La mélancolie du sac à main
Anouk Mathieu
Pour une fois je ne voulais pas commencer notre rencontre par étaler mes cuisses au vent de tes baisers et j'entamais donc un dialogue plus restrictif, une conversation banale entre gens de bonne compagnie. Moi dans l'eau, toi au bord à mi mollets, car tu trouvais l'eau gelée.
La méditerranée était un peu froide en cette fin d'après-midi, soit ! Mais le plaisir de la fluidité m'a redonné confiance, et je suis passée outre ta mauvaise humeur.
Puis nous sommes retournés à la cabane, manger, boire et discuter de toi.
Le sel me piquait l'épiderme, je décidais donc de te confier la superbe pirouette du soleil se couchant derrière les arbres, pour aller rincer ma peau sous une eau douce bien plus tempérée.
Tu es venu m'y rejoindre, en silence, alors que je n'avais encore rien demandé.
L'eau coulait sur mon corps. L'eau roulait sur mes replis intimes. Le visage sous l'averse, je tendais mon écorce aux roulis. La nuque et les seins se relayaient sous l'ondée.
Un filet de liquide parcourait mes épaules et mes pieds se sont recouverts. Je flottais littéralement dans la tiédeur. Je ne t'ai pas entendu arriver.
Au centre de moi-même, tu as planté une flèche.
Tu m'as prise dans tes bras, tes mains répartissaient la douceur de la bruine chaude.
Ma tête au creux de ton cou, je sentais ton dos s'arc-bouter.
La vague était douce, elle s'insinuait, se faisait lame de fond, retournait au rivage de tes regards sur moi.
J'aurais pu rester là des heures entières, m'insinuant à mon tour dans tes profondeurs, cherchant tes souffles échappés.
Dans l'élément onde, nous nous sommes répartis en deux corps qui se lissent l'un à l'autre.
Coupe de délice, je t'ai bu au goulot.
Puis nous sommes allés dormir.
Le lendemain, tu as claironné avoir mal dormi, évidemment. Tu avais eu mal au dos.
De plus, il n'y avait pas ta marque de jus de fruit préféré au petit déjeuner.
- Cette terrasse est trop au soleil le matin, le parasol est trop loin, t'as pas entendu de drôles de bruits dans la nuit ? Ah bon tu bois du thé ? Moi je déteste, tu ne veux pas me porter mon pull ? Mais c'est quoi ce bruit ?
Une série de petits agacements matinaux que tu enfilais comme des perles faisait grandir en moi l'idée que tu étais vraiment, mais vraiment, un triste sire. Par bribes, pas encore tout à fait bien installée, juste saupoudrée sur mon désir de toi, arrivait l'idée que tu es un être très, mais alors très, capricieux, finalement déprimé et à coup sûr déprimant, peine-à-jouir, monstrueusement égoïste, un rien pervers, autoritaire et calculateur.
Tu gâchais presque le paysage.
J'ai fumé cigarette sur cigarette pour supporter le flot de tes paroles :
Le boulot, ton ex-femme, tes enfants, tes collègues, ta moto, ton appartement, tes idées toutes faites, tu ne doutes de rien, jamais de toi-même, ni de l'agacement que tu peux produire sur les personnes malgré tout de bonne composition.
J'avais envie de silence, d'un baiser chaud et doux pour saluer la journée, de regarder la mer qui brille, de sentir l'air se réchauffer, de l'odeur du soleil sur les pins.
Je voulais redevenir apte au bonheur.
- Vas te faire cuire un œuf ! Voilà ce que j'ai lâché entre deux de tes monologues…
Tu as cru que je voulais des œufs brouillés, c'est dire si notre duo manquait d'harmonie.
J'ai appelé mes filles au téléphone. Elles étaient contentes. Elles jacassaient, se disputaient le combiné pour me parler, se marraient comme des bossues. J'ai eu droit à :
-Tu rentres quand ? Et tout à coup j'ai eu vraiment envie de te planter là.
Ce que j'ai fait, en prétextant une poussée de fièvre inquiétante chez la plus petite.
De toute façon tu devais y aller, tu avais rendez-vous avec une copine.
Et aujourd'hui, je continue de te dire « rejoins-moi ».
Tu connais cette plage, je t'y attends encore, le dos calé contre un tabouret pliant.
Les filles continuent de se baigner avec une joie qui me détend l'âme. Autour de moi, l'été est à sa place avec son flot de vacanciers.
Les femmes s'occupent des enfants, les hommes "siestent" sous le parasol. C'est terrible, mais je vois bien que du haut de la cuisse au genou, elles ont toutes la même graisse indélébile. Le gras leur pend ou leur pendra aux fesses. Les plus jeunes sont mieux épargnées, mais leur avenir dans le cholestérol paraît tout tracé. Quelques sirènes se sont égarées sur cette plage familiale. Dix-huit ans, vingt ans tout au plus, l'air arrogant.
Il y a cette femme, là près de moi, ronde, grosse et ferme, blonde et dorée à souhait.
Ses deux seins lourds sont offerts au soleil. Elle est belle, mûre comme un fruit, un grain de peau lisse et sûrement doux.
Les papas jouent avec les enfants dans l'eau, je t'éclabousse, je fais semblant de te noyer ...Les mamans, elles, donnent le goûter. Certains couples sont jeunes, les enfants sont petits, bébés ensablés avec tee-shirt et chapeau.
Le sable sur leur peau me fait grincer des dents.
Les petites guiboles s'agitent, les mains s'écartent, elles battent de l'aile comme des oiseaux mazoutés.
Le papa se baigne, la maman garde les petits, maman se baigne et papa reste près des petits, remet un chapeau jaune à bords volantés.
Les enfants sépareraient-ils les couples ? Chacun son tour ?
Je ne sais pas si je déteste ce spectacle ou si je les envie... Le soleil chauffe mes épaules arrondies où aucun baiser n'est aujourd'hui posé. Je regrette tes lèvres, je ferme les yeux sur un souvenir, sans avenir.
Il est clair que cet enfant a peur de l'eau. Il hurle sa terreur rendue en écho par une mer qui s'affale en boucles blanches à ses pieds. La maman me fait un sourire face aux cris désespérés de sa progéniture, comme pour s'excuser. On dirait qu'elle a peur que je la juge mauvaise mère.
Mes filles à moi sont des poissons, des naïades, des sirènes ! ... mais je compatis en lui rendant son sourire. Je vois au loin leurs maillots à pois se hisser au-dessus des perles transparentes qu'elles distribuent en s'élevant dans les airs, les bras s'agitant vers le bord. Je leur réponds en souriant.
Bon sang ! Ce gros là-bas roupille en slip « Mariner » et en ronflant ! La glacière en guise d'oreiller, le dos rougit par les rayons à pic qui débordent de son ombre sous parasol.
Certains se passent mutuellement de la crème solaire. On répand, on étale, on fait pschitt avec le tube, on prend parfois un plaisir visible au jeu de l'écran total, la main est plus lente. Ce soir apéro et câlins, voilà une écrevisse sur un plateau de fruits de mer.
D'autres se tartinent comme si leur vie en dépendait. Elles brillent, grasses et lumineuses. J'ai envie de leur secouer ma serviette dessus. La jalousie me brûle un peu. Elles sont légères et rieuses.
La star de la plage arrive. C'est son mari qui porte les nombreux sacs, les maillots de rechange, le parasol, le coussin pour la tête, celui pour les pieds. Elle se dandine sur ses talons hauts, ses bijoux plaqués or brillent au soleil. Certains hommes sont beaux. Les jeunes surtouts. J'ai envie de les voir nus.
J'aime les bruns, grands et longs comme des lianes. Ceux que l'on s'enroule autour de soi. Je dévisage le dos d'un pas plus de vingt ans qui joue au volley avec son copain blondinet, tous deux engloutis à mi-corps. J'aimerais me suspendre à ces lianes pour aller visiter la jungle. Toi Tarzan, Moi Jane. Ils s'affaissent sur leurs carrés d'éponges à deux mètres de moi. Je détourne les yeux.
Demi-tour de tête à droite puis à gauche.
Je t'appelle du dedans. Tu ne m'entends pas ou tu ne veux pas répondre ? Je te regarde en souvenir, tes yeux sont si profonds ... Si tu venais, tu reconnaîtrais mon sac à main rouge planté au milieu de cette divine comédie juilletiste. Je repense à cette phrase de Margueritte Duras : « Elle dit aussi que s'il n'y avait ni la mer ni l'amour personne n'écrirait des livres. »
Mais tu as dit c'est fini je ne viendrais plus même si tu me le demandes. Tu m'as déjà fait le coup du c'est fini, alors j'espère encore.
Si j'arrive à allumer ma cigarette du premier coup malgré le vent, tu vas venir. Au moins quinze tentatives, ratées.
A ma gauche, celle-là pourrait te plaire. Corps jeune et ordinairement beau, elle est brune. Tatouage sur le haut de la cuisse, piercing au nombril, l'air de vouloir en découdre.
J'ai l'air fin à boire au goulot avec ma bouteille d'eau dans mon sac isotherme estampillé Casanis, moi qui déteste l'alcool ! Non, tiens, sauf le champagne ! En fait, je suis faite pour être une poule de luxe, Cot cot cot !!!
Je tends la main vers les abricots qui ne sont pas assez murs, et j'ai sommeil.
Je crois que je vais prendre un chien pour me tenir compagnie.
Un chien, ça attend son maître.
Avec mes filles, on est allé se taper une grosse glace au café de la plage.
Tu n'aurais pas aimé, tu détestes l'été.
Merci ! J'ai lu vos textes (enfin une partie) ... c'est magnifiquement dit. Beaucoup aimé.
· Il y a environ 9 ans ·Anouk Mathieu
j'ai aimé,,, "Coupe de délice, je t'ai bu au goulot.",,superbe cette phrase,,,
· Il y a environ 9 ans ·Patrick Gonzalez