

         Un exquis fumet de saucisse paysanne m'accueille au bas de l'escalier de la galerie. Les fougères du petit jardin, la tête basse, semblent abattues de chaleur. La fraîcheur du soir leur redonnera vie. Les abeilles bourdonnent joyeusement dans le prunier. Les petits chalets miniatures fabriqués par mon oncle donnent l'illusion parfaite de la haute montagne. Même les ours découpés dans des petits blocs de sapin paraissent authentiques, criants de vérité, agrippés comme ils le sont à leur caillou.

 

         Le déjeuner sert de prétexte à un projet de promenade vers les Vieux Prés. Peut-être pousserons-nous jusqu'au café d'alpage de Pertuis en passant par les gorges si romantiques où nous n'oublierons pas de tremper les bras dans l'eau de la fontaine ferrugineuse ? Puis, quand les rayons du soleil déclinant saupoudreront les sapins de poussière d'or, nous reprendrons la route parsemée de fins graviers roulant sous les semelles. Dans la fraîcheur du soir, nous déposerons nos sacs alourdis par la fatigue puis, avant de dîner, je partirai à la découverte de quelque placard oublié, révélé selon l'heure par un inconnu et soudain rayon de soleil au déclin. Les chambres offrent cette mine de trésors cachés ou enfouis dans l'oubli.

 

         A la fin du repas, lorsque toute la maison semble assoupie, je me glisse dans l'arrière cuisine toujours baignée de la fraîcheur accentuée par les murs peints en gris bleu. C'est le sérail, le temple, le Taj-Mahal de la bonne chère, de la gourmandise d'antan.

         Sur la table garnie de légumes frais et de confitures, c'est là que, enfant, je venais voler des parts de tartes aux groseilles. Ah ! Quel souvenir ces gâteaux confectionnés avec les baies rouges du jardin par Maître Gander, le boulanger d'en bas ! Quel régal de glisser sur la langue ce tapis de mousse blanche, douce et craquante à la fois, de croquer, puis de laisser fondre lentement la meringue sucrée et les baies acidulées en une symphonie de douceur infinie, de répéter le péché à plusieurs reprises pour enfin mordre à pleines dents le reste de gâteau, avec volupté, presque sans reprendre sa respiration pour mieux jouir de tous les parfums délicats de cette pâtisserie. Tout cela accompagné d'un verre d'Adelbodner à la framboise.

 

         Dans ma rêverie, mes pas me dirigent vers l'étage de la maison.

En haut de l'escalier, un étroit passage dérobé dans l'alignement de la galerie conduit au-dessus du palier d'entrée par un couloir exigu de planches odorantes et aboutit à une petite pièce, plutôt un réduit, percé d'une minuscule fenêtre ouverte sur le village.

A la fin de l'été, mon oncle y remise sa récolte de foin destinée au fourrage des lapins. C'est là, que dans notre enfance polissonne, mon frère et moi, par la fenêtre ouverte sur le village, nous haranguions la foule en criant à tue tête des chansons ou des plaisanteries de gamins en utilisant un vieux pavillon de phonographe en guise de mégaphone. Mon père après avoir souri de nos facéties venait y mettre bon ordre, alors nous nous réfugiions dans l'atelier ou à la forêt.

 

 

         Poussant d'abord la porte de la petite chambre réservée à notre cousine habitant la ville frontière avec la France, là-haut en Suisse alémanique, je m'arrête un instant pour réhabituer mes yeux à la pénombre baignant le côté Est de la maison. La pièce, petite et boisée, a conservé ce charme d'antan. Les lits très hauts possèdent encore leur entourage de bois façonné de structures champêtres sculptées au ciseau à bois. Les tableaux confèrent à l'ensemble cette atmosphère surannée qui fait tout le charme de la vénérable demeure.

 

         Je me réserve la vision de la grande chambre pour le soir, comme la fraise d'un gâteau que l'on se garde pour la fin, pour la dernière bouchée, celle que l'on veut savourer pour en apprécier toute la saveur exquise. J'y reviendrai lorsque la lampe à suspension de céramique, allumée, dessinera son rond de lumière jaune sur la lourde nappe de velours prune, épaisse comme un tapis. En levant les yeux je guetterai les éclats émeraude des perles de verroteries décorant l'abat-jour d'opaline blanche. Le reste de la pièce, trop grande, restera plongé dans une douce pénombre à peine effleurée par le rayon de lumière très bas au-dessus de la table. Dans un coin se devinera, encastré dans le mur, le poêle rond que l'on charge par une porte de fonte avec le bois et les pommes de pin que l'on sèche dans un tiroir isolé au-dessus du foyer pour une meilleure combustion.

 

         Je ferme les yeux sur hier, demain dans mon souvenir ces images revivront ravivées par la fuite infernale des ans qui passent.

 

         Dans le tiroir de la coiffeuse au miroir piqué j'ai même retrouvé des galons de tissus ayant appartenus à un sergent de l'armée des Etats-Unis pendant la guerre de 1940. Que faisaient là ces reliques d'une guerre que la Suisse, atypique et décalée dans l'histoire, n'avait vécu qu'en marge de la folie du monde ? Ce n'est que plus tard que je retrouvai la trace d'un ancêtre, Charles August, né à Moody dans le Dakota du sud qui participa à ce conflit. Peut-être est-il passé par la Suisse à la recherche de ces racines ?

         Je me remémore les récits de ma Grand-Mère, humaniste et altruiste qui, parlant de ses souvenirs de la grande guerre, nous faisait frémir au son de la Grosse-Bertha*, tonnant là-bas, au-dessus de la Tchaux*. « Boum…boum ! », faisait-elle alors en balançant sa vieille main toute ridée, encore bouleversée par le souvenir de la détresse des peuples. Elle avait connu par ouïe dire l'entrée des Bourbakis* aux Verrières en 1871. Puis elle enchaînait sur le sort des soldats internés de 1916. Elle allait alors chercher ce livre que je conserve maintenant précieusement, relatant la vie des Internés Français dans l'Oberland Bernois, un merveilleux ouvrage préfacé par Isabelle Kaiser, édité à Meiringen. Un petit recueil de souvenirs qui souligne l'humanisme des peuples, plus particulièrement de la Suisse à une époque où, valeurs humaines et magnanimité faisaient l'apanage de ce pays refuge au milieu d'une Europe ensanglantée par l'avidité de certains.

Mon Dieu, mon Helvétie ! Comme tes hommes ont changé ! Puisses-tu leur pardonner. Culture, humanisme, altruisme, abnégation, partage, dévouement, amour et liberté, tous ces mots aujourd'hui chassés du vocabulaire des hommes  se noient dans les larmes que m'arrache la cruelle évidence de la vie actuelle.

         Lorsque je relis ces phrases emblématiques soulignées par Archambault dans son épître à la paix: « Les habitants de l'Oberland ont ouvert leur cœur aux internés, Aimez-vous les uns les autres. Aimez votre prochain comme vous-mêmes pour l'amour de moi », je ressens toute l'amertume de la violence, de l'intolérance, de l'irrespect qui règne aujourd'hui au cœur des hommes. Je pleure cette humanité déchue par trop d'inculture. Bien sûr il fut une époque où les peuples se sont déchirés, haïs, exterminés, entretués. Avaient-ils le choix ? Hier comme aujourd'hui chacun à au moins une fois l'opportunité de dire non. Toute forme d'embrigadement servile lié à une cause misanthrope revêt à mes yeux le plus vil et le plus méprisable comportement de la race humaine.

 

         A pas feutrés, je regagne le vestibule baigné de l'or du couchant. J'ouvre quelques placards, comme ça au hasard. Je ne cherche rien, ou plutôt si, je recherche les senteurs du passé. Je voyage à l'envers dans le temps, vers des époques lointaines, comme marquées par la brume de l'oubli que quelques témoins font ressurgir dans un nuage de poussière sous la forme de vieux godillots ou d'appareils photographiques à plaques de verre photosensibles. Avec du papier réactif à la lumière je confectionne un herbier de silhouettes fugitives que la lumière, faute de fixatif, aura tôt fait d'estomper dans la sépia de jadis.

 

         Le soir tombant, l'humidité des derniers jours de pluie ressurgit dans les pièces du bas. En passant par la cuisine où cuisent les röstis*, je hume le fumet de la bonne cuisine simple et vigoureuse de la montagne. Je propose d'allumer le feu dans la salamandre de carreaux de faïence verte. L'ordonnance des pièces est telle que le poêle à tout naturellement pris place dans une cloison séparant la chambre à coucher du bas avec la salle à manger. On le charge par cette chambre toute désuète où trône un grand lit à coffrage de bois sombre. Les murs peints en gris sont agrémentés de hautes peintures  montées dans des cadres étroits à fioritures rococo. L'une d'elle décrit un instantané : un garnement en train de se faire mordre par un chien pendant qu'il tente d'escalader un mur.  L'autre présente une scène bucolique assez osée. J'en déduis qu'elle exprime la parabole du démon de minuit symbolisé par une femme aux formes plantureuses, alanguie sous un sapin au bord d'un étang, consentant à se laisser séduire par un cygne. Rêve chimérique de l'âge qui s'enfuit !

Sur l'appui de fenêtre un bouquet de graminées des champs posé sur un napperon de dentelle achève de sécher dans un haut vase de verre transparent. Un étroit buffet où l'on range maintenant le linge condamne la porte donnant sur l'arrière cuisine.

         J'ouvre la porte du sèche-bois et j'enfourne quelques pives odorantes dans le petit foyer de pierres réfractaires. A peine j'approche l'allumette que déjà de petites flammèches courent sur le pourtour des écailles de bois. Une lueur rouge s'élève doucement des pives sèches. L'odeur de sapin grillé emplit la pièce. Je reste encore quelques secondes à contempler les flammes qui lèchent la voûte supérieure du foyer jusqu'à ce que la chaleur dégagée par le brasier me sorte de ma torpeur contemplative et m'oblige à refermer le guichet de fonte.

 

         Je quitte la pièce baignée d'une douce tiédeur odorante. Je sors. Je m'assois sur le petit muret séparant la route de la prairie plongeant vers le village. Je contemple encore ce fabuleux coucher de soleil qui embrase toute la vallée. Je regarde la maison fière et hautaine en haut de ce village paisible. Au clocher, il sonne dix-neuf heures. Après le dîner nous irons observer le ciel jusqu'à ce que les premières étoiles s'allument au firmament, nous compterons les étoiles filantes, peut-être verrons-nous le Spoutnik* lancé par les Russes ? Et puis le premier jour tirera sa révérence dans le silence rassurant de la maison de Grand-Mère.

 

 

FIN

© by Peter-Oroy 2006


*Drelin-drelin : Onomatopée rappelant le bruit d'un jouet d'enfant en forme de boîte à musique animée par une manivelle.

*Stube : Chambre en dialecte.

*Les Vieux-Prés : Nom d'un lieu d'alpage           

*Taillaule : Brioche typique du canton de Neuchâtel

*Banc-Saint-Pierre : Point de vue au-dessus du village de Villiers

*Galetas : Mot détourné du français et qui signifie plus, pièce servant de remise, que logement sordide.

*Cagnards : Patois : placards

*Regard : Bouche de déversement des eaux de pluie.

*Grosse Bertha : Canon de l'armée allemande de la guerre de 1914. Prénom de la fille de l'industriel allemand Krupp.

*La Tchaux : surnom donné à La-Chaux-de-Fonds

*Bourbakis : Soldats de l'armée de l'Est décimés et refoulés par les Prussiens en 1871.

*Rösti : Plat de pommes de terre râpées et rissolées (à l'origine) dans le saindoux.

*Pives : Pommes de pins. (Patois neuchâtelois)

*Spoutnik : Nom donné aux trois premiers satellites artificiels soviétiques.

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