la maison * extrait*

waxette

7

La plaine est déserte.

Les arbres parsemés à travers les champs de blé et de lavandes commencent à allonger leurs ombres sur la terre rouge et poussiéreuse. Le vieux est à trois pas de sa vielle Diane cabossée échouée sur le bord du chemin. Il fournit sa pipe précautionneusement, avec l’agilité de l’habitude, levant régulièrement son regard vers la barre sombre qui se détache sur l’horizon à quelques centaines de mètres devant lui. D’ici, elle ressemble à ces maisons qu’ont fait construire les services sociaux, toutes identiques, serrées les unes contres les autres avec leurs petits jardins clôturés. Sauf qu’aucune lumière ne filtre à travers les volets. Pas la moindre lueur sinon les reflets des rayons de soleil un peu rouges, là où les volets ont été arrachés par le vent ou détériorés par le temps. Il y a des années de cela, de nombreuses années, les volets étaient peints, les façades claires, et partout autour de l’alignement de maisons remuait une fourmilière active. Le seul mouvement perceptible aujourd’hui est celui des vagues que crée le vent dans les hautes herbes, les seuls bruits le chuintement du blé, et, moins fort en cette fin de soirée, le bourdonnement sourd des abeilles tout autour des cubes blancs disposées en contrebas des baragnes. Rien à des kilomètres alentour.

Le vieux a fait de mauvais rêves, ces dernières semaines. Il s’est souvent levé la tête lourde, l’estomac embrouillé, les journées se traînant en longueur, accumulation d’heures inutiles, vides. Des heures de gamberge intensive, assis sur un banc de la promenade - toujours le même : l’avant dernier, devant les terrains de pétanque- les deux mains appuyée sur sa canne, rendue nécessaire par le changement de temps qui réveillait la rouille accumulée dans ses articulations. Et il restait là une bonne partie de ses après midi, les yeux fixés sur le goudron granuleux,  à ressasser des souvenirs, sa jeunesse, son enfance, les jeux sur la plaine avec Joseph, Paul et Claire, les travaux dans les champs qu’ils se partageaient, les yeux de Claire, son sourire à huit ans, puis à dix huit… Du petit déjeuner expédié - un simple café, son ventre n’aurai rien pu accepter de plus- à l’après-midi passée à jouer au rami chez les Armand, au village, cette journée là était passée plus rapidement que les autres, et Darius savait que cela tenait à la décision qu’il avait prise. Ce soir, au lieu de se rendre au bar comme d’habitude, la vielle diane l’emmènerait sur les chemins caillouteux de la plaine.

Voilà plusieurs semaines qu’il va mal. Depuis que son petit-fils lui a dit qu’il avait enfin vendu la maison. Et ce matin, au réveil, il a décidé que cela devait cesser. Il ne sait pas vraiment ce qu’il cherchera, des souvenirs, une exorcisation, peut être, de ce passé qui est revenu hanter ses nuits et emplir ses journées. Vers six heures, il s’est garé sous l’arbre qui marque le croisement des chemins de terre, pour la regarder de loin. Depuis des années, il est  repassé bien des fois sur ce chemin, devant la maison, même, mais, il s’en rend compte ce soir, jamais il ne l’a regardée - observée -, comme ce soir. Il ne détournait pas le regard, non, mais il ne la regardait pas, voilà tout.

Il s’apprête à monter dans la voiture quand il voit un nuage de poussière s’approcher de la baraque par le chemin sud, le plus court depuis la route du village, qu’il a soigneusement évité de prendre tout à l’heure pour passer inaperçu. La voiture s’arrête derrière la maison, dans la cour que son poste d’observation ne lui permet pas de voir, mais une silhouette apparaît bientôt sur le côté de la maison, en fait le tour, lentement, et même s’il est bien trop loin pour distinguer quoi que ce soit, il devine la femme qui observe la maison de l’extérieur, s’arrêtant, repartant, les yeux levés sur la façade, sur les volets qu’elle a fait remplacer, les gouttières, les bordures de toitures… Lorsque enfin la voiture rouge quitte la maison, le vieux se cale sur le cuir usé de son siège, et prend le chemin sur sa droite, vers la barre qui s’assombrit de plus en plus dans la nuit qui tombe lentement.

 Il s’arrête devant l’entrée, sans pénétrer dans la cour. La bâtisse fait front. Elle n’a rien de changé, les volets neufs et les tuiles remplacées le ramènent à une époque où le temps passait si lentement qu’il semblait même ne pas exister, les jours succédant aux jours, aussi naturellement, aussi instinctivement perçus que par un animal. Il est descendu de la voiture et approche de la maison par la cour, pensivement, lentement, laissant dans les herbes un sillon léger, les yeux portés par ses pensée lourdes de souvenirs, parcourant les façades successives. Il a perdu du temps, retardé par la visite imprévue de la femme, et il est contrarié de faire son petit tour, comme il l’appelle intérieurement, alors que le soleil disparaît. Superstition, se dit-il.  Il s’est avancé jusque devant la première maison de l’alignement, la plus grande. Son regard la scrute, de la marche de pierre de la porte d’entrée jusqu’au pignon. Ce ne sont que des pierres, imbécile, et les pierres ne parlent pas. Les pierres sont des pierres, et rien de plus…Il reste un long moment planté là, pris d’un léger vertige face à la masse inerte qui lui fait face. C’est un pèlerinage, je fais un pèlerinage, c’est tout… et il se met à longer les façades, traçant son propre chemin dans l’herbe emmêlée, les yeux toujours fixés sur les pierres encastrées du mur, comme on scruterait la maison de son enfance, jamais revue.

Et pendant qu’il les longe, ses yeux s’arrêtent, presque surpris, sur deux pointes de métal courbés vers le ciel.  Deux crochets métalliques bâtis dans le  mur à hauteur d’homme, espacés d’exactement quatre-vingt quinze centimètres.

Il s’en souvient.

Il secoue la tête, serrait-il possible… Et pour quelle raison n’y seraient-ils plus ?

Il s’est retourné brusquement et fixe le sol derrière lui. Là, à deux mètres cinquante du mur, un genou posé un peu trop prestement à terre, il fourrage dans les herbes enchevêtrées.

Il est toujours là.

Relié solidement par la chaîne au rocher si profondément enfoui dans le sol, l’anneau est encore là.

Des rires d’enfants, des exclamations, le claquement du vent dans la toile tendue, « Paul ! Paul… »

Le vieux relève la tête d’un coup, comme si on l’avait frappé. L’appel se relance, comme porté par un écho tout proche : « Paul ! Paul… ».

Rien à droite, rien à gauche. Le tour complet de sa tête ne lui permet d’apercevoir que la cour déserte et les murs aveugles de la maison aux volets fermés. Qu’est ce que c’est, bon sang, que…

« Paul ! Attends moi… »

Darius chavire. Claire, ses jolis yeux bleus malicieux, ses cheveux blonds et fins, les bouclettes sauvages qui s’échappaient de ses tresses. Claire et sa petite bouche en cœur, ses fossettes. Son rire…

«  mais attends moi-heuh… »

Il s’est relevé avec une étonnante vivacité, et il s’essouffle un peu plus en tentant de courir, traversant précipitamment la cour vers la sortie, vers sa voiture, fendant l’herbe imprudemment, trébuchant sur les pierres qu’elle dissimule, la tocante emballée dans sa poitrine, dans un roulement de battements frénétiques.

Enfin, le refuge. Il se retourne, acculé à la portière de sa voiture, collé, écrasé sur la tolle. Ne pas tourner le dos… Bon sang, à son âge, être aussi stupide… Mais la voix semblait si réelle, et le bruit du vent qui malmenait le drap, au-dessus de sa tête… Pauvre vieux fou, arriver à presque quatre-vingt-dix ans pour piquer un sprint au milieu des herbes et des cailloux. Il secoue la tête et ouvre la portière, s’asseyant lourdement sur le siège. De longues minutes lui sont nécessaires pour reprendre son souffle, et sa main tâte la boursouflure rassurante du tube en plastique dans la poche de sa chemise. Il n’hésite pas longtemps avant de l’en sortir et de prendre un comprimé.

Le rire et l’appel résonnent encore dans sa tête.

L’étreinte passionnée de la crise se relâche un peu, laissant passer l’air, atténuant la douleur dans le bras.  Il tourne à fond la clé du démarreur, qui se fait prier, relançant brièvement son inquiétude. Ce ne sont pas vraiment le moment et le lieu pour tomber en panne. Il démarre enfin, soulagé, en grommelant.

- Vieux con.

Signaler ce texte